Les manifestations qui secouent le Liban sous les cris du slogan « le peuple veut la chute du régime » depuis le 17 octobre, date de l’annonce de nouvelles taxes, ne sont pas sans rappeler celles de la « crise des poubelles » de 2015. Pourtant, l’annonce, le 29 octobre, de la démission du premier ministre Saad Hariri témoigne de l’intensité nouvelle de ces protestations à l’échelle du pays. Dans le même temps, les spécificités libanaises complexifient la mise en perspective régionale, tant avec les « printemps » arabes de 2011 (Tunisie, Libye, Egypte, Syrie, Yémen…), qu’avec les protestations qui traversent actuellement l’Irak. Ces spécificités offrent néanmoins l’opportunité de formuler des hypothèses pour l’avenir.
A l’origine des protestations, une corruption libanaise endémique
Les protestations qui traversent le Liban trouvent des causes profondes, qui dépassent l’annonce de nouvelles taxes.
La première est la faiblesse de l’Etat libanais, qui se révèle incapable d’assurer ses missions.
Pendant la guerre civile, ce sont les milices qui ont assuré l’essentiel des services publics. Depuis lors, l’Etat n’a pas recouvré toute l’étendue de ses prérogatives. De plus, le système politique libanais est caractérisé par le confessionnalisme politique : ce système, qui repose sur un équilibre des pouvoirs entre les différentes communautés religieuses, permet à une caste de zaims (« ceux qui parlent » en arabe, des leaders communautaires) de monopoliser l’exercice du pouvoir. L’Etat, fragilisé par la recherche perpétuelle du compromis, s’en trouve ralenti. Surtout, ce système a favorisé le clientélisme politique et la corruption. Une des incarnations de ce système est le ramassage des poubelles, dont le blocage pour des raisons de corruption avait entraîné des protestations massives en 2015. Une autre, plus récente, avait été l’incapacité des pouvoirs publics à freiner les feux de forêts qui avaient frappé le Liban en octobre dernier.
Ce système corrompu induit des difficultés économiques considérables pour les Libanais.
Sur le plan économique, les Libanais souffrent de l’incurie qui caractérise les pouvoirs publics. Le Liban a vécu sans budget pendant 12 ans de 2005 à 2017, ce qui ouvre la voie à d’importantes critiques des élites politiques du pays, accusées de se servir dans les comptes publics. Ce système explique pourquoi, malgré les sommations des bailleurs de fonds, le Liban peine à réformer son économie. De plus, l’économie du Liban repose sur la rente que constituent les transferts de fonds de la diaspora. Ce phénomène induit des conditions extrêmement inégalitaires : 1% des plus riches possèdent 40% des richesses nationales.
Dans ce Liban divisé sur le plan confessionnel, les principales causes des protestations sont donc des phénomènes qui touchent tous les Libanais, indépendamment de leur religion.
Des protestations qui remettent en question les clivages socio-confessionnels libanais
Des mouvements multiconfessionnels
Les mouvements sont jeunes (ils concernent surtout les moins de 30 ans), multiconfessionnels et traversent toutes les composantes sociales. Les manifestants tiennent d’ailleurs à mettre en avant ces caractéristiques, comme le montre la chaine humaine qu’ils ont formée de Tyr à Tripoli le 27 octobre dernier. Les manifestations rassemblent toutes les classes sociales puisqu’elles mobilisent autant dans la Dahiyé (banlieue pauvre, majoritairement chiite, du Sud de Beyrouth) qu’à Ashraffieh, (quartier chrétien huppé de Beyrouth). La participation massive de militants du Hezbollah, en rupture avec les consignes du leader du parti Hassan Nasrallah, montre bien l’hétérogénéité des manifestants. Comme en 2011, les réseaux sociaux tiennent une place particulière, les protestations étant dénuées de leaders ou de porte-paroles désignés.
Les manifestants associent nettement la corruption au confessionnalisme politique
Les manifestants désignent le confessionnalisme politique comme une cause essentielle de la corruption dans le pays. En ce sens, ils ne peuvent promouvoir un parti politique : tous les partis politiques libanais sont, plus ou moins officiellement, liés à une communauté. Les communautés, elles, sont largement représentées au sein du gouvernement (Courant Patriotique Libre chrétien, Hezbollah et Amal chiites, Courant du Futur sunnite…). Les revendications ne sont pas uniquement économiques mais se rapportent plus largement au bien-être social et à la « dignité ». En cela, elles sont similaires à celles qui ont prévalu en 2011. Pour autant, la spécificité de ce système libanais reposant sur des leaders communautaires au détriment de l’Etat rend ces protestations uniques : le seul moyen d’atteindre un certain bien-être social est, pour les protestataires, la fin du confessionnalisme politique.
Les figures de proue du confessionnalisme prises pour principale cible
La rue cible donc largement les « incarnations » de ce système tout en réclamant un gouvernement de « technocrates ». Les slogans ciblent en particulier Gebran Bassil, ministre des affaires étrangères, homme politique depuis la fin de la guerre civile et gendre du président Michel Aoun. Les manifestants s’en prennent également à Nabih Berri, président du parlement réélu pour un sixième mandat en 2018. En signe de contestation du pouvoir, les protestations ont régulièrement lieu devant des ministères, devant le siège d’Electricité du Liban, ou devant la Banque centrale. Plus surprenant, des permanences du Hezbollah ont été saccagées. En réponse, les banques ont fermé leurs portes durant deux semaines. Elles les ont finalement rouvertes quelques jours après l’annonce, le 29 octobre, de la démission du premier ministre Saad Hariri. Pour autant, les protestations sont demeurées pacifiques.
Un probable statu quo
La démission du premier ministre Hariri n’annonce pas de véritable changement du système à ce stade
Il n’existe aucune alternative crédible à Saad Hariri en tant que premier ministre
En vertu des normes du confessionnalisme politique libanais, le premier ministre doit en effet être sunnite (tandis que le président de la République doit être chrétien maronite et le président du parlement chiite). D’autre part, parce que le gouvernement libanais est responsable devant le parlement, le premier ministre doit aussi convenir à la majorité parlementaire. Ce sont ces deux conditions qui permettent d’affirmer qu’aucun autre leader ne se dessine pour prendre la place d’Hariri. En ce sens, et avant même que sa démission soit une réalité, Hariri a souhaité s’assurer une position viable en se présentant comme à l’écoute des manifestants, et en réclamant un gouvernement d’experts, ce que refusait au départ le président Aoun.
Le Hezbollah ne semble pas pouvoir être écarté du gouvernement
Le Hezbollah est une force politique non-négligeable au parlement. Or, il craint la formation d’un tel gouvernement technocratique, qui pourrait l’exclure de facto du pouvoir. Le recours à la violence n’est pas à exclure du fait de ce désaccord du Hezbollah avec la formation d’un gouvernement d’experts, conformément aux souhaits des manifestants et à la stratégie d’Hariri. Les manifestations n’ont pas été réprimées par l’armée, comme cela a pu être le cas dans la région en 2011 ou plus récemment en Irak. Cela s’explique par la tradition de relative ouverture politique et sociale du Liban, mais aussi par la faiblesse de l’Etat et donc de l’armée dans le pays du Cèdre. Pour autant, le Hezbollah dispose d’une certaine capacité de nuisance, et d’une autonomie suffisante. D’ailleurs, à la suite de l’annonce de la démission d’Hariri, des militants du Hezbollah ont brulé les tentes de manifestants sur la place des martyrs.
Il est donc probable que le Hezbollah garde une place au sein du futur gouvernement. Le président Aoun a précisé que ce gouvernement serait « techno-politique », ce qui signifie que des hommes politiques devront demeurer aux côtés des technocrates. La corruption qui émane du confessionnalisme politique libanais devrait donc perdurer, et avec elle, les contestations.
Image : 2019 Lebanese protests – Beirut 11 sur https://fa.m.wikipedia.org/wiki/پرونده:2019_Lebanese_protests_-_Beirut_11.jpg