Regards sur les relations judéo-marocaines avec Gabriel Banon
Il y a un an, jour pour jour, le 26 février 2024, Gabriel Banon s’éteignait à Casablanca à l’âge de 96 ans. C’était un homme d’affaires juif marocain et ancien conseiller économique de Yasser Arafat lors du processus d’Oslo. Sa disparition a suscité de vives émotions parmi ses proches et dans son pays natal, le Maroc. Peu avant sa mort, en février, j’ai eu l’opportunité de discuter avec lui. Cet article revient sur cette conversation et sur la question centrale de l’attachement durable des Juifs marocains à leur pays d’origine, en hommage à un homme d’exception.
Portrait de Gabriel Banon
Gabriel Banon est né en 1928 dans la Médina de Casablanca, issu d’une famille juive influente. Son père dirigeait la communauté juive marocaine. Après des études à l’école hébraïque et au lycée Lyautey, il poursuit des études de droit et d’ingénierie à Lyon, puis à Oslo. Polyglotte, il maîtrisait le français, l’hébreu, l’arabe, l’anglais et le suédois.
Son parcours international a marqué sa carrière d’homme d’affaires et de conseiller politique. Il a travaillé avec des personnalités influentes comme Georges Pompidou, Vladimir Poutine et surtout Yasser Arafat, auprès de qui il a œuvré de 1993 à 2002. Au Maroc, il a cofondé la chambre syndicale des ingénieurs et l’école des responsables syndicaux de l’Union marocaine du travail (UMT).
Engagé pour le dialogue israélo-palestinien, il fut Secrétaire Général du groupe de travail israélo-palestinien de Caux, en Suisse. Après la normalisation des relations entre le Maroc et Israël en 2020, via les accords d’Abraham, Gabriel Banon a été nommé président du Cercle d’amitié Israël-Maroc.
Les relations judéo-marocaines : un exceptionnalisme marocain ?
Les relations entre les Juifs et les Musulmans au Maroc sont souvent décrites comme harmonieuses, voire exceptionnelles dans le monde arabo-musulman. Cette image s’est renforcée après les accords d’Abraham, mettant en avant une coexistence pacifique. Les Juifs marocains auraient ainsi conservé un lien particulier avec le Maroc, malgré leur migration massive.
Historiquement, cet attachement est associé à la monarchie marocaine. Le roi Mohammed V est perçu comme le protecteur des Juifs face au régime de Vichy [1]. Bien que des discriminations aient existé, Mohammed V aurait atténué les mesures antisémites imposées par le protectorat français [2]. Cette symbolique s’est prolongée sous Hassan II, malgré des tensions et l’émigration vers Israël.
En Israël, les Juifs d’origine marocaine forment une communauté influente. Leur attachement au Maroc se traduit par des portraits des rois marocains dans les foyers et des lieux de mémoire dédiés [3]. Cependant, cet attachement s’accompagne de désillusions liées aux discriminations subies par les mizrahim en Israël, alimentant une nostalgie idéalisée du Maroc.
Une mémoire vivante, mais des désillusions en Israël
Une mémoire vivante
En Israël, notamment à Ashdod, Netanya et Beersheba, les souvenirs du Maroc restent vivants. Des lieux commémorent les rois du Maroc et leurs portraits ornent de nombreux foyers.Les pèlerinages annuels de Juifs marocains aux mausolées royaux à Rabat témoignent de cet attachement culturel et spirituel. Pourtant, derrière cette nostalgie se cache une réalité plus complexe.
En arrivant en Israël, beaucoup de Juifs marocains ont découvert des conditions de vie difficiles. Logés dans des camps de transit (ma’abarot), ils ont subi des discriminations sociales et économiques [4]. Souvent relégués à des emplois subalternes, ils ont ressenti une exclusion face à l’élite ashkénaze, issue des vagues d’immigration européenne. Gabriel Banon dénonçait souvent cette situation.
Cette marginalisation a engendré un sentiment d’injustice parmi les Juifs marocains, qui se sont souvent sentis exclus de la société israélienne. Ce ressentiment s’est traduit par des mouvements de protestation, notamment les Black Panthers israéliens des années 1970. Inspirés des luttes sociales américaines, ils dénonçaient le racisme institutionnel et la marginalisation des Mizrahim (Juifs orientaux), en grande partie d’origine marocaine.
Désillusions en Israël
La désillusion en Israël a renforcé le lien nostalgique des Juifs marocains à leur terre d’origine. Pour beaucoup, le Maroc symbolisait une époque de stabilité relative, bien que ce passé soit parfois idéalisé. Avant la colonisation française, les Juifs marocains avaient un statut ambivalent [5], protégés sous la monarchie musulmane tout en subissant des discriminations sous le régime de dhimmi (droits restreints, protection conditionnelle) [6]. Toutefois, le Maroc offrait un cadre plus tolérant que d’autres pays de la région, surtout dans les centres urbains comme Fès, Meknès et Marrakech.
Gabriel Banon expliquait : « Oui, il y avait des discriminations au Maroc, mais elles étaient souvent le fait de l’administration coloniale et non des Marocains eux-mêmes. La monarchie intervenait régulièrement pour nous protéger« . Selon lui, la différence entre la condition des Juifs au Maroc et en Israël était frappante. Malgré des tensions au Maroc, ils y bénéficiaient d’un respect et d’une coexistence relativement pacifique. En Israël, ils ont affrontés un melting pot forcé, effaçant leur identité marocaine au profit d’une culture homogène et occidentale.
Entretien avec Gabriel Banon : une perspective personnelle
Pourquoi existe-t-il un lien si fort entre les Juifs d’origine marocaine et le Maroc, selon vous ?
« Ce lien est fort, mais ne me demandez pas de l’expliquer ». Il semble relever d’un certain mysticisme. Cela dit, il existe une explication tangible : « Il y a presque un million d’Israéliens d’origine marocaine, sur 6 millions de citoyens en Israël, qui sont restés marocains dans leur cœur. Ce phénomène n’est pas limité à Israël, il s’applique aussi aux Juifs marocains en France, aux États-Unis et ailleurs. Ils sont attachés aux Alaouites. »
La monarchie marocaine, joue-t-elle un rôle central dans cet attachement ?
« Absolument. La monarchie a toujours inclus des Juifs dans ses cabinets. Historiquement, le makhzen intervenait pour protéger les Juifs dans les moments difficiles. Il y a une relation spéciale entre les Juifs et le pouvoir royal. Ce lien s’est renforcé sous Mohammed V et Hassan II, malgré les épreuves du protectorat et des migrations. »
Pouvez-vous m’en dire plus sur l’épisode du royaume juif de Taza, que vous avez mentionné ?
« Il s’agit d’une histoire méconnue mais fascinante. Haroun bin Michâal, un homme influent, aurait fondé un royaume juif berbère près de Taza au XVIIe siècle [7]. Les Alaouites auraient sollicité son soutien pour asseoir leur pouvoir. Cependant, les récits divergent. Certains disent qu’Ibn Michâal a été assassiné par Moulay er-Rachid, fondateur de la dynastie alaouite [8]. Cette histoire, en partie légendaire, illustre néanmoins l’ancienneté et la singularité des relations judéo-marocaines. »
Comment voyez-vous l’avenir des relations entre le Maroc et sa diaspora juive ?
« Le lien est indéfectible. Malgré la diminution du nombre de Juifs résidents, la diaspora garde un attachement fort au Maroc. Les retours au pays, même temporaires, et la perpétuation des traditions montrent que ce lien ne s’effacera pas. Les accords d’Abraham n’ont fait que renforcer cette dynamique, ouvrant la voie à de nouvelles collaborations. »
Conclusion
Gabriel Banon incarne le lien entre la diaspora juive marocaine et le Maroc. Son témoignage révèle la complexité des relations judéo-marocaines, marquées par un attachement indéfectible au Maroc malgré les défis rencontrés ailleurs. Porteurs d’une double identité, les Juifs marocains reflètent les tensions et les espoirs d’une coexistence réussie. Banon, en fin observateur et acteur engagé, symbolise cette dualité. Son héritage témoigne d’une histoire partagée et d’un lien indestructible.
Notes
Alaoui : Dynastie régnante actuellement au Maroc, originaire de la région de Tafilalet et descendante du prophète. Son règne débute en 1667.
Makhzen: Au sens littéral, désigne un magasin, un entrepôt de richesses. Au Maroc, c’est un système qui repose sur la proximité avec la monarchie, où des familles influentes ont servi les rois en occupant des postes de pouvoir importants (Caïd, Pacha…). En recul depuis l’indépendance, ce système s’est modernisé et influence toujours certaines institutions : la police, la gendarmerie, l’armée, le religieux.
Mizra’him : Le terme Mizra’him désigne des communautés juives variées du Moyen-Orient, d’Afrique du Nord, du Caucase, d’Asie Centrale et de l’Inde, formant une mosaïque culturelle plus complexe que celle des Juifs ashkénazes et séfarades. Initialement utilisé en Israël avec une connotation péjorative, il a été réapproprié par les Juifs orientaux et séfarades, qui lui ont donné une valeur positive. Dès les années 1990, les activistes Mizra’him ont popularisé ce terme, préféré à « Juifs orientaux, jugé trop réducteur et excluant les Juifs maghrébins.
[1] Koslowski, Nina, Comment Mohammed V a protégé (sauvé) les Juifs du Marocains, Zamane, n°60, 11/2015
[2] Stora, Benjamin, Meddeb, Abdelwahed, Histoire des relations entre juifs et musulmans des origine à nos jours,
Albin Michel, 2013
[3] Trevisan-Semi, Emanuela, La mise en scène de l’identité marocaine en Israël : un cas d’“israélianité” diasporique, A contrario 5, nᵒ 1, 2007,37-50.
[4] Ibid.
[5] Zafrani, Haïm, 2000 ans de vie juive au Maroc, Eddif, 2000
[6] Bensoussan, Georges, Juifs du monde arabe, Editions Odile Jacob, 2017
[7] Dahmani, Youssef, Aux origines du projet de l’État juif au Maroc au XVIIe siècle, Yabladi, 17/12/2020
[8] Weill, Julien, Tome quatre-vingt troisième, Revue des études juives, 83-166, 1927