Chaque année, durant le Ramadan, mois de partage et de prière pour les musulmans, mais aussi d’échange et de réflexion, se déroulent des « causeries religieuses » au Maroc, présidées par le roi Mohammed VI et sous la juridiction du Ministère des Habous et des Affaires Islamiques. Cette deuxième causerie ramadanesque, animée par Rohan Ambay, professeur à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar et président de la Fondation Mohammed VI des oulémas africains, se révèle particulièrement intéressante quant au positionnement religieux du Maroc vis-à-vis du reste du continent africain. En effet, sa conférence ‘religieuse’ ne porte pas sur des points de théologie (lectures de passages du Coran ou explications de concepts pointus de la foi islamique, comme à l’accoutumée) puisqu’un seul verset et un seul hadith sont cités. Il s’agit en fait d’une leçon de géopolitique religieuse et historique.
Un socle spirituel solidifiant la coopération diplomatique
Quel est le message du Professeur Ambray en cette nuit du 22 mai 2018 ? Il expose en quoi l’identité spirituelle, qui s’enracine dans une longue histoire entre le Maroc et les pays africains musulmans, est la mieux à même d’assurer paix et sécurité en Afrique et reste le meilleur rempart contre l’extrémisme. Les pays africains concernés sont surtout ceux d’Afrique de l’Ouest francophone (Sénégal, Mali, Guinée, etc) dont certains sont victimes d’attaques terroristes très meurtrières, en majorité commanditées par les groupes islamistes Boko Haram et Al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), comme au Niger et au Mali. Ainsi, la religion constituerait un socle solide de coopération et d’entente entre le Royaume et le reste du continent, légitime car basé sur le partage d’une croyance commune – dans le sens où le religieux transcenderait tout conflit politique, diplomatique ou encore économique.
Une justification de la politique étrangère du roi
De plus, cette démonstration s’inscrit dans la continuité d’une diplomatie marocaine se tournant vers le continent africain depuis plusieurs années déjà. Elle vise à réaffirmer la nécessité d’un tel partenariat, alors que les voyages fréquents du roi à l’étranger sont parfois critiqués par la population marocaine. Connaissant bien l’attachement profond du peuple marocain au respect des traditions et des enseignements religieux, le roi Mohammed VI s’appuie sur ce discours spirituel pour conforter sa politique étrangère auprès des citoyens marocains.
Les quatre piliers d’une spiritualité partagée
Cette spiritualité commune s’appuie sur quatre piliers : Imarat al Mouminine, le rite Malékite, la doctrine achaârite et le soufisme. Ces constantes religieuses s’exprimant à la fois à travers les croyances mais aussi les us et coutumes des populations sont partagées par le Maroc et plusieurs pays d’Afrique – et ce, à travers leur histoire commune, malgré des évolutions politiques différentes et un attachement à leur souveraineté propre.
L’Imarat Al Mouminine
La définition du premier, l’Imarat Al Mouminine, c’est-à-dire le commandeur des croyants, désigne l’institution du roi du Maroc et s’appuie sur une jurisprudence, et donc une légitimité, très ancienne, inscrite dans l’actuelle Constitution marocaine. Il est le seul à avoir cette autorité spirituelle sur le continent africain. De ce fait, ce pilier est précisément l’occasion d’une véritable déclaration de reconnaissance d’un guide spirituel en la personne du roi du Maroc, non seulement pour les Marocains, mais pour tous les Africains de l’Ouest. Le conférencier insiste sur ce rappel historique de l’Imarat de Moulay Idriss Ier, fondateur de Fès au VIIIème siècle, qui avait fui le califat d’Orient : « le premier à être qualifié de « Amir al Mouminine » dans l’occident islamique où il avait bâti un Etat islamique indépendante de l’Orient ».
Le rite malékite
En second temps, il est question de l’adoption du rite malékite, qui est l’une des quatre écoles juridiques de l’islam sunnite, aux côtés du hanbalisme, du chaféisme et du hanafisme. Rappelons que le sunnisme malékite reprend l’enseignement de l’imam Malik Ibn Anas (VIIIème siècle) et privilégie la jurisprudence des compagnons du prophète ainsi qu’une pratique religieuse coutumière basée sur l’intérêt général. Il se distingue de manière plus large du dogme hanbalite, et particulièrement de sa radicalisation matérialisée en la création du mouvement wahhabite (actuellement appliqué en Arabie Saoudite) à la fin du XVIIIème siècle. Les qualités énumérés par le Pr Ambray : « le progrès, le renouvellement, la flexibilité et le pragmatisme », tranchent fortement avec l’idéologie extrémiste, mais aussi avec celle des pays du Golfe, qui ont une influence grandissante sur les populations d’Afrique du Nord et de l’Ouest.
Le dogme acharite
La troisième constante identifiée est le dogme acharite, école qui s’imposa tardivement, sous l’influence du théologien Abou Hassan al-Achari, contre l’école mutazilite, qui avait prévalu quelques dizaines d’années, surtout à Bagdad sous l’influence du sultan Al Ma’mun (IXème siècle). Etant devenue largement majoritaire au sein de l’islam sunnite, l’acharisme réfuta l’idée que l’Homme dispose d’un total libre-arbitre dans l’interprétation des textes sacrés et dans ses choix de vie. Ainsi, le conférencier fait de l’acharisme le meilleur défenseur de « l’islam du juste milieu ». Implicitement, il critique le mutazilisme qui fut parfois très intolérant du fait de son libéralisme imposé, pouvant mener à des dérives malgré ses concepts audacieux de libre-arbitre et de l’ouverture aux savoirs scientifiques de l’Antiquité et de l’Orient extrême : « l’interprétation littérale des textes sans pour autant les dépourvoir de leur sens moyennant une lecture et une analyse décalées ».
Le soufisme
Le quatrième pilier est le soufisme, école plus mystique et ésotérique qui se décline en différentes pratiques, du Moyen-Orient à l’Afrique de l’ouest, et dont le but est la recherche d’un état transcendant permettant d’accéder à un pan de la connaissance divine. Il est en effet très présent en Afrique Subsaharienne, surtout au Sénégal où les confréries ont un poids et une influence notables dans la société toute entière. Au Maroc, bien que plus discret, il est très présent, à Fès par exemple – et les liens entre les soufismes marocains et d’Afrique de l’Ouest sont soulignés comme facteurs d’unité profonde grâce à cette spiritualité commune. Il a notamment joué un rôle clé dans la diffusion de l’islam subsaharien à travers l’influence puissante des réseaux soufis appelés tariqa, très actifs et éparpillés sur l’ensemble du continent.
L’islam marocain, basé sur les constantes de l’institution d’Imarat al-Mouminine, du malékisme, de l’acharisme et du soufisme, est donc présenté comme un modèle, la voie idéale pour l’Afrique. Ces piliers se retrouvent dans une majorité de pays d’Afrique subsaharienne, qui cherchent de plus en plus à former leurs imams au Maroc. De manière plus générale, la religion apparaît comme la réponse aux vicissitudes et aux violences de l’Histoire et de la géopolitique. Et cela s’inscrit dans la continuité, faisant suite aux voyages fréquents du roi du Maroc dans les pays africains en 2017, pour diverses alliances économiques et commerciales, mais aussi politiques. Religion et géopolitique sont interdépendantes, comme le réaffirme le conférencier en conclusion, concernant notamment la question de la sécurité morale et physique du continent africain, bien souvent mise en jeu par la menace que représente le terrorisme islamiste, à l’intérieur même d’enceintes sacrées (mosquées et madrassas notamment).
Image : Entretien avec la Ministre Mauritanienne Déléguée Chargée des Affaires Maghrébines, Africaines et des Mauritaniens à l’Etranger, By Ministère des Affaires Etrangères et de la Coopération du Royaume du Maroc – Own Work CC BY-NC-SA 2.0