Les perspectives d’évolution du Hezbollah ou l’illusion du renouveau
La tribune d’Hazem Saghieh, « On the Results of the Lebanese Elections and Hezbollah’s Options » (Asharq Al-Awsat, 18 mai 2022), revient sur les résultats des élections législatives au Liban du 15 mai 2022, et les perspectives d’évolution du Hezbollah à la faveur de ces résultats. Originaire du Nord-Liban, Saghieh est connu pour ses prises de position critiques envers la gauche libanaise[1], et le Hezbollah. Retour sur l’évolution du « parti de Dieu ».
« Le Hezbollah n’a pas perdu. Sa coalition a perdu » (Jean Abi Nader, vice-président de l’American Task Force on Lebanon). À l’aune des résultats des élections législatives du 15 mai 2022, le Liban a perçu l’espoir d’un renouveau démocratique, chaleureusement accueilli au vu de la crise économique et politique qui englue actuellement le pays. Caractérisée par une percée significative des candidats indépendantistes au Parlement, ces élections ont d’abord été analysées avec euphorie, comme l’opportunité d’enfin restructurer la dynamique politique du pays. Mais les résultats des législatives sont à nuancer : comme Abi Nader l’a si bien énoncé, ces résultats ne doivent pas laisser croire à un affaiblissement du Hezbollah. Ils montrent une présence renouvelée des forces traditionnelles au Parlement (y compris le Hezbollah), le gain de sièges des candidats contestataires les montrant simplement plus fragmentées qu’avant. Ce qui pourrait avoir pour effet pervers d’accentuer encore plus le blocage politique du pays.
Le fonctionnement politique du Liban repose sur une « constitutionnalisation du confessionnalisme » (Dalla, 2015) ; une distribution du pouvoir politique et institutionnel proportionnellement entre les sous-communautés religieuses. À lui seul, le confessionnalisme peut donc être vecteur de stabilité au sein de la société (Picard, 1994, p. 49). Pourtant, la réalité du confessionnalisme au Liban est toute autre. De nombreux auteurs, comme Mahdi Amil ou Antoine Messara, se sont évertués à en montrer les limites. La plus évidente est la suprématie de la logique politique sur la logique confessionnelle : des membres d’une même communauté confessionnelle peuvent avoir des affinités politiques différentes… Ainsi, le confessionnalisme peut aussi être source de blocages politiques. L’épisode consacré au Liban de la série de podcast « Voyages aux cœur des sociétés plurielles » revient sur la construction de ce système confessionnel.
Comprendre le référentiel politique libanais est essentiel pour saisir comment s’y articule le mouvement Hezbollah. Au gré de son développement, tant physique qu’idéologique, le Hezbollah a toujours su évoluer conjoncturellement aux besoins de la société libanaise, sans s’effrayer des mutations rhétoriques et politiques que cela lui demandait. Le renouvellement démocratique actuel ne s’avère pas si inquiétant pour le Hezbollah : ses perspectives d’évolution dépendront principalement de sa propension à réinvestir des stratégies de maintien d’influence.
Du terrorisme au parti politique : système de représentation et inscription territoriale (Lamloum, 2009)
Une des premières stratégies d’influence investie par le Hezbollah est certainement celle de son ancrage territorial progressif. Il a accompagné sa mutation de milice terroriste à un parti politique. Le Hezbollah, ou « parti de Dieu », naît fin 1982, en réponse à l’invasion israélienne du Sud du Liban. Le mouvement mènera une guérilla redoutable contre l’occupation illégale et jouera un rôle majeur dans divers événements nationaux libanais, comme la signature des accords de Taëf en 1989. À sa naissance, l’organisation chiite se définit comme un mouvement islamique de résistance armée, dont le but premier est l’instauration d’un État islamique. Cependant, cet objectif se veut plus comme une aspiration que comme un réel projet politique.
Sa nature militaire se caractérise par les méthodes employées : il organise la résistance libanaise au Sud à partir de 2000, et se revendique du Jihad islamique. En plus des tactiques employées (attentats suicides, kidnappings, attentats à la bombe) ne sont pas sans rappeler certaines pratiques terroristes. La légitimité première du Hezbollah lui vient certainement du fait qu’il s’est inscrit comme « la » force capable de repousser l’occupant israélien, sentiment qu’il a nourri en investissant une dialectique de résistance et de révolution. La violence de ses méthodes a largement été occultée sous couvert de droit à l’autodétermination face à Israël, et de légitime défense dans un combat national pour la libération du Sud-Liban.
Même si le Hezbollah avait déjà publié un Manifeste[2] en 1985 (Charara et al., 2006), l’année 1992 marque un tournant dans le statut du mouvement : il participe pour la première fois aux élections. Mais c’est réellement en 2005 que la transformation du Hezbollah en parti politique est assumée, avec l’entrée au gouvernement de deux ministres proches du parti. Là encore, la ligne politique choisie (programme islamique, promouvant la justice sociale et le droit des minorités) renforce la ferveur populaire à l’encontre du mouvement, et explique pourquoi la transition du Hezbollah de milice « quasi » – terroriste à parti politique légitime a été si aisée. D’ailleurs, sa faculté à jongler entre ces deux casquettes au gré des événements, le rend encore aujourd’hui extrêmement difficile à appréhender et donc très dur à déloger.
Sa capacité à pénétrer diverses couches sociales de la société libanaise (notamment supérieures aisées) en réformant son programme, et son internationalisation (via le soutien de Téhéran principalement) vont acter progressivement son ancrage politique et territorial dans la société libanaise. En 2004, le parti comptait 10 000 partisans. En 2014, il détenait 13 des 128 sièges du Parlement. Et alors que sa vision politique était à l’origine basée sur les droits sociaux, le Hezbollah va progressivement nourrir un système social basé sur les appartenances identitaires et confessionnelles, en collaborant avec les familles et les clans importants du pays. Le parachutage d’Hassan Diab, ancien ministre de l’Education, au poste de Premier ministre en 2019, grâce au Hezbollah, en est un bon exemple. Les relations clientélistes, et finalement le confessionnalisme, vont soutenir ses propres intérêts et participer de sa mainmise sur la société libanaise (Daher, 2019, p. 24).
Hezbollah ou État dans État
Ce qui a certainement le plus servi l’ancrage du Hezbollah dans la société libanaise, c’est sa capacité à accaparer la vocation providentielle de l’État civil, et à l’avoir instrumentalisé pour créer une adhésion populaire. Le parti de Dieu souffre de la contestation populaire (tahoura) amorcée en 2019 par les citoyens libanais, soucieux de renouveler une élite corrompue. Toutefois, il se maintient toujours dans les bastions du Sud où il contrôle cette image d’ « État providence » que le gouvernement libanais n’est plus capable d’assumer. Plusieurs des organisations du Hezbollah interviennent dans le secteur social, éducatif et de la santé, un peu partout sur le territoire. Par exemple, l’organisation Emdad est chargée d’organiser l’aide d’urgence en cas de catastrophes naturelles ou de guerre. Le mouvement possède aussi des hôpitaux.
Le Hezbollah participe également de la reconstruction du pays, en assurant l’accès à des services publics de base. Il existe une expression bien connue dans l’imaginaire libanais pour parler du Hezbollah : « plus qu’un parti politique, moins qu’un Etat ». Certains parlent de « Hezbollahland » ou encore de « libanisation du Hezbollah », pour illustrer la symbiose entre le parti et la nation.
L’intervention du Hezbollah en Syrie en 2012, en soutien au régime de Bachar al-Assad, a relativement peu écorné son poids et son influence au Liban. Si le parti a perdu en légitimité auprès de la communauté internationale sunnite à partir de cette intervention, ce n’est pas le cas sur la scène libanaise (Cimino, 2016). Le fait que le Hezbollah participe à la répression d’un peuple « frère » a été largement occulté par la rhétorique avancée du parti : depuis 2015, le Hezbollah assume et justifie son intervention en Syrie comme une participation à la lutte antiterroriste contre l’État islamique (Lister, 2015).
Dans une logique culturaliste, le Hezbollah présente son intervention comme nécessaire à « la défense de l’intégrité territoriale du Liban et des minorités confessionnelles du Proche Orient » (Cimino, 2016). D’ailleurs, d’après un sondage de 2016, publié par l’ONG Hayya Bina, opposante au Hezbollah, 78,7% des chiites soutiennent l’intervention du Hezbollah en Syrie, convaincus du bienfondé et de la légitimité de l’intervention (Ibid.). La communauté sunnite libanaise la condamne mais elle est davantage inquiète des possibles conséquences de l’intervention qui pourraient retomber sur le Liban.
La scène libanaise – dont les sunnites – reste traumatisée par de multiples attentats commis au Liban par Daech (comme celui du 12 novembre 2015), ce qui a rendu la communauté sunnite libanaise perméable au discours de protection national avancé par le Hezbollah. La peur de voir le conflit dégénérer a même amené le Hezbollah et le Courant du futur (sunnite) à collaborer en secret concernant les enjeux sécuritaires (Dot-Pouillard, 2015). Le Hezbollah a aussi pris soin de préciser la nature de son engagement confessionnel en Syrie : le parti ne cherche pas à s’en prendre aux sunnites, mais aux « takfiris », extrémistes islamistes guidés par une idéologie propre (Cimino, 2016).
Pour ce qui est de la communauté chrétienne, le courant du général Aoun (Courant patriotique libre) soutient l’intervention, même s’il reste inquiet des représailles de Daech sur les chrétiens d’Orient. Ainsi, l’intervention en Syrie n’a pas ébranlé le Hezbollah ; elle a même renforcé son rôle d’acteur incontournable sur le plan régional et local, comme « force militaire commutative » : « le Hezbollah s’est auto-attribué le rôle de défenseur des minorités confessionnelles, de l’intégrité territoriale de l’État et, au-delà, de l’identité libanaise » (Ibid.). À terme, les conséquences de l’intervention du Hezbollah en Syrie seront plus à payer sur le plan régional, quand il s’agira pour le parti de redéfinir ses rapports avec une Syrie qui lui est largement hostile.
Ce que les élections de 2022 vont changer (ou pas) : quelle restructuration des stratégies de maintien au pouvoir, pour le Hezbollah, face à la montée de l’opposition ?
C’est ici que la tribune d’Hazem Saghieh mérite d’être analysée. Dans la lignée de ce qui a été développée précédemment, Saghieh rappelle qu’il ne faut pas tomber dans une sorte de « naïveté parlementaire » : avec toute l’impunité qu’on lui connaît, le Hezbollah ne reconnaîtra jamais sa perte d’influence au Liban, bien que sa coalition ait perdu des sièges et ait révélé des fragilités structurelles. « Nous ne devons pas […] supposer que le parti se conformera aux décisions et à la législation du nouveau Parlement ». Pour Saghieh, les choix qui s’offrent au Hezbollah ne sont pas tellement différents de ceux qui rythment son parcours depuis sa création : loin de maintenir ses promesses de respecter les résultats électoraux, le Hezbollah continue de déployer une rhétorique révolutionnaire et nationaliste, celle-là même qui a construit son assise et en a fait le mastodonte politique qu’on connaît actuellement.
À l’annonce de la défaite du parti, des discours conspirationnistes provenant de bastions contrôlés par le Hezbollah ont ressurgi : les partis de l’opposition, et notamment le parti des Forces Libanaises[2] mené par Samir Geagea, ont été ouvertement accusés de loyauté au sionisme, et de « boucliers d’Israël », de partis « fourrage[s] de la guerre civile » auxquels les Libanais ne devraient pas se fier. Comme le rappelle l’auteur, derrière le Hezbollah « se trouvent des ambassades, des organisations non gouvernementales étrangères et d’énormes sommes d’argent ». Le mouvement connaît sa puissance et sait la transformer en force mobilisatrice via ses partisans. Par exemple, à l’annonce des résultats, un candidat des Forces Libanaises a manqué d’être renversé par une voiture, supposément conduite par des partisans du Hezbollah. La rhétorique avancée n’est pas différente de celle des années 80 : on militarise le politique, en s’appuyant sur les arguments mobilisateurs de la défense de l’identité nationale.
Sans conteste, le Hezbollah pourra s’appuyer sur les relations clientélistes qu’il a développé depuis les années 2000, pour maintenir son influence. Les bastions acquis au Hezbollah sont un appui de son ancrage territorial et servent aussi de relais à la fidélisation d’autres territoires : peu avant les élections législatives, le parti a tenté d’influencer les familles par la distribution de colis alimentaires en échange de soutien politique. La clientélisation politique a tendance à se normaliser au Liban. Des partis opposés au Hezbollah sont aussi concernés par ce phénomène.
Mais ce qui lui reste propre, c’est bien cette capacité à savoir jouer sur les peurs liées à la « reconnaissance du ventre » : Saghieh rappelle qu’Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah, au moment des élections, faisait de grands discours autour de l’exploration pétrolière de la côte Sud du Liban : un « trésor » dont l’exploitation est empêchée par Israël, mais que le Hezbollah lui, saurait contourner pour profiter de ces ressources. Comme l’analyse Saghieh, le mouvement « promet aux Libanais qui se noient dans la pauvreté et la faim, un « trésor » qui rendrait leur vie débordante de prospérité après qu’elle ait été débordante de misère ». Là encore, la rhétorique mobilisée n’est pas bien éloignée de celle qu’on voyait dans les années 80 : instrumentaliser des enjeux sécuritaires pour créer un ralliement populaire.
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Les élections législatives de mai 2022 ont été un moment propice à la recontextualisation du rôle du Hezbollah, et de son influence au sein de la société libanaise. Certes, les résultats ont mis au goût du jour les faiblesses structurelles que subit actuellement le mouvement : perte conséquente de sièges et sa position majoritaire au Parlement. Mais les élections n’en font pas un « perdant » sur l’échiquier politique. Jusqu’à preuve du contraire, les élections n’ont pas érodé les appuis qui cimentent le parti, et qui trouvent toujours un écho parmi les Libanais, entre autres la rhétorique révolutionnaire, identitaire et nationaliste.
D’ailleurs, les analystes voient en la contestation populaire (comme la thaoura de 2019 par exemple) le scénario le plus probable à l’affaiblissement du Hezbollah, et non pas les élections, qui, telles qu’elles sont organisées à l’heure actuelle, encouragent un régime politique corrompu, sous la coupe des partis traditionnels. L’affaiblissement du Hezbollah dépendrait plus de l’organisation d’un front d’opposition cohérent, d’un travail de sape de la terreur du parti, et d’une mobilisation populaire générale pour un État dont les institutions lui seraient restituées, et dénué de clientélisme politique.
Kémie PETITON
Observatrice junior Liban et Égypte
POUR ALLER PLUS LOIN :
Podcast « voyage au coeur des sociétés plurielle » : Le Liban et son système confessionnel
BIBLIOGRAPHIE
Charara, W. et Frédéric Domont, 2006. Le Hezbollah, un mouvement islamo-nationaliste. Paris : Editions Fayard.
Cimino, M., 2016. Le Hezbollah et la guerre en Syrie. Politique étrangère, 2, pp. 115-127.
Daher, J., 2020. Le Hezbollah face au mouvement populaire libanais : du confessionnalisme comme système de domination. CAREP Paris, p. 24.
Dalla, S., 2015. La constitutionnalisation du confessionnalisme. « De l’exemple libanais ». Revue française de droit constitutionnel, 3, n°103, pp. 1-25.
Dot-Pouillard, N., 2015. « L’Etat islamique face au Hezbollah : une porte d’entrée palestinienne ? ». Middle East Eye.
Hanania, R., 2022. Les élections n’ont pas affaibli le Hezbollah, mais ont donné une chance au Liban. Arab News, Monde arabe.
Lister, C., 2015. « Hezbollah is “Stronger Than Ever” ». Foreign Policy.
Picard, E., 1994. Les habits neufs du communautarisme Libanais. Cultures et conflits, n°15/16, p. 49.
[1] Au Liban, le clivage gauche-droite diverge légèrement de celui que l’on retrouve en Europe occidentale. La gauche libanaise a pour point commun de réclamer la justice sociale et de lutter contre le confessionnalisme. Elle se caractérise par un progressisme social et le maintien d’une politique économique libérale. La relation au Hezbollah reste l’une des lignes de clivage de la gauche libanaise.
[2] Le Manifeste « Appel aux déshérités » (1985) est fondateur de la pensée idéologique du Hezbollah. Directement inspiré de la pensée de Khomeini et de l’Iran en tant que guide théologique, le Manifeste définit les principaux objectifs de l’existence du Hezbollah : constitution d’un nouveau système politique libanais par le peuple, indépendance du Liban vis-à-vis des puissances de l’Ouest comme de l’Est, et défaite d’Israël.
[3] Les Forces Libanaises sont créées par Bachir Gemayel en 1976 en tant que coalition de diverses milices chrétiennes, lors de la guerre civile qui ravage le Liban entre 1975 et 1990. À la fin de la guerre civile, le mouvement militaire se transforme en parti politique.