Yennayer est officiellement une fête nationale au Maroc
Les Marocains fêtaient le dimanche 14 janvier l’an 2974 amazighe, Yennayer. En famille, autour de plats typiques amazighs, à base de blé ou légumineuses, on se souhaite Assegas Ambarki (bonne année). La particularité de cette année est que Yennayer est désormais jour férié, payé et chômé. En effet, en mai 2023, le roi Mohammed VI a institutionnalisé le nouvel an amazigh en fête nationale, au même titre que le nouvel an grégorien et musulman. Il s’agit d’ une victoire additionnelle pour le mouvement amazigh. Elle symbolise une « consécration du pluralisme culturel et civilisationnel au Maroc ».
Yennayer, une célébration ancestrale des cycles saisonniers, fêtée dorénavant de manière un peu folklorique
Le nouvel an amazigh correspond au premier jour du calendrier julien, répandu en Afrique du Nord pendant la conquête romaine. Son nom est probablement tiré de Ianuarius, le mois de janvier romain. L’influence romaine dans Ifrîkiyya [1] a débuté en -146 av. J.-C. avec la prise de Cartage. Elle ne fut ni linéaire ni homogène, couvrant principalement les régions septentrionales des actuels Lybie, Tunisie, Algérie et Maroc. Elle prit définitivement fin en 698, lors de la conquête arabo-islamique.
Initialement, Yennayer est une célébration des cycles saisonniers par les communautés paysannes. Les festivités se déclinent différemment selon les régions, mais ont pour origine commune des pratiques païennes, antérieures aux monothéismes juif, chrétien et musulman, censées présager abondance et bonheur pour l’année à venir. Ce rituel agraire est donc une illustration du rapport organique entre les paysans et leur environnement, désormais révolu.
Cette année, au Maroc, les festivités eurent lieu du 12 au 16 janvier, animées par un florilège d’événements culturels organisés par des acteurs institutionnels et associatifs. On note la mise en place d’expositions de photographies dans plusieurs villes, dont Guelmim et Agadir, mettant en avant l’histoire et la centralité de la composante amazighe dans le royaume. Des salons exposant des produits du terroir des coopératives locales – structures financées par l’État pour le développement rural, qui emploient en grande partie des femmes – sont également organisés dans les principales villes des régions « amazighes ».
Bien entendu, la musique amazighe fut mise à l’honneur, avec la participation d’artistes phares comme Izanzarne, Fatima Tabimrant et Fatima Tihihit, lors de concerts ouverts au public. Enfin, cette célébration fut aussi l’occasion de mettre en lumière les enjeux culturels et anthropologiques de Yennayer, dans le cadre de colloques et séminaires, organisés notamment par l’Institut royal de la Culture Amazighe (IRCAM), à Rabat, Tanger, Casablanca et Agadir.
Yennayer : une fête paysanne devenue emblème de l’historicité amazighe
Si la célébration de Yennayer a pu perdurer jusqu’à aujourd’hui, il faut noter que sa pratique a fortement diminué. L’urbanisation progressive et les flux migratoires internes, des villages amazighs vers les zones urbaines et les villes en sont la cause. Pourtant, on constate aujourd’hui que cette fête, à l’origine essentiellement paysanne, est au cœur d’enjeux d’ordres identitaires et politiques, qui dépassent largement sa dimension originelle, purement agraire.
Ainsi, Yennayer, fête marquant traditionnellement le début des récoltes et la fin des labours, est un point focal du militantisme amazigh. Le développement d’un calendrier amazigh dans les années 60 a conféré à Yennayer une dimension symbolique forte. La création de ce calendrier était motivée par deux objectifs. D’une part, il s’agit d’attester l’antériorité amazighe en Afrique du Nord, par rapport à la présence arabo-musulmane. Ainsi, cela permet d’appuyer les thèses de l’autochtonie berbère.
D’autre part, il y a le souci de conférer des attributs de grandeur et de pouvoir aux Amazighs, dont le rôle est minimisé par les récits nationaux post-coloniaux. Ces derniers ont véhiculé l’image d’un peuple amazigh passif et conciliant face aux conquêtes successives phéniciennes, carthaginoises, romaines et arabes. Ainsi, le berbériste algérien Ammar Neguadi a choisi en 1982 l’intronisation à la XXIIe dynastie pharaonique du prince Shechonq 1er, de la tribu amazighe égyptienne des Mchawcha, comme événement fondateur du calendrier amazigh. Ce fait historique est attesté par une preuve écrite, critère très important pour légitimer ce choix. En effet, l’Ancien Testament mentionne la prise de Juda et de Jérusalem en 925 av. J-C par Shechonq 1er. L’intronisation de Shechonq est donc un événement glorieux, situé dans un temps éloigné, prouvant l’ancienneté des Amazighs en Afrique du Nord.
La mise en avant de l’identité arabo-musulmane par le Maroc
Le mouvement amazigh a émergé en Algérie, pionnière dans cette lutte, dès les années 30. Au Maroc, c’est après l’indépendance, dans les années 60, que se développe ce mouvement, dans un contexte particulier. En effet, au Maghreb, les indépendances ont marqué le début d’une nouvelle construction nationale, tournée vers le référent arabo-musulman. L’objectif énoncé par les responsables politiques était le détachement du colonialisme français et occidental. Ainsi, au Maroc, le parti Al Istiqlal (Indépendance), fondé en 1937 et artisan de l’indépendance du pays, était de mouvance salafiste et panarabe. Son leader, Allal Al Fassi, souhaitait mettre en avant l’identité arabe et musulmane du Maroc, aliénée par la présence coloniale française. Le roi Mohammed V se plaçait également dans une logique d’unifier la nation autour de ces deux bases communes. Au-delà de ces considérations identitaires, les intérêts nationaux ont surtout motivé ce tournant.
Après l’Indépendance du Maroc en 1956, l’achèvement du recouvrement du territoire national, en l’espèce du Sahara occidental, nécessitait de nouer des alliances fortes avec les pays arabes et musulmans, afin d’obtenir leur soutien, notamment dans les instances internationales. Ainsi, le royaume rejoint la Ligue des États arabes, structure phare du panarabisme, dès 1958. Le panarabisme était alors à son apogée. Ce mouvement nationaliste voulait fédérer les États du Machrek au Maghreb, arabophones, partageant une civilisation et une histoire communes.
Ainsi, ce tournant identitaire ne se distinguait pas des tendances de l’époque. En effet, l’anti-impérialisme et le panarabisme étaient les grands vecteurs d’idées dans les pays du Moyen-Orient pendant une grande partie du XXe siècle.
Toutefois, le choix de cette nouvelle identité arabo-musulmane s’est révélée clivante. Il occulte notamment la prégnance de la composante amazighe et élude la part historique d’amazighité du Maroc. Un exemple significatif est l’omission de préciser, dans les manuels scolaires, l’origine amazighe de dynasties régnantes marocaines. Ce qui était le cas par exemple des almoravides et des almohades. Aussi, dans les programmes d’enseignement, l’histoire du Maroc débutait avec l’ère Idrisside, donc avec la conquête arabo-musulmane. Tout un pan de l’histoire, en l’espèce amazighe, était absent. En outre, une répercussion plus matérielle du tournant arabo-musulman du Maroc est les difficultés rencontrées par les citoyens amazighophones des régions villageoises. Ces citoyens, peu scolarisés et ne maîtrisant souvent pas l’arabe dialectal, faisaient face à d’importants obstacles dans leurs démarches administratives. L’usage exclusif de l’arabe dans les administrations et les tribunaux compliquait grandement leurs démarches. Ils devaient alors avoir recours à des traducteurs.
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La naissance du militantisme amazigh
Le militantisme amazigh au Maroc naît dans ce contexte, dans les années 1960. En particulier à Rabat et Casablanca, dans les milieux estudiantins de la classe moyenne. Paradoxalement, ces jeunes militants avaient souvent peu de rapports avec les milieux ruraux, les valeurs et culture des sociétés amazighes. En effet, en s’établissant dans les centres urbains, les communautés amazighes adoptaient les usages citadins. L’emploi de la langue amazighe diminuait, quand on ne l’abandonnait pas complètement pour adopter la darija (dialecte arabe marocain).
Les militants avaient pour objectif premier la revalorisation de la langue et culture amazighe, considérée alors comme inférieure à l’arabe. Cela se fit par la création de plusieurs associations dans la capitale, à Casablanca, mais aussi à Nador et Agadir. Dès 1967, l’Association Marocaine pour la Recherche et les Échanges Culturels (AMREC) a travaillé sur la promotion de la culture et des arts populaires amazighes.
Parmi les revendications amazighes, deux axes sont au cœur de l’actualité.
En premier lieu, il y a la question de l’autochtonie amazighe. Ce concept est à la fois mobilisé dans des stratégies étatiques (processus de patrimonialisation, Plan Maroc vert) et dans la rhétorique des activistes amazighs. Les militants de ce mouvement ont rejoint les courants transnationaux de lutte pour les droits des peuples premiers. Dans ce sens, ils adoptent la terminologie relative aux revendications indigènes et autochtones. Or, selon des chercheurs, l’utilisation du terme même d’autochtone ne serait pas adéquate pour le cas amazigh, au Maroc et en Afrique du Nord.
En deuxième lieu, leurs revendications s’articulent autour d’une revalorisation de la langue amazighe. La désignation même de l’amazigh par langue est signifiante, longtemps considérée comme dialecte, et en quelque sorte, comme une sous-langue. Cela est révélateur des rapports de force en présence, en effet l’amazigh ne s’est jamais hissé en langue de pouvoir. En particulier, certains dénoncent la faible intégration de l’enseignement de la langue amazighe dans les écoles primaires.
La frange islamiste s’oppose à l’institutionnalisation de Yennayer
Les opposants sont nombreux à ce mouvement au Maroc. En tête de file, les islamistes et arabistes se positionnent résolument contre. L’espace numérique est le terrain privilégié de la bataille rhétorique des deux camps. Un exemple parlant est la salve de critiques contre le calendrier amazigh sur les réseaux sociaux cette année, quelques jours avant sa célébration. L’institutionnalisation du nouvel an amazigh n’est pas au goût de tout le monde. Des figures connues de l’islam politique et du courant salafiste ont vilipendé cette fête. Ils la qualifient de « pratiques païennes » et « d’invention coloniale ».
Notes
[1] Nom arabe désignant les provinces nord-africaines incluses dans l’empire romain, Carthage en particulier, puis les territoires nord-africains orientaux (Lybie, Tunisie, Algérie actuelles).
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