En février 2011, une vague de protestations violentes traversait le royaume du Maroc, dans le cadre du mouvement des Printemps arabes. Les manifestants dénonçaient l’oppression et la corruption politique qui sclérosaient le pays, militant pour l’acquisition de nouveaux droits sociaux, à l’image des régimes autoritaires renversés quelques mois plus tôt en Tunisie et en Egypte. Si le Maroc fait office d’ « exception » des Printemps arabes, car ces manifestations n’ont pas abouti à un renversement de la monarchie parlementaire en place, cet équilibre a, dans une large mesure, reposé sur l’anticipation par l’administration nationale des demandes du peuple. En renforçant le rôle du Parlement, ainsi qu’en enclenchant un processus de renforcement des libertés individuelles et une décentralisation progressive, la fièvre réformiste qui avait embrasé l’opinion, et particulièrement la jeunesse, s’était vue apaisée. Six ans après la mise en place de la nouvelle Constitution marocaine de 2011, l’heure est au bilan pour l’anthropologue Mohamed Sghir-Janjar : depuis, quelle a été l’évolution politique, constitutionnelle et sociologique du pluralisme religieux au Maroc ?
La liberté de conscience, un droit non reconnu par la Constitution ?
Pour Mohamed Sghir-Janjar, il est clair que face à une Tunisie qui fait office d’exemple suite au grand chamboulement des révolutions de 2011 au Maghreb, la monarchie de Mohammed VI demeure en deçà des attentes que l’on aurait pu avoir d’elle. En effet, beaucoup considèrent aujourd’hui la Tunisie comme un modèle de démocratisation poussée car, lors de sa refonte juridique en 2014, elle avait choisi de rejeter la charia comme source de droit. Au Maroc néanmoins, le système juridique et pénal est construit sur un mélange de droit positif, à l’image des démocraties occidentales, et de la loi islamique, une alliance que certains qualifie de contradiction institutionnelle. Ainsi, malgré un bilan mitigé mais plein de promesses relativement au respect des droits de l’Homme dans le pays, le cas de la liberté de conscience fait exception.
En plus de la rigidité idéologique de certaines coalitions conservatrices au Parlement, c’est le système juridique lui-même, avec son fameux article 220, qui condamne explicitement le prosélytisme : « Est puni de la même peine, quiconque emploie des moyens de séduction dans le but d’ébranler la foi d’un musulman ou de le convertir à une autre religion ». L’anthropologue en vient à dénoncer une lecture abusive des textes juridiques comme des « outils de répression des libertés individuelles », alors qu’ils se voulaient protecteurs des populations colonisées lors de leur création.
L’évolution sociologique des populations, un moteur pour la mise en place de révisions juridiques
Le pluralisme religieux n’a également pu s’étendre plus largement jusqu’alors car c’est une variable qui ne dépend pas seulement des décisions de politiques publiques, mais aussi de l’évolution de la société. Aujourd’hui, plusieurs facteurs démographiques et sociologiques ont conduit à une évolution des mœurs, et, avec elles, les première fissures juridiques commencent à voir le jour. L’acquittement du jeune converti au christianisme Mohammed El Baladi en août 2014 a été dans ce sens un symbole fort, confirmé un an plus tard par une déclaration encourageante du ministre de la Justice, Mostafa Ramid : « les Marocains sont libres de se convertir, mais le prosélytisme reste interdit ». Si cette décision fait effectivement jurisprudence en la matière dans les années qui suivent comme l’on peut s’y attendre, cela sera un premier pas encouragent vers une reconnaissance pleine de la liberté de conscience. Cependant, n’oublions pas que l’ouverture progressive des mentalités concerne en grande partie des classes moyennes ou aisées, urbanisées et la plupart du temps jeunes, et qu’elle est loin d’avoir conquis une population de majorité conservatrice, rurale et modeste.
Un processus réformiste prudent
Pour résoudre ce paradoxe, il semblerait que le Maroc ait opté pour une approche réformiste lente, passant par une ouverture d’abord culturelle aux autres religions, telle qu’a pu l’illustrer l’ouverture de l’Institut œcuménique Al-Mowafaqa, à Rabat. Si, de fait, de nombreuses églises et synagogues existent sur le territoire, et qu’une communauté juive très ancienne a toujours été la bienvenue pour les différents gouvernements, la conversion des Marocains musulmans eux-mêmes demeure un véritable tabou religieux. Ainsi, même si la conversion volontaire est légale, elle demeure très mal perçue au sein de la société civile marocaine et peut aboutir à l’exclusion de la collectivité. Cette fracture entre deux Maroc est-elle irréconciliable et aboutira-t-elle à la naissance d’un nouveau printemps arabe ? Rien n’est moins sûr car, tant au niveau de ses ambitions régionales en Afrique subsaharienne qu’au niveau de ses efforts aux yeux de la communauté internationale, le gouvernement marocain semble décidé à ne pas céder sous la pression populaire. Les décisions pragmatiques de Mohammed VI l’ont bien fait comprendre lorsqu’ont éclaté les manifestations de 2016 dans le Rif, dont les répercussions politiques continuent à ce jour.
Enfin, malgré la pertinence de cet article, l’auteur ne mentionne pas l’un des aspects les plus cruciaux dans les rapports du Maroc au pluralisme religieux : la lutte contre le terrorisme. Aujourd’hui, la priorité du gouvernement reste incontestablement la surveillance des islamistes extrémistes, au-delà de la prise en compte des libertés religieuses et du respect de leur diversité. Il semblerait que la mise à l’agenda de ce problème dépendra encore longtemps de revendications d’ONG, de citoyens engagés, ou de rappels de la communauté internationale…
Image : Des milliers de manifestants au Maroc (20 février 2011) – By Magharebia – Own Work, CC BY 2.0