L’assassinat de l’intellectuel Lokman Slim : un symbole des maux dont souffre le Liban
Le 4 février dernier, l’intellectuel Lokman Slim est décédé dans le sud du Liban, abattu de cinq balles. Cet événement intervient alors que le pays traverse une crise politique et économique depuis bientôt un an et demi. Le magazine culturel Diacritik retrace dans un article biographique son parcours, rendant hommage à son engagement pour le Liban.
Né à Beyrouth au début des années 1960, Lokman Slim étudie la philosophie à Paris avant de revenir au Liban à la fin des années 1980. Intellectuel aux multiples casquettes, il a, tout au long de sa vie, œuvré pour son pays afin d’y préserver la démocratie et d’y installer la libre-pensée et le dialogue. Beaucoup analysent sa mort comme un assassinat politique.
Lokman Slim, un intellectuel au service de la nation libanaise
En 2004, Lokman Slim se lance dans l’œuvre de sa vie, le travail de mémoire sur la guerre civile libanaise. Ce conflit, marqué par les divisions religieuses a débuté en 1975 et dura près de 15 ans.
Aujourd’hui encore, ce conflit reste tabou. Les livres d’histoire des jeunes Libanais en sont un témoin évident puisqu’ils s’arrêtent à l’indépendance du pays en 1943. Ils occultent ainsi ce passage de l’histoire. En effet, ce passé reste très disputé par les 18 communautés religieuses du Liban, ayant des interprétations diverses des faits. Elles n’hésitent pas à en faire un usage politique. En créant UMAM Documentation & Research, Lokman Slim et sa femme, Monika Borgmann avaient pour objectif de rassembler les archives de la guerre civile. Cela devait permettre une discussion apaisée sur le passé du Liban et de « baliser le chemin de la réconciliation ».
Ce travail de mémoire parait indispensable pour le Liban quand on sait l’importance de l’histoire dans la construction d’une nation. Après une dizaine d’années de travail, le couple a rassemblé et numérisé des milliers d’archives (journaux, magazines, livres, films…). Ils ont ainsi posé une importante première pierre à l’édifice, dans un pays où le travail de mémoire manque cruellement.
Leur engagement s’est aussi traduit par la réalisation de deux films, avec pour trame la documentation et la compréhension de la violence. Le film Massaker réalisé entre 2001 et 2005 retrace les massacres des camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila. Leur seconde réalisation, Tadmor, sortie en 2016, s’intéresse à la prison syrienne de Palmyre qualifiée de « royaume de la mort ».
Un critique du régime politique libanais
Lokman Slim, de confession musulmane chiite, était un fervent critique du système confessionnel libanais et du Hezbollah, principal parti chiite.
Défenseur de la démocratie et en faveur de la laïcité, l’intellectuel s’opposait fermement à ce système où les fonctions politiques sont réparties proportionnellement entre les différentes confessions religieuses. De ce fait, il avait notamment lancé le projet Hayya Bina. Celui-ci visait à encourager une participation des citoyens à la vie politique libanaise non plus déterminée par leur appartenance religieuse, mais par leurs valeurs civiques. Le but était aussi de donner une voix aux personnes exclues de la vie politique et particulièrement aux femmes. Lokman Slim était également engagé dans la « Thawra », mouvement de révolte qui traverse le Liban depuis le mois d’octobre 2019, et dont l’une des revendications principales est la fin du système confessionnel.
Au sein de la société libanaise, l’appartenance religieuse est fortement assimilée à l’opinion politique, ce que réprouvait l’intellectuel beyrouthin. Ainsi, en tant que fervent opposant au Hezbollah, il était l’une des voix dissidentes de sa communauté religieuse. Il critiquait le « Parti de Dieu », non seulement pour ses violations des droits de l’Homme, mais aussi pour son affiliation à l’Iran et son recours à la corruption. Il avait également affirmé le rôle du Hezbollah, dans l’explosion du port de Beyrouth intervenue le 4 aout dernier.
Cette opposition était perçue comme un affront au pouvoir et au contrôle du Hezbollah sur la communauté chiite. Cela lui avait valu d’être qualifié de vendu à l’axe israélo-américain, faisant également l’objet de nombreuses menaces. Il avait ainsi annoncé en décembre dernier qu’il tiendrait Hassan Nasrallah [1] et Nabih Berry [2] pour responsables s’il devait lui arriver quelque chose. Pour autant, aucune preuve ne permet d’incriminer le Hezbollah. Cependant, les menaces dont il faisait l’objet montrent à quel point la citoyenneté et la religion restent intimement liées. Cet assassinat pourrait apparaître comme un avertissement à ceux qui voudraient s’opposer à ce système.
Les signes d’un retour en arrière du Liban ?
Au début des années 2000, le pays connaît une période d’assassinats politiques notamment marquée par celui du Premier ministre Rafic Hariri. Le dernier en date fut Mohammad Chatah, ancien ministre et diplomate libanais tué en 2013. C’est le retour d’une telle période que craignent de nombreux Libanais. D’autant plus dans un contexte de paralysie du système judiciaire lorsqu’il s’agit d’affaires à caractère politique. L’incapacité de la justice libanaise à avancer dans l’enquête sur l’explosion du port de Beyrouth en est le témoin évident. Cette situation fait régner de facto un sentiment d’impunité. Ainsi malgré le communiqué du bureau des Droits de l’Homme de l’ONU appelant le gouvernement à mettre en œuvre les moyens nécessaires pour enquêter sur l’assassinat de Lokman Sim, peu sont ceux qui s’attendent à ce que les responsables soient un jour retrouvés. Pour Nadim Houry, chercheur pour l’Arab Reform Initiative, le problème vient du sectarisme qui gangrène le système judiciaire.
On peut aussi s’inquiéter d’un retour en arrière du Liban face aux divisions auxquelles le pays semble en proie. En effet, une polémique est intervenue suite à la cérémonie interreligieuse organisée pour les obsèques de l’intellectuel Lokman Slim. Des partisans du Hezbollah comme du parti chrétien de Michel Aoun, président de la République libanaise, ont dénoncé le caractère interreligieux de cette cérémonie. L’iman présent s’est donc excusé. L’archevêque de Beyrouth a, quant à lui, précisé que le prêtre ne faisait pas partie de son diocèse. Pour la ministre de la Justice, cette polémique constitue une régression par rapport au Liban comme « message de liberté et un exemple de pluralisme » selon les propos tenus par le Pape Jean Paul II.
Notes:
[1] Secrétaire générale du Hezbollah
[2] Chef du Amal, parti chiite allié du Hezbollah