L’île de Mayotte fait figure d’exception parmi les territoires français d’Outre-mer. Ce département situé dans l’océan Indien, rattaché à la France il y a plus de 40 ans, est aujourd’hui encore la source de vives tensions politiques et diplomatiques entre l’Union des Comores et la France. Ces dernières années, les tensions sociales y sont devenues particulièrement vives. Les manifestations xénophobes à l’encontre des Comorien·ne·s installé·e·s sur l’île se sont multipliées. Cette situation, en apparence inextricable, nous pousse à revenir sur la construction de la figure de l’étranger·e à Mayotte au fil des décennies.
Une île à mi-chemin entre les Comores et la France
Dans un article publié sur France Culture en mars 2018, Abdelhak El Idrissi revient sur l’Histoire de Mayotte, et son progressif ancrage dans la République française. De fait, l’île est prise entre deux eaux : appartenant géographiquement et historiquement à l’archipel des Comores, elle est cependant française de par son statut administratif. Cet état de faits nécessite un bref rappel historique.
Les quatre îles de l’archipel des Comores, que sont Mohéli, Anjouan, Grande Comore et Mayotte, entretiennent des liens très forts depuis des décennies. Malgré des particularismes, elles partagent leurs langues, religion et cultures. Les migrations entre les différents territoires sont courantes, une même famille vivant parfois sur plusieurs îles. Le métissage ethnique et culturel est ancien et continu dans l’archipel. Après un peuplement bantou au VIème siècle, ce sont des Persan·ne·s, Malgaches, Africain·e·s et Européen·ne·s qui sont arrivés. La population comorienne, Mayotte comprise, adhère très majoritairement à l’islam sunnite. Toutefois, Mayotte, l’île la plus malgache des quatre, est cédée à la France par le sultan mahorais Andriantsouly en 1841. Elle devient alors une colonie française. L’abolition de l’esclavage, ordonnée en 1848, pousse les grandes familles féodales originaires de Perse à rejoindre les îles d’Anjouan et de Grande Comore. Pour les Mahorais·e·s, la colonisation française est donc en partie empreinte d’un sentiment de libération, expliquant son attachement fort à la France.
Seule île sous souveraineté française pendant un demi-siècle, Mayotte est considérée comme la « fille aînée de la France » dans le canal du Mozambique, même après l’annexion de l’ensemble de l’archipel. Le transfert du chef-lieu de Dzaoudzi à Moroni (Grande Comore), provoque protestation et consternation à Mayotte, qui cherche alors un moyen de s’ancrer définitivement dans la République française. Elle le trouve à travers le référendum organisé par la France en 1974.
Le référendum de 1974 et ses conséquences
Le 22 décembre 1974, les habitant·e·s des quatre îles se rendent aux urnes. Mohéli, Anjouan et Grande Comore plébiscitent très largement l’indépendance. Mayotte, en revanche, souhaite à 64 % des suffrages rester dans le giron français. Malgré la promesse faite par Valérie Giscard d’Estaing, qui avait assuré avant le scrutin que « les Comores sont une unité, ont toujours été une unité », la France décide en juillet 1975 de comptabiliser les voix île par île, et non pour l’archipel dans son ensemble comme il était prévu à l’origine. La réaction à ce qui est perçu comme une violation de son intégrité territoriale est immédiate. Le président comorien Ahmed Abdallah proclame l’indépendance de l’archipel, incluant Mayotte. Toutefois, la France prend la décision d’organiser un nouveau référendum, qui confirme le choix de Maoré (Mayotte en mahorais) d’être rattaché à la République française, et ce malgré les condamnations de l’Assemblée Générale des Nations-Unies. Depuis lors, la France a été rappelée à l’ordre plus d’une vingtaine de fois sur ce sujet, mais s’est toujours prémunie d’une condamnation plus lourde du Conseil de sécurité grâce à son droit de véto.
En 2011, lorsque Mayotte accède au statut de département français, les tensions s’en trouvent grandement exacerbées. Depuis lors, des manifestations ont eu lieu régulièrement pour dénoncer « l’immigration » venue des Comores, terme par ailleurs récusé par les trois autres îles de l’archipel. Il faut dire que depuis la déclaration d’indépendance, l’Union des Comores a vécu des dizaines de coups d’Etat : deux présidents ont été assassinés, l’instabilité et la violence y sont devenues chroniques. A contrario, Mayotte contraste par sa relative stabilité. Ce département, actuellement considéré comme le plus pauvre de France, connaît un PIB par habitant·e 10 fois supérieur aux trois autres îles, représentant un îlot d’espoir pour les Comorien·ne·s. Mais ces dernier·e·s ne sont pas accueilli·e·s à bras ouverts ; loin s’en faut.
Les Comorien·ne·s à Mayotte : des « étranger·e·s de l’intérieur » ?
Le rejet et la xénophobie à l’encontre des Comorien·ne·s à Mayotte interrogent. Beaucoup se demandent comment les habitant·e·s de territoires culturellement et ethniquement très proches, peuvent aujourd’hui se rejeter si violemment. Les campagnes de « décasage » particulièrement violentes en 2016 et 2018, consistant à déloger et détruire l’habitat de Comorien·ne·s (en situation régulière ou non), ont marqué les esprits. La responsabilité de l’Etat français dans cette construction de la figure de l’étranger·e est régulièrement évoquée. Selon Nassurdine Haidari, président du Conseil Représentatif des Associations Noires de France (CRAN) en Provence Alpes Côte d’Azur, « la colonisation française a créé le Mahorais contre le Comorien » devenu ainsi « l’étranger de l’intérieur ».
Durant ces 40 dernières années, l’ancrage au sein de la République française s’est fait au prix de la création d’une frontière invisible entre Mahorais·e·s et Comorien·e·s. Selon l’historien Emmanuel Blanchard, « la départementalisation a généré une xénophobie à l’intérieur d’un espace qui certes connaissait des différences mais a beaucoup en commun ». A Mayotte, le discours officiel a façonné la figure du ou de la Comorien·ne, progressivement devenu·e le visage de tous les maux de l’île : précarité, délinquance juvénile, pression fiscale, démographie élevée, etc. De plus, les autorités de l’île, afin de calmer les tensions, se sont livrées à un grand nombre d’interpellations et d’expulsions suite à ces « décasages ». Cela a donné lieu à une crise diplomatique renforcée, les Comores refusant d’accueillir les personnes expulsées. La France a répondu en allant dans le même sens, en suspendant l’attribution de visas pour les citoyen·ne·s venu·e·s des Comores, et en bloquant l’aide au développement. Elle a, par ailleurs, et dans le même temps, condamné les agissements xénophobes ayant cours à Mayotte, par le biais de communiqués des ministres de l’Intérieur et des Outre-mer, renforçant l’ambiguïté de son positionnement.
Dénètem Touam Bona, professeur de philosophie à Mayotte, parle d’ « une île asphyxiée par sa propre frontière, où schizophrénie et paranoïa vont de pair, et où l’on chasse l’étranger, village après village, au plus profond de soi-même ». Cette situation, qui mêle rapports ethniques, de genre et de classe, doit être comprise comme découlant de stratégies de distinction vis-à-vis des Comorien·ne·s, mais aussi des personnes venues de l’Hexagone (les Mzungus). Il s’agit là du cœur du problème : Mayotte n’est perçue comme un territoire ni parfaitement français (en témoigne le droit dérogatoire ayant cours sur l’île), ni réellement comorien. Une ambivalence qui rend la construction identitaire très problématique, et polarise le débat local autour de l’immigration.
Quelles actions pour lutter contre la xénophobie ?
Suite aux campagnes de « décasages » organisées régulièrement en 2016, mais aussi en 2018 et au début de l’année 2019, divers acteurs se sont exprimés pour faire part de leur indignation. Avec l’appui d’associations locales telles que Solutions éducatives, et nationales à l’instar de la Cimade et de la Ligue des Droits de l’Homme, des familles comoriennes ont déposé des plaintes et informé les médias locaux.
Toutefois, l’interpellation des autorités municipales et préfectorales a eu peu d’écho, et n’a pas déclenché d’actions de protection de la population, selon la Cimade. De la même façon, les médias locaux ayant couvert les événements n’ont globalement pas pris position sur ce sujet, renforçant le sentiment d’impunité face à ces actes haineux.
Gageons qu’en cette « semaine d’éducation et d’actions contre le racisme et l’antisémitisme », la lutte contre toute forme de discrimination semble plus que jamais urgente sur le territoire.
Image : Mayotte is Comorian, par David Stanley, 2013, CC BY 2.0