Le fihavanana, concept considéré comme intraduisible tant ses acceptions sont larges et particulières, est fondé sur la racine havana qui connote les concepts de parentalité, d’affinité et de lignage [1]. Il s’agit de fonder les rapports de la société sur le mode de la parentalité, de considérer tous ses co-résidents à plusieurs échelles comme des parents et de les traiter comme tels. Il est présent au cœur de nombreuses sphères de la vie quotidienne et c’est l’épine dorsale de tous les rapports sociaux des Malgaches. Il intervient dans les rites familiaux et religieux, dans les rapports ethniques et sociaux, dans les relations économiques, d’échange et d’entraide et dans la résolution des conflits politiques. Le fihavanana agit comme un référent culturel constant, une norme et un socle à maintenir, au risque de déséquilibrer la paix sociale. Souvent mobilisé en tant de crises, il est vu (à tort) comme une véritable particularité malgache [2] et comme une valeur fondatrice de son identité.
Le fihavanana peut se décliner à plusieurs échelles de la société selon des cercles concentriques [3] plaçant l’individu au centre. Ainsi, le premier fihavanana concerne celui que l’on doit à sa communauté de sang, à sa famille. La seconde strate du fihavanana va s’appliquer au voisinage, à la communauté territoriale et plus généralement à l’ethnie. Enfin, dans une dernière extension, le fihavanana atteint le niveau national avec le terme de fihavanana malagasy, qui définit l’union de tous les Malgaches. Ce dernier élargissement, que certains considèrent encore comme un processus en cours [4], nous intéressera particulièrement dans cet article.
Le terme fihavanana se développe véritablement à partir de 1956, au moment de la décolonisation, sous l’impulsion des élites malgaches et chrétiennes, à la recherche de valeurs propres à définir l’identité nationale, à fédérer la nation et à imposer une voie malgache vers la modernité. À partir des tentatives de définition du terme jusqu’à l’inscription de la notion dans la Constitution malgache, une véritable stratégie consciente a été mise en œuvre pour faire du fihavanana un élément-clef de la pensée et de l’identité malgaches.
Cette extension du fihavanana correspond à une autre originalité malgache qui est la paix nationale, caractéristique du « paradoxe malgache ». En effet, Madagascar est marqué par une diversité ethnique (Madagascar est composé de dix-huit ethnies) et des particularismes forts (dialectes, coutumes, différences physiques). Pour autant, ceux-ci n’ont plus conduit à des guerres telles qu’elles existaient à l’époque précoloniale ou telles qu’elles ont existé dans certains pays d’Afrique aux caractéristiques similaires (tensions ethniques sur lesquelles s’est appuyée la puissance colonisatrice, frontières arbitraires, déséquilibres économiques et politiques, etc…). Le lien avec la promotion du fihavanana semble évident, mais il faut également prouver que c’est l’unique facteur d’explication de la paix civile et savoir ce qui a attiré les Malgaches vers cette valeur. La question de la paix et du pluralisme se pose aussi en terme politique ici. Les crises récurrentes (coups d’État en 2002 et 2009) et les clans politiques solidement ancrés permettent de questionner la gestion et la résolution des conflits par cette même valeur.
L’étude du fihavanana est pertinente car il démontre qu’une paix est possible au sein d’un territoire pluraliste, par la promotion d’une valeur commune et fédératrice. Cette construction de la nation selon la conception élective (fondée sur des valeurs communes) est-elle un exemple viable ?
L’essentiel dans la compréhension du fihavanana est de bien réussir à démêler ce qui relève du discours, des faits et des perceptions quotidiennes des Malgaches. La vision conceptuelle du fihavanana et l’idée de la non-violence semblent effectivement bien fantasmées pour de nombreux Malgaches de ce XXIème siècle.
Fihavanana et conflits inter-ethniques
Tout d’abord, il convient de démontrer la force du fihavanana dans la construction de la paix inter-ethnique à Madagascar et dans la pacification de la société. En effet, Madagascar a su échapper à la résurgence de la violence pré-coloniale après l’Indépendance. Pourtant, celle-ci était très présente avant la colonisation, comme l’attestent les sources françaises. Les guerres sont décrites comme quotidiennes [5] et l’on peut mentionner les guerres de conquêtes, particulièrement violentes, qui accompagnèrent l’extension du Royaume merina au XIXème siècle [6]. Après la « paix forcée » [7], (imposée par la France) durant la période coloniale, aucun conflit interethnique ne réapparaît durant les cinq décennies suivantes et cela ne semble pas être une éventualité à court terme. L’hypothèse reste cependant possible en cas de disparition du socle de valeurs communes, du fait des fortes divisions qui persistent malgré tout. Parler d’une paix entre les ethnies ne doit en effet pas conduire à penser l’unicité de l’identité malgache, ni à nier l’existence de problèmes liés à l’ethnicité (endogamie, difficultés d’intégration sociale, inégalités d’accès à l’emploi et au pouvoir,etc).
Fihavanana et conflits politiques
Dans un deuxième temps, la résolution des conflits politiques dans le cadre des crises témoigne d’après P. Kneitz [8] de la force et de l’ancrage du fihavanana malgache. En effet, l’exemple de la crise politique de 2009, qui a connu des phases de violences inédites (manifestations, pillages, affrontements avec l’armée et tirs sur les manifestants le 7 février 2009) en est une preuve. En s’intéressant plus aux conséquences qu’à l’évènement en lui-même, il montre que la condamnation unanime (des tirs sur les manifestants) qui précipite le départ du Président Marc Ravalomanana et le retour au calme choisi au lieu de la surenchère violente, témoignent d’un fihavanana encore vif et encore perçu comme le garant de la paix civile. Aujourd’hui, un organe de réconciliation existe pour garantir que les conflits et les crises politiques se résolvent par le dialogue et la recherche de consensus et pour assurer le travail de réconciliation nationale. Il s’agit du Conseil pour le Fampihavanana Malagasy (Conseil de Réconciliation Nationale) créé en 2011, avec pour objectif de traiter les demandes d’amnistie liées aux évènements de 2002 à 2009. L’indépendance de cette institution n’est pas encore attestée mais sa création prouve la place majeure de la valeur du fihavanana dans la rhétorique politique actuelle.
L’ancrage du fihavanana en écho au système culturel malgache et aux événements de 1947
Comment comprendre cet ancrage fort du fihavanana ? Il peut s’expliquer dans le cadre d’un système de parentalité, de lignage et de valeurs cohérents, qui comprend un sens très large de la famille et une peur des ancêtres. En effet, la famille malgache ne distingue pas le monde visible et invisible. Les ancêtres jugent et agissent quotidiennement sur le monde des vivants. Placer les relations sociales sous l’ordre du fihavanana (voir un parent en l’autre), garantit la moralité des relations autant que le respect de l’ordre des choses, voulu par l’univers et les ancêtres. [9]
Il faut aussi souligner le spectre de l’insurrection de 1947, c’est-à-dire du soulèvement populaire contre la colonisation et de sa répression violente. Cet échec a fait rejaillir des divisions ethniques et sociales entre les populations de la côte est et celles du centre (les premiers accusant les seconds de leur défection). La répression violente, subie surtout par les populations paysannes de l’Est, renforce cette animosité. Les colons ont su s’appuyer sur cette tension pour renforcer les divisions et asseoir leur domination. Cet événement, d’après Françoise Raison-Jourde [10], a provoqué un traumatisme, qui associe les politiques à des semeurs de discorde et induit à éviter à tout prix un retour à cette situation. C’est en écho à ce traumatisme que le fihavanana trouve tout son sens. Il s’inscrit dans la volonté de rester unis, pour empêcher un retour de cette division et éviter la violence.
Les limites du fihavanana
Pourtant, il faut savoir que le fihavanana n’a pas la même popularité ni la même perception pour les Malgaches que pour les observateurs étrangers. Ce concept est de plus en plus critiqué au fil des crises.
Pour certains Malgaches, il n’existe plus depuis les changements opérés par le capitalisme et l’ouverture au monde occidental, qui auraient détruit la solidarité malgache. On serait passé aujourd’hui d’un rapport d’entraide à un rapport individualiste, dirigé par l’intérêt personnel. Ces visions s’insèrent dans un rapport fantasmé au passé, souvent considéré comme idéal d’un point de vue moral [11].
Pour d’autres, il n’a jamais réussi à transcender les barrières communautaires et n’a jamais atteint l’échelon national. L’insécurité, la délinquance, les vagues d’enlèvements, les dahalo (pilleurs de bétail) et le manque de solidarité lié à l’appauvrissement des populations sont souvent pointés du doigt comme les signes d’un fihavanana qui n’existe que dans l’imaginaire ou dans le discours populaire.
Enfin, une dernière critique de cette notion est lié à sa surpolitisation et son utilisation répétée par les élites qui ont fini par la vider de son sens profond et ont engendré chez certains une répulsion. Certains titres du journal indépendant en ligne, Madagascar Tribune, sont très explicites : « Ce fihavanana dont on nous rebat les oreilles », « Bonne nouvelle : le fihavanana est mort » , ou encore « Le fihavanana à toutes les sauces politiques et religieuses. » Même si le contenu des articles est bien plus nuancé, l’idée tend vers le constat d’un fihavanana finalement nuisible au véritable débat démocratique. Certains chercheurs comme Mireille Razafindrakoto et François Roubaud [12] évoquent quant à eux un fihavanana qui sert surtout à masquer les manquements à la démocratie et à maintenir le peuple dans une forme de soumission passive. Selon eux, la théorie de la non-violence malgache est erronée car elle ne prend en compte que la violence physique. Un « tabou de la violence» [13] aurait laissé place à une violence plus structurelle, qui contraint les Malgaches à se résigner et à accepter passivement les dérives de ceux qui détiennent le pouvoir. Les renversements du pouvoir ne s’expliquent pas par une réaction populaire mais par une manipulation organisée par l’autre partie de l’élite qui ne détient pas le pouvoir. Ce schéma se reproduit et le fihavanana permet d’empêcher le peuple de réagir et de feindre une réconciliation nationale, selon les intérêts politiques de chacun. Le rôle du Conseil pour le Fampihavanana Malagasy (CFM) prend tout son sens ici, notamment à travers les différentes amnisties accordées selon les alliances politiques et les agendas électoraux.
Conclusion
Peut-on en conclure que le fihavanana doit être rejeté pour permettre à Madagascar de renaître dans une véritable démocratie au débat égalitaire ? Sa surutilisation dans le champ politique est effectivement en train de conduire à une perte irréversible de son ancrage auprès des Malgaches. Il est évident que le terme doit être repensé et réinterrogé constamment, au risque de devenir un élément de langage folklorique et vide de sens. Aujourd’hui, sa régénérescence pourrait passer par une dépolitisation du terme et par un travail en profondeur de réappropriation du fihavanana, au sens de solidarité du peuple contre les élites politiques malveillantes. Concluons sur cet adage malgache qui doit inciter les Malgaches à se rattacher encore plus au fihavanana dans les moments les plus difficiles de leur histoire politique : « Que votre fihavanana ne ressemble pas aux pierres brisées dont les fragments ne peuvent plus être réunis, mais aux fils de soie qu’il est facile de renforcer lorsqu’ ils menacent de se rompre » [14]
Notes
[1] GANNON F, « Le fihavanana comme capital social », in : KNEITZ Peter (dir.), La vision d’une société paisible à Madagascar, Universitätsverlag Halle-Wittenberg, 2014 (326 p.) : Le terme anglais kinship serait selon lui le plus proche du terme malgache.
[2] Cette vision est fausse comme l’a démontré Sylvain Urfer en rapprochant le fihavanana du concept du socialisme tanzanien de « Ujamaa ». URFER Sylvain, Madagascar. Une culture en péril ? Antananarivo : no comment, 2012.
[3] KNEITZ P, « Introduction : La paix du fihavanana », in : KNEITZ Peter (dir.), La vision d’une société paisible à Madagascar, Universitätsverlag Halle-Wittenberg, 2014 (326 p.).
[4] MAREIKE S, «Fihavanana 2010: National solidarity within the context of Madagascar’s 50th anniversary of Independence », in: KNEITZ Peter (dir.), La vision d’une société paisible à Madagascar, Universitätsverlag Halle-Wittenberg, 2014 (326 p.).
[5] FLACOURT É, Histoire de la Grande Isle de Madagascar, Paris, Inalco-Karthala, 1995 [1661] « En guerre, cette nation ne sait ce que c’est que se battre en champ de bataille, […] ils attaquent le village de leur ennemi en l’environnant de tous côtés, en faisant tous des cris horribles et effroyables et entrent ainsi dans le village en tuant grands, petits, femmes, filles et vieillards, sans épargner les enfants », p.178.
[6]« Possiblement 60 000 non-Merina (en moyenne 1 622 per annum) étaient mis à mort par des unités merina. » CAMPBELL Gwyn, An Economic History of Imperial Madagascar, 1750–1895. Cambridge: University Press, 2005.
[7] KNEITZ P, « Introduction : La paix du fihavanana », in : KNEITZ Peter (dir.), La vision d’une société paisible à Madagascar, Universitätsverlag Halle-Wittenberg, 2014 (326 p.).
[8] Ibid.
[9] OTTINO P, Les champs de l’ancestralité à Madagascar, Parenté, alliances et patrimoines, Karthala et Orstom, 1998.
[10] RAISON-JOURDE F, « Avant-propos », in: KNEITZ Peter (dir.), La vision d’une société paisible à Madagascar, Universitätsverlag Halle-Wittenberg, 2014 (326 p.).
[11] MAREIKE S, «Fihavanana 2010: National Solidarity within the Context of Madagascar’s 50th Anniversary of Independence », in: KNEITZ Peter (dir.), La vision d’une société paisible à Madagascar, Universitätsverlag Halle-Wittenberg, 2014 (326 p.).
[12]RAZAFINDRAKOTO Mireille, ROUBAUD François, WASCHEBERGER Jean-Michel, Violence et non-violence à Madagascar : réflexion sur les formes de régulation sociale, Document de travail UMR Dial, décembre 2017.
[13] Ibid.
[14] « Aza atao fihavanam-bato : raha tapaka, tsy azo atohy; fa ataovy fihavanan-dandy: raha madilana azo tohizana »
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