Bien que le Liban célébrât, le 1er septembre 2020, le centenaire de sa création, la situation libanaise actuelle inquiète. Alors que le pays traverse une crise économique et politique qui s’éternise, l’explosion du port de Beyrouth en août dernier n’a fait qu’alimenter à nouveau les précédents soulèvements populaires d’octobre 2019 et de juin 2020.
En effet, le 4 août 2020, un hangar dans lequel étaient stockées plus de 2 700 tonnes de nitrate d’ammonium a pris feu. La double explosion a causé la mort d’au moins 190 personnes et la blessure de milliers d’autres. Ressenties à plusieurs dizaines de kilomètres, les explosions ont également provoqué de très importants dégâts matériels, et des milliers de sinistrés. À l’heure de la reconstruction, malgré la démission du Premier Ministre Hassan Diab et la mise en examen des responsables du port, les Libanais en colère pointent du doigt la négligence et la corruption des autorités.
Face aux dysfonctionnements de l’État libanais, les revendications des manifestants restent les mêmes : mettre fin au système politico-confessionnel qui polarise le pays autour des différentes communautés religieuses et entraîne corruption, clientélisme et ingérences étrangères.
Une société plurielle et la nécessité d’un consensus
Le Liban est une mosaïque d’ethnies et de religions. Il concentre l’une des populations les plus denses de la région dans un territoire soixante fois plus petit que la France. Composé d’au moins dix-huit croyances religieuses différentes, le pays est selon un documentaire d’ ARTE constitué de 35% de chiites, de 27% de sunnites, de 20% de maronites et de 5% de druzes [1]. L’absence d’une religion dominante et d’une citoyenneté nationale qui transcenderait les communautés, incite la population à se diviser le long de lignes confessionnelles. Établir une communauté politique nationale stable est aujourd’hui l’une des grandes revendications de la rue, mais ce projet annonce de longs débats et une transition complexe.
Dès la création du Grand Liban (1920), le mandat français a souhaité conserver le système de partage intercommunautaire du pouvoir établi entre chrétiens et druzes sous l’Empire ottoman. En 1943, au moment de l’Indépendance du Liban, ce système a inspiré le Pacte National. Il s’agit d’un système de partage du pouvoir entre les communautés confessionnelles qui conduirait, du moins en théorie, à un compromis pragmatique faisant passer l’intérêt collectif devant les intérêts communautaires. Il comprend une attribution proportionnelle des fonctions administratives et gouvernementales par la répartition numérique des groupes religieux : le Président est maronite, le Président de la Chambre des députés est chiite, le Premier Ministre sunnite, et ainsi pour toutes les grandes fonctions politiques. En 1989, au lendemain de quinze années de guerre civile, les Accords de Taëf persistent et signent pour confirmer ce système, lui apportant de légères modifications, notamment en amenuisant les prérogatives du Président. La répartition est conservée telle quelle, sans qu’elle soit mise à jour selon la réalité numérique des communautés. Il s’agit d’un choix, visant d’une part à ne pas relancer les tensions qui avaient en partie mené à la guerre civile, et démontrant d’autre part une volonté nouvelle : en n’étant plus proportionnelle à leur poids démographique, la représentation des groupes confessionnels ne constitue plus un rapport de force, mais une volonté de tenir compte de chacun, le Liban étant le pays de toutes ces communautés. Cependant, en voulant refléter la pluralité confessionnelle de la société libanaise dans les institutions du pays, ce système a ouvert la voie au communautarisme politique qui mine le Liban d’aujourd’hui.
Un système politico-confessionnel responsable des dysfonctionnements d’un pays en crise
Les institutions apparaissent secondaires derrière une politique confessionnelle qui s’appuie fortement sur le concept des politiques identitaires. Ces politiques sont définies par l’Oxford Dictionary comme des « positions politiques qui sont basées sur les groupes sociaux […] par exemple sur la base de la religion […] plutôt que sur les partis politiques traditionnels ». En effet, la classe politique libanaise s’organise moins sur une distribution traditionnelle de l’électorat autour de la classe sociale ou de l’appartenance socio-économique qu’elle ne mobilise les Libanais sur leur appartenance communautaire : les dirigeants politiques ne représentent pas l’intérêt de la nation, mais ceux du groupe confessionnel auquel ils sont affiliés. Ainsi, le parti chiite Hezbollah, à l’origine très populaire parmi les classes sociales les plus défavorisées, réussit-il à rallier tout autant les classes supérieures chiites, notamment via de nombreux investissements.
L’État libanais se présente constitutionnellement comme une entité civile : « tous les Libanais sont également admissibles à tous les emplois publics sans autre motif que leur mérite et leur compétence » (article 12 de la Constitution de 1926). La réalité est cependant différente, et repose sur le critère confessionnel : « Ce n’est pas parce qu’on a mérité un poste qu’on l’obtient, c’est d’abord parce qu’on appartient à une communauté » affirme l’historienne Jihane Sfeir. Non sans conséquence, ce système confessionnel engendre la corruption et l’enlisement de l’administration libanaise. Dans un système politique où le clientélisme est roi, la classe politique libanaise se renouvelle difficilement. Le pouvoir reste entre les mains des mêmes familles à l’image des quinze ans de gouvernance de la famille Hariri (Dix ans pour Rafiq Hariri de 1992 à 1998 et de 2000 à 2004, cinq ans pour Saad Hariri de 2009 à 2011 et de 2016 à 2020). Sur les 128 députés, un sur cinq a un parent proche ayant été ministre, député ou président.
Les chefs de parti protègent leur statut en agitant dès qu’il en est besoin la suspicion envers les autres communautés par crainte qu’elles étendent leur pouvoir. Ainsi, l’attitude des dirigeants politiques accentue les divisions communautaires, sape les institutions démocratiques et empêche la mise en œuvre d’un programme politique intercommunautaire ou trans-communautaire.
L’appel à des réformes séculières de personnalités politiques et religieuses
Comme l’explique Raphaël Gourrada : « En matière de droit, le statut personnel est dominé et régi par les structures religieuses. » En effet, chaque communauté a ses propres lois et prérogatives sur le mariage ou l’héritage. Même si le Liban reconnaît le mariage civil contracté à l’étranger (notamment à Chypre), ce droit ne peut pas être exercé sur le territoire, d’où la nécessité défendue par certains d’établir un Code civil, pour pallier ce manque. D’après Raphaël Gourrada, une réforme de l’administration s’avère également nécessaire : « La constitution d’un gouvernement indépendant pour gérer les affaires courantes et celle d’une assemblée constituante pour rédiger une nouvelle constitution est indispensable. Pour inscrire noir sur blanc la pratique politique. »
Cet appel continu des manifestants pour un État libanais laïc semble avoir été entendu par la classe dirigeante, toutes communautés confondues. À la veille de la venue du Président français Emmanuel Macron, le Président libanais Michel Aoun a déclaré « Parce que je suis convaincu que seul un État laïc est capable de protéger le pluralisme, de le préserver en le transformant en unité réelle, je demande que le Liban soit déclaré État laïc ». Cet appel a également été relayé par d’autres personnalités politiques. Nabih Berri, à la tête du mouvement chiite Amal assure qu’il faut « sortir du système confessionnel ». De même, Hassan Nasrallah, chef du Hezbollah a fait savoir qu’ils avaient : « entendu l’appel du Président français au cours de sa dernière visite au Liban à un nouveau pacte politique ».
De nombreux religieux se sont également exprimés en faveur d’une réforme du système politico-confessionnel. Le cardinal Béchara Boutros Raï, Patriarche d’Antioche et de tout l’Orient, soutient une neutralité active du Liban. Fadi Daou, prêtre maronite et président de la fondation Adyan se déclare également en faveur d’une sortie du système confessionnel et d’une « citoyenneté active de la diversité ». Fadi Daou soutient qu’il ne s’agit pas de renoncer à la pluralité, mais au contraire de la promouvoir « via un État citoyen viable » et inclusif. Le consensus apparent de l’ensemble de la classe politique et de personnalités religieuses semble jeter les bases d’un projet constructif. Sera-t-il réalisable ?
En attendant un plan d’action concret, les doutes subsistent
Des doutes subsistent quant à la mise en place d’un État laïc au Liban. En effet les références confessionnelles imprègnent non seulement la sphère politique mais également de nombreuses institutions administratives, économiques et sociales. Repenser le système politico-confessionnel revient donc à repenser tout un projet de société. Cela se fera dans la durée, avertit Amin Elias, professeur à l’université libanaise : « La population n’est pas prête pour un changement radical. Il faut changer les mentalités et cela passe par l’éducation. L’école publique doit être laïcisée et nous devons réfléchir à comment nous enseignons la culture religieuse ou l’éthique. »
Le manque de cohésion des manifestants qui ne forment pas un groupe homogène se traduit par des désaccords tant sur le fond que sur la forme. Par conséquent, ces potentielles réformes séculières ont peu de chance d’aboutir rapidement. D’autant plus que de nombreux Libanais sont sceptiques et dénoncent le discours démagogue de la classe politique qui elle-même incarne ce système politico-confessionnel.
Fadi Daou évoque les éventuelles résistances des communautés face à ces réformes : d’une part les chrétiens maronites attachés au partage des pouvoirs du “Pacte National” qui ont peur de perdre leur garantie d’une représentation au sein du futur système de gouvernance, d’autre part la communauté chiite pour des raisons idéologiques et pratiques car le système actuel profite davantage au Hezbollah.
Image: Dégâts après l’explosion du Port de Beyrouth le 4 août 2020, Mehr News Agency.
[1] Religion musulmane hétérodoxe issue de la branche ismaélienne du chiisme