Le dimanche 30 août 2020 a marqué un tournant historique dans l’histoire du Monténégro. Le Parti Démocratique des Socialistes (DPS) du Président Djukanović a été renversé aux élections parlementaires. Au terme de trente ans d’hégémonie sur la vie politique monténégrine, le DPS n’est plus en mesure de former une majorité. Cette victoire de l’opposition, inédite depuis la formation de la Yougoslavie en 1945, ne va pas sans poser de questions.
La notion d’ethno-nationalité a plus que jamais été au cœur de la campagne politique. Affaibli, Djukanović, a usé de l’identité nationale comme dernière parade politique. En plus d’être inefficace, cette stratégie a pour risque d’attiser les revendications identitaires sur le long terme.
L’ethno-nationalité au cœur de la campagne politique
Le Président et son Gouvernement se trouvaient affaiblis depuis plusieurs mois et fortement contestés par les citoyens. Autoritarisme, corruption et crime organisé ont provoqué de nombreuses manifestations anti-gouvernement en 2019. Face à cette fin de cycle annoncée, Djukanović a répondu par une rhétorique ethno-nationaliste. En vue des élections, il a usé du « diviser pour mieux régner » cher aux leaders politiques de la région, quitte à enflammer les tensions dans le pays.
En témoigne la loi sur la liberté religieuse entrée en vigueur en janvier 2020. Celle-ci prévoit la nationalisation de tous les édifices religieux construits avant 1918 si les communautés ne peuvent prouver qu’elles en sont propriétaires. Ciblant principalement l’Église orthodoxe serbe, cette loi a marqué un véritable tournant dans la campagne. Elle a entraîné une polarisation du pays entre la figure de Djukanović et les populations serbes, entre défense de la nation et galvanisation du sentiment d’appartenance serbe. Plus qu’un jeu politique, c’est une véritable violence culturelle qui est née, rappelant les dynamiques de conflit des années 1990. Les propos d’Andrija Mendić (députée membre du Front Démocratique) à l’égard des députés musulmans souhaitant voter la loi nous le montrent clairement : « Si vous venez après notre église, nous viendrons après vos maisons ». Dans la même veine, Djukanović qualifiait l’opposition « d’infanterie politique du nationalisme grand-serbe ».
Néanmoins, même si elle a permis d’écarter les scandales de corruption des débats, cette stratégie ne s’est pas avérée efficace. C’est l’opposition, appuyée par une mobilisation des forces politiques pro-serbes, dont l’Église orthodoxe serbe, qui en est sortie vainqueur. Le constat est sans appel. Avec une participation record de 75%, les Monténégrins ont décidé de ne pas accorder la majorité au parti présidentiel. En remportant 41 sièges sur 81, les partis d’opposition « Pour l’avenir du Monténégro », « La paix est notre nation » et « Noir sur Blanc » disposent grâce au jeu des coalitions d’une majorité au parlement.
Une augmentation des tensions identitaires
Cette victoire de l’opposition se déroule dans un climat de fortes tensions. La division du pays semble être plus que jamais actée. Le camp pro-serbe, représenté politiquement par la coalition « Pour l’avenir du Monténégro » s’oppose au camp présidentiel. Conséquences de l’exacerbation de la dimension identitaire au cours de la campagne, plusieurs manifestations ont éclaté, avec en toile de fond, la rhétorique ethno-nationale. Au lendemain des élections, des milliers de partisans du parti d’opposition ont célébré la victoire en agitant des drapeaux serbes, en affichant des symboles tchetniks serbes et en utilisant le salut serbe. En face, des milliers de manifestants sont descendus dans les rues de Podgorica, pour rejeter l’utilisation des symboles nationaux serbes par les partis d’opposition. La foule, tapissée de drapeaux nationaux, scandait « Ce n’est pas la Serbie » ou « Nous n’abandonnerons pas le Monténégro ».
Cette tension se fait encore plus dangereuse dans la commune de Pljevlja, où plusieurs agressions ont visé la communauté bosniaque-musulmane. La communauté islamique locale a été attaquée à coups de pierres et marquée du message « L’oiseau noir a pris son envol, Pljevlja sera Srebrenica ». Une fois encore, cet incident fait écho aux persécutions subies par la communauté de la ville au début des années 1990. À ce jour, les deux camps nient encore toute responsabilité. Les partis victorieux dénoncent une mise en scène du régime déchu, quand le parti présidentiel accuse l’opposition et « l’idéologie grand-serbe propagée par le […] chef de l’Église orthodoxe serbe ».
Le coup politique mené par Djukanović se révèle être un double échec : l’un politique, et l’autre sociétal. La campagne menée autour de la cristallisation identitaire ravive la dimension ethno-nationale de la société, au risque d’entraîner une division profonde du pays.
Une division profonde de la société ou une conséquence temporaire du changement politique ?
Face à ces divers incidents et à ce fort climat de tensions, les dirigeants des trois coalitions d’opposition tentent d’apaiser la situation et de rassurer la communauté internationale. Premièrement, l’arrivée de forces pro-serbes voire pro-russes au pouvoir pourrait renverser la dynamique euro-atlantique portée par Djukanović et soutenue par l’Union Européenne. Deuxièmement, un renouveau des tensions identitaires pourrait avoir un effet domino sur les autres pays de la région en proie à la division.
De fait, seulement quelques jours après l’issue victorieuse du scrutin, les leaders des coalitions d’opposition ont énoncé les principes de leur nouveau Gouvernement. Parmi ceux-ci, figurent le refus d’une ingérence extérieure : « respecter la Constitution du Monténégro en excluant toute initiative qui viserait à changer le drapeau de l’État, ses armoiries et son hymne » et le respect des minorités : « permettre aux partis minoritaires de participer au Gouvernement, qu’ils aient ou non un statut parlementaire ». Ils écartent également toute attitude revancharde et un éloignement de l’Union Européenne ou de l’OTAN.
Leur principal objectif est de lutter contre la corruption et le crime organisé ancrés dans le pays depuis des années. Quid des violences racistes et des revendications identitaires ? Dritan Abazović, dirigeant du parti « Noir sur Blanc » les analyse comme une conséquence inévitable de la transition démocratique : « Durant toute notre histoire, nous n’avons jamais connu d’alternance. Si des gens pensaient que cela se produirait avec des fanfares et des fleurs, ils se trompaient. Beaucoup d’émotions négatives se sont accumulées pendant trente ans et beaucoup de gens se sont sentis discriminés. Nous ne sommes pas un pays de grande tradition démocratique, il ne faut donc pas être surpris par cela. »
Malgré ces premiers signes encourageants, la situation reste incertaine et le pays a franchi une ligne rouge lors de cette élection. La nouvelle coalition, fragile, comprend des forces politiques qui font de la rhétorique ethno-nationale leur outil principal. Djukanović a échoué à faire naître une identité civique au sein de la société monténégrine, mais cela semblerait être la clé pour permettre au nouveau Gouvernement d’éviter que le pays ne bascule dans la violence.
Image : Election observation, Montenegro, OSCE Parliamentary Assembly, 30 August 2020, CC BY-SA 2.0