La Moldavie : tiraillée entre son passé russe et son ambition européenne
Située au carrefour des empires ottomans, austro-hongrois et russes, la Moldavie a subi la domination de l’empire soviétique depuis la Seconde Guerre mondiale jusqu’à l’indépendance en 1991. Toujours considérée par Moscou comme son étranger proche, la Moldavie se tourne aujourd’hui vers l’Union Européenne (UE) en présentant sa candidature. Cependant, la Transnistrie, région pro-russe à l’est de la Moldavie, s’est autoproclamée indépendante en 1992 et soulève de nouveaux enjeux.
Le 21 novembre 2022 s’est ouverte la troisième réunion de la « Plateforme internationale de soutien à la Moldavie ». Ancienne République socialiste soviétique, la Moldavie est un pays d’Europe de l’Est pris en étau entre la Roumanie et l’Ukraine. Depuis l’invasion russe de cette dernière le 24 février 2022, Chisinau, la capitale moldave, fait face à de graves difficultés énergétiques. Ainsi, la ville reçoit de l’électricité en provenance d’Ukraine, et du fait de la destruction de ses infrastructures, rencontre des soucis d’approvisionnements. Elle doit également composer avec la réduction de moitié de son importation de gaz russe.
Dans ce contexte sécuritaire tendu, la présidente moldave a, comme l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie avant elle, présenté la candidature d’adhésion de la Moldavie à l’Union européenne en juin 2022.
Afin de mieux comprendre comment la Moldavie en est venue à une telle décision, nous proposons de revenir sur l’histoire de sa construction nationale. Pour ce faire, nous commencerons par une présentation de son passé marqué par de nombreuses dominations. Nous mettrons particulièrement l’accent sur son passif avec la Russie. Nous poursuivrons avec un aperçu de ses premiers pas en tant qu’État indépendant. Cela sera l’occasion de décrire le « conflit gelé » [1] qui l’oppose à la région séparatiste de Transnistrie où sont stationnées plusieurs centaines de soldats russes depuis 30 ans. Enfin, nous conclurons notre propos en nous interrogeant sur les risques que court la Moldavie aujourd’hui.
La Moldavie : cible des convoitises ottomanes et austro-hongroises
En 1359, l’État féodal moldave voit le jour sous l’impulsion de son fondateur Bogdan Ier. Du XIVe au XVIIIe siècle, la Moldavie est un État à l’indépendance partielle. Elle est implantée sur le territoire des Geto-Daces considérés, par certains, comme les ancêtres des Roumains. Cette autonomie est mise à mal au XVIe siècle par l’Empire ottoman. Néanmoins, il en délègue l’administration à un gouverneur local (« gospodar »). Au cours de leur règne, les Ottomans divisent cette entité en deux parties distinctes. Le gouvernorat de Bender au sud et la principauté de Moldavie au nord. En 1775, la Bucovine [2] (partie septentrionale de l’État moldave de l’époque) passe sous l’autorité des Habsbourg. Il en sera ainsi jusqu’en 1918…
À la merci de l’ours russe
De l’empire tsariste…
Les cartes sont une nouvelle fois rebattues à la suite de la guerre russo-turque entre 1806 et 1812. Après d’âpres négociations, l’empereur russe Alexandre Ier annexe la partie nord du territoire moldave. Celle-ci est située entre les rivières Prut et Dniestr. Cette entité reçoit le nom de « Bessarabie » et demeure dans le giron russe jusqu’en 1918. Peuplée majoritairement de Roumains ethniques (90 %), la Bessarabie connaît un bouleversement démographique à la veille de la Révolution bolchevique. Passant de 90 % à 50 %, la proportion de Roumains ethniques vivant dans cette province chute en raison de la politique russe de colonisation. S’y installent massivement des Russes, Ukrainiens, Bulgares, Allemands, Suisses et Gagaouzes.
En passant par la Roumanie…
La révolution russe d’Octobre 1917 et la fin de la Première Guerre mondiale modifient le rapport de force en faveur de la Bessarabie et de la Bucovine qui déclarent leur indépendance. En 1918, le parlement moldave vote l’unification de ces deux régions avec le Royaume de Roumanie en vertu du principe wilsonien d’autodétermination des peuples. Or, le gouvernement soviétique ne reconnaît pas la souveraineté roumaine sur la Bessarabie allant même jusqu’à revendiquer un droit sur ledit territoire. Son insistance sera telle qu’elle contribuera à la détérioration de ses relations avec la Roumanie. Celles-ci connaissent, toutefois, une embellie dans les années 1930. En particulier en juin 1934 lorsque les deux États s’engagent à respecter leur souveraineté respective et à s’abstenir de s’ingérer dans leurs affaires intérieures.
…à la domination soviétique
Cet accord a néanmoins la vie courte puisque Moscou convient avec l’Allemagne d’un partage de l’Europe en zones d’influence dans le cadre du Protocole additionnel secret du Traité Molotov-von Ribbentrop [3]. Son troisième point mentionne, en effet, l’intérêt manifeste de l’URSS pour la Bessarabie qu’elle annexe en juin 1940. Malgré les efforts diplomatiques roumains, la Bucovine du Nord subit le même sort. De là naît la République socialiste soviétique de Moldavie. La situation se dégrade encore un peu plus avec l’invasion russe de la Roumanie en 1944.
Sous l’ère soviétique, Staline déplace les populations autochtones de Moldavie. Il les remplace par près d’un million et demi de colons bulgares, ukrainiens, polonais, allemands, biélorusses, etc. Ceux-ci sont envoyés dans la région afin de participer à son développement industriel. En important de nombreux russophones, l’objectif de Staline est de « diluer » la population moldave. En parallèle, le régime soviétique organise en Bessarabie une famine entre 1946 et 1947. Plusieurs campagnes de déportation sont, par ailleurs, menées en 1941, 1949 et 1951. En 1960, environ 80 % des personnes déportées depuis la Moldavie peuvent regagner leurs terres dans le cadre de la politique de réhabilitation partielle des victimes de la « Terreur stalinienne ». Cependant, nombre d’entre elles n’ont jamais récupéré leurs biens.
Après la violente répression de la Révolution hongroise de novembre 1956 et la passivité occidentale, la plupart des Moldaves font le choix de ne pas s’opposer à la domination soviétique. Certains remettent tout de même en question le monopole du Parti communiste en Moldavie et plus largement, en URSS.
Selon Igor Caşu, la Russie a appliqué à la Moldavie un traitement différent de celui réservé aux autres républiques soviétiques. Le statut de la Bessarabie explique ce choix. Il s’agissait de « l’unique territoire républicain au sein de l’Union soviétique peuplé par une majorité ethnique appartenant à un État voisin communiste (à savoir la Roumanie). Ainsi, l’interaction entre Moscou et Chisinau était-elle souvent influencée par l’état des relations entre Bucarest et Moscou et vice versa, surtout à partir des années 1960 quand la Roumanie est devenue un état rebelle avec une composante nationaliste forte ».
L’indépendance moldave face aux influences roumaines et russes
Pendant de nombreuses années, le régime soviétique s’évertue à supprimer le nationalisme roumano-moldave. Il cherche à forger, à la place, une identité soviéto-moldave. Pour ce faire, il s’attelle notamment au développement d’une langue moldave – distincte du roumain – écrite en cyrillique. Malheureusement pour lui, il ne parvient pas à empêcher la formation d’un puissant mouvement nationaliste roumano-moldave dans les années 1980.
Parmi les revendications de ce groupe figurent l’unification des peuples moldaves et roumains. Ils réclament également la restauration des frontières antérieures à la domination soviétique. Cela se traduit, entre autres, par l’adoption du roumain (et de son alphabet romain) comme langue officielle de Moldavie le 31 août 1989. L’objectif de ce mouvement est, à terme, de réparer l’« injustice historique » commise par l’URSS. Or, ses exigences suscitent le mécontentement des russophones établis dans l’ex-république soviétique (principalement, des Russes ethniques et des Ukrainiens) et de la minorité gagaouze [4]. Ils craignent de perdre leurs liens privilégiés avec la Russie et de devenir des citoyens de seconde zone.
Sécessionnismes transnistrien et gagaouze
Des opposants russophones forment des groupes sécessionnistes. Ils ont pour but d’entraver l’ambition de cette alliance roumano-moldave et de défendre leurs intérêts. En guise d’illustration, il est intéressant de se pencher sur le cas transnistrien. En 1990, on assiste à la proclamation unilatérale de la République de Transnistrie [5]. La chute de l’URSS actée, Chisinau tente d’y imposer son autorité et d’éteindre les velléités irrédentistes. Cette ambition se solde par des affrontements en 1992. 1 132 morts, plus de 3 500 blessés et 130 000 déplacés (dont 70 000 réfugiés en Russie, Ukraine et Biélorussie) en constituent le lourd bilan.
Au cours de ce conflit, la Russie apporte un soutien militaire indéniable aux séparatistes [6]. Pourtant, elle n’a jamais cessé de se présenter autrement que comme un médiateur entre les parties prenantes. Elle parvient ainsi à endosser un rôle de premier plan au sein de la force tripartite de maintien de la paix (« Trilateral Joint Military Command ») aux côtés de Chisinau et Tiraspol. La Russie dispose aussi d’un Groupe opérationnel dont la mission est de sécuriser un ancien dépôt de munitions héritées de l’ère soviétique entreposées à Cobasna [7]. L’absence de reconnaissance internationale n’empêche pas la Transnistrie de détenir les attributs d’un État. Elle possède une constitution, un gouvernement, un parlement, un drapeau et un hymne national. Toutefois, le fonctionnement de cet État de facto repose largement sur les subsides russes. Des revendications indépendantistes émanent aussi de la Gagaouzie qui obtient de Chisinau un statut autonome en 1994.
À l’aune de ces éléments, on comprend mieux l’ambiguïté passée du discours politique moldave teinté, parfois, de nostalgie communiste. Malgré la persistance d’une influence russe dans les domaines culturels, politiques, linguistiques et économiques, c’est une alliance pro-roumaine et pro-européenne qui est au pouvoir depuis 2009. Le gouvernement de Madame Sandu reste convaincu que « la Moldavie ne peut devenir véritablement forte, capable de défendre ses citoyens que dans la famille des pays européens ».
L’invasion russe de l’Ukraine : quelles perspectives pour la Moldavie ?
Les événements du 24 février 2022 ont ébranlé la stabilité de la Moldavie. Certaines déclarations russes lui font, en effet, craindre l’ouverture d’un second front en Transnistrie dans le but de la déstabiliser. Divers incidents au cours du printemps étayent cette hypothèse : une attaque au lance-roquette contre le siège du ministère de la Sécurité publique situé à Tiraspol, une tour radio à Maïak victime d’une double explosion, le survol de drones du dépôt d’armes de Cosbana visé par des coups de feu, etc.
À la suite de ces événements, le président transnistrien, Vadim Krasnoselsky, a immédiatement accusé l’Ukraine. Cette dernière a répondu qu’il s’agissait d’attaques montées de toute pièce pour étendre le conflit à la Transnistrie. Quelle serait la position de la Roumanie compte tenu de sa relation historique avec Chisinau et son appartenance à l’OTAN ? Enverrait-elle des troupes en Moldavie ? Si oui, l’ex-ambassadeur américain James Pettit n’exclut pas une escalade du conflit qui conduira potentiellement à une activation de l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord.
En dehors d’une intervention militaire, la Russie est en mesure de nuire à la Moldavie de bien d’autres manières. Certains experts évoquent l’organisation d’une révolte populaire plongeant ses racines dans le contexte économique défavorable. Pour d’autres, Moscou pourrait couper l’approvisionnement en gaz dans l’espoir de déclencher un tel soulèvement. Quelles que soient les stratégies employées, elles viseraient toutes à remplacer la présidente Sandu par une personnalité pro-russe.
Conclusion
Devenue « un pont entre l’Europe et l’ex-URSS du fait de ses connaissances de la langue roumaine et de ses relations économiques de grande importance avec la Russie », la Moldavie a dû fournir, après 1991, des efforts considérables pour trouver sa propre voie. Or, depuis l’éclatement du conflit russo-ukrainien, la Moldavie redoute le pire. En plus de partager une frontière commune avec l’Ukraine, elle se sait vulnérable à l’influence russe. En effet, des pro-russes sont présents sur son territoire (en particulier en Transnistrie). De plus, la livraison du gaz russe et de l’électricité ukrainienne est fortement mise à mal par Moscou.
La présidente Maia Sandu a pour défi de préserver la stabilité et l’avenir de la Moldavie. Elle a ainsi entamé la procédure de demande d’adhésion de son pays au sein de l’UE. Cependant, elle ne dispose actuellement que du statut de pays candidat. Avant de devenir un membre de la famille européenne, la Moldavie devra mener un « ambitieux programme de réformes du gouvernement moldave, visant notamment à regagner la confiance placée par les citoyens dans le système judiciaire et dans l’administration publique et à améliorer le climat des affaires et des investissements dans le pays ».
En attendant que cette adhésion devienne réalité, l’ancien chef de la mission américaine à l’OSCE Philip Remler estime que « […] la Transnistrie et la Moldavie ont un intérêt commun à rester en dehors de la guerre. Pour Tiraspol, cela peut signifier défier la Russie […] mais l’alternative ressemble à un suicide militaire et économique. Chisinau n’a guère d’autre choix que d’essayer de maintenir les tensions avec Tiraspol à un faible niveau, de soutenir discrètement ses efforts pour rester en dehors de la guerre, et de plaider auprès des politiciens de Bucarest pour qu’ils n’enveniment pas davantage la situation ».
Notes de bas de page (1-4)
[1] « Lieux où des combats ont eu lieu et ont pris fin mais où aucune solution politique globale […] n’a été trouvée ».
[2] Une autre orthographe possible est « Boucovine ».
[3] Traité germano-allemand de non-agression signé en 1939.
[4] Située au sud de la Moldavie, la Gagaouzie a une superficie de 1.831 km2 (5,4 % du territoire moldave). Il dispose d’une autonomie relative dans plusieurs domaines. Parmi eux, on retrouve la culture, les services de proximité, l’économie locale, les services de santé, etc. En outre, elle a pour particularité d’être turcophone.
Notes de bas de page (5-8)
[5] S’étendant sur 12 % du territoire moldave et courant le long de la frontière ukrainienne, la Transnistrie compte près de 350.000 habitants (2021) soit 10 % de la population totale de la Moldavie. La plupart des habitants sont des russophones d’origine russe, ukrainienne ou moldave.
[6] Les troupes russes de la 14e Armée ont combattu aux côtés des sécessionnistes transnistriens.
[7] Bien que Chisinau tolère la présence des forces russes de maintien de la paix dans le cadre de l’accord de cessez-le-feu, il n’en va pas de même pour ce Groupe opérationnel. Les effectifs militaires russes en Transnistrie s’élèvent à près de 1 500 soldats.
[8] L’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord stipule que « les parties conviennent qu’une attaque armée contre l’une ou plusieurs d’entre elles survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties, et en conséquence elles conviennent que, si une telle attaque se produit, chacune d’elles, dans l’exercice du droit de légitime défense, individuelle ou collective, reconnu par l’article 51 de la Charte des Nations Unies, assistera la partie ou les parties ainsi attaquées en prenant aussitôt, individuellement et d’accord avec les autres parties, telle action qu’elle jugera nécessaire, y compris l’emploi de la force armée, pour rétablir et assurer la sécurité dans la région de l’Atlantique Nord. […] ».
Image : Arc de Triomphe situé à Chisinau, Wikimédia, 2020, CC-BY-3.0.