Bicentenaire de l’indépendance: quelle place pour les revendications des peuples indigènes dans le paysage politique péruvien ?
En avril 2021 se sont déroulées les élections présidentielles dites du « bicentenaire ». Cette qualification souligne le contexte historique dans lequel elles ont eu lieu. Le pays traverse une grave crise politique, économique et sociale qui avait débuté déjà bien avant la pandémie de covid-19. En cinq ans, pas moins de quatre présidents ont dirigé le pays. Cette crise est principalement due à des problèmes de corruption. Elle est aussi liée à un système politique qui donne d’importants pouvoirs au Congrès. Elle révèle en fait des défis structurels plus profonds et une crise de la représentation des peuples indigènes à l’échelle nationale.
Le 28 juillet 1821, lors de la proclamation de l’indépendance du pays, San Martin, le Libertador, a affirmé qu’« à daté de ce jour, les aborigènes ne devront pas être appelés Indiens ou natifs, ils sont les enfants et les habitants du Pérou et seront reconnus comme péruviens ». Qu’en est-il 200 ans après ?
25,8 % de la population péruvienne s’identifie comme faisant partie d’un peuple indigène andin ou d’Amazonie [1]. Pourtant, leurs revendications sont quasiment absentes des débats politiques.
Au Pérou, aucun mouvement indigène structuré ne s’est encore affirmé sur la scène nationale et partisane. Au contraire, chez ses voisins boliviens et équatoriens, le MAS et le Patchakutik – Nuevo País, sont parvenus à institutionnaliser la contestation indigène et à accéder au pouvoir exécutif. Lors des dernières élections d’avril 2020, le vote des communautés indigènes était au cœur des débats dans ces deux pays.
À travers la considération des populations indigènes, c’est la question de la reconnaissance d’un pays multiculturel qui se pose. Au Pérou, les luttes contre les discriminations ont avancé timidement ces dernières années. Les thématiques soulevées lors de la dernière campagne présidentielle confirment que le sujet est encore loin d’être au cœur du débat.
Les revendications des peuples indigènes, effacées par la multiplication des crises politiques, sociales et économiques
La crise de 2020
Au mois de novembre 2020, les députés votent à la majorité la destitution du président par intérim Martin Vizcarra. Ils l’accusent d’« incapacité morale permanente ». Manuel Merino devient alors président par intérim. Son prédécesseur avait remplacé Pedro Pablo Kuczynski de la même manière.
La Constitution permet cette destitution. Néanmoins, une grande partie de la population péruvienne la considère comme un coup d’État déguisé. D’autant plus qu’elle intervient dans un contexte de guerre politique entre l’exécutif et le législatif. La jeunesse sort alors dans les rues. Le 14 novembre 2020, un jeune homme meurt lors d’une manifestation, tué par les policiers. Il s’appelait Inti, ce qui veut dire soleil en Quechua, la deuxième langue parlée du pays. Le jeune homme est devenu l’emblème de cette « génération du bicentenaire ». Génération qui prend comme symbole les racines indigènes du pays pour mener ses luttes sociales et politiques. Toutefois, la multiplication de ces luttes fait de l’ombre à d’autres causes au moment des élections présidentielles.
Des années de déception
Au début du XXIe siècle, les populations indigènes votaient plutôt uniformément. En 2001, la plupart avaient voté pour Alejandro Toledo. En 2006 et 2011, la majorité des votes se sont tournés vers Ollanta Humala. Pourtant, aucun de ces candidats ne s’est identifié comme leader indigène. Leur nom quechua ainsi que leur histoire personnelle sous-entendaient des origines indiennes. Les deux candidats avaient alors su développer cette rhétorique afin de mobiliser les électeurs. Toutefois, cela n’a pas empêché Ollanta Humala élu en 2011 d’avoir recours à la répression contre les populations indigènes. Comme pour son prédécesseur Alan Garcia, cela devait permettre l’exploitation des ressources de ces régions par de grandes compagnies étrangères.
Pablo Kuczynski, son successeur, avait lui aussi promis de travailler activement avec les communautés indigènes pour défendre leurs droits et leurs traditions millénaires. Cependant, peu de temps après son élection en janvier 2016, le Congrès a adopté une loi en faveur la construction de routes dans une zone de forêt vierge près du Brésil. Malgré l’indignation de la communauté internationale et l’intervention de la représentante des Nations Unies pour le droit des peuples indigènes, Victoria Tauli-Corpuz, rien n’a été fait.
Unir le pays autour du nationalisme
Par ailleurs, ces ex-présidents revendiquaient une politique nationaliste très forte. En 2016, Ollanta Humala a déclaré que le Pérou devait être uni autour d’une culture commune. Il proposait ainsi de laisser de côté l’idée clivante de « race ». Il réfutait l’idée d’ethnonationalisme développée par son père affirmant que la gauche latino-américaine devait défendre avant tout les intérêts nationaux. Ces thèmes, largement repris par de nombreux candidats « populistes » trouvent un fort écho au sein de la population. Au Pérou, leur discours populiste est alors principalement concentré sur le thème de la corruption et de la lutte contre la pauvreté, supplantant largement le discours ethnocentré que l’on retrouve encore dans les discours populistes en Équateur ou en Bolivie. Le succès des mouvements populistes au Pérou a aussi contribué à la volatilité de son électorat.
Malgré ces tumultes, il est important de noter toutefois quelques victoires pour les défenseurs de la cause indigène. Il y a eu tout d’abord la récente nomination de Mirtha Vasquez [2] comme vice-présidente de Francisco Sagasti, président par intérim jusqu’aux dernières élections d’avril. Puis, l’entrée en vigueur de l’accord d’Escazu le 22 avril 2021, journée internationale de la Terre. Ce traité international améliore l’accès à l’information, la participation publique et la justice pour les sujets environnementaux en Amérique Latine et aux Caraïbes. Il est signé par 11 pays.
Les élections de 2021 : une sous-représentation des peuples indigènes
D’après la Société Péruvienne des Droits Environnementaux, seuls cinq partis politiques sur les dix-huit qui se sont présentés aux dernières élections avaient des propositions concrètes pour les peuples indigènes : Juntos por el Perú, Renovación Popular, Renacimiento Unido, Somos Perú et el Partido Victoria Nacional.
Juntos por el Peru
Le parti le plus avancé sur ce sujet semble être celui de Juntos por el Peru qui a proposé des mesures pour garantir une meilleure représentation politique des indigènes au sein du « Congrès de la République, du Parlement andin, des gouvernements régionaux, provinciaux et locaux ». Le parti a aussi proposé le changement de la Constitution pour la reconnaissance du pluralisme des peuples indigènes et afro-péruviens. Il insistait enfin sur le respect des traités internationaux de défense des peuples indigènes. Ils font référence ici à la Convention 169 de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) notamment.
Le parti proposait la création d’un Institut péruvien des langues indigènes qui serait sous la responsabilité des institutions autochtones. Il souhaitait une meilleure prise en compte de l’approche interculturelle dans la formation continue des professionnels de la santé, de l’éducation et de la justice. Enfin, il militait pour la formation des fonctionnaires de justice sur les droits des peuples autochtones.
El Partido Victoria Nacional
El Partido Victoria Nacional de Georges Forsyth, a insisté sur la promotion des alliances stratégiques entre les communautés afin de développer des chaines de production durables. La Renovacion Popular de Rafael Lopez Aliaga a insisté sur la formation d’agents de développement, choisis dans les communautés, aux soins de santé , à l’alphabétisation des adultes et à l’assainissement rural. Il a aussi proposé de décentraliser les programmes sociaux afin d’en améliorer l’accès. Renacimiento Unido Nacional, de Ciro Gálvez, a mentionné la reconnaissance des communautés autochtones et le respect de leurs territoires en promouvant un système fédératif. Enfin Somos Peru, de Daniel Salaverry a proposé de promouvoir une croissance économique équitable, compétitive et durable, prenant en compte la sécurité juridique territoriale des peuples autochtones. Il a aussi mentionné leur plus grande participation aux décisions de l’État.
Peu de mesures concrètes
Enfin, d’autres partis politiques ont mis en avant la défense et la valorisation de la culture indigène, sans que ne soient prononcées de mesures concrètes concernant la défense des terres indigènes et une meilleure représentation, notamment au niveau du pouvoir exécutif et législatif.
Une sous-représentation des peuples indigènes en politique
Bien qu’au moins un Péruvien sur quatre s’identifie comme indigène, leur représentation en politique est très faible. Une étude montre qu’entre 2001 et 2020 pas moins de 740 congressistes de la République ont été élus au Pérou et, parmi eux, seulement sept se sont identifiés comme faisant partie d’un peuple indigène. Les élections du Congrès de 2020 n’échappent pas à la tendance, car, comme démontré par une autre enquête réalisée auprès des candidats, un candidat sur quatre qui s’est identifié comme indigène a subi des discriminations pendant la campagne.
Pourtant, paradoxalement il n’est pas rare que les candidats blancs ou métis utilisent la rhétorique indigène pour prouver leur « peruanité ». En 2016, Veronika Mendoza avait dû répondre en quechua a un journaliste. Celui-ci avait souligné sa double nationalité cherchant à « semer le doute » sur sa «peruanité ».
Il y a aussi une crise de représentation plus globale qui est criante dans le pays. Une étude effectuée peu avant les élections de 2021 montrait qu’approximativement 28 % des électeurs n’avaient pas de candidat favori et qu’ils se décideraient au dernier moment. Patricia Zárate [3] a affirmé que le taux de variabilité était tel, que si l’ont repoussait les élections d’une semaine, le résultat pourrait être complètement différent. Par ailleurs, le système des partis au Pérou est très faible. Certains candidats « adoptent » un parti peu avant une élection sans qu’ils y aient forcément un ancrage identitaire profond. Certains partis sont même appelés des « ventres de location ». Ce sont ceux sans idéologie particulière qui cherchent à « renouveler leur inscription » tous les cinq ans. On comprend alors que dans un système comme celui-ci, il est difficile qu’émergent les revendications identitaires.
Quelle perspective pour le deuxième tour du 6 juin 2021 ?
Le 11 avril 2021, les Péruviens ont finalement élu deux candidats aux antipodes. D’un côté, Pedro Castillo, l’enseignant marxiste-léniniste d’extrême gauche issue de la zone rurale péruvienne, a remporté 19,1 % des voix. De l’autre, Keiko Fujimori, populiste et fille de l’ancien autocrate Alberto Fujimori (1990-2000), a récolté 13,36 % des voix. Les deux candidats sont donc attendus au deuxième tour, le 6 juin 2021.
Les deux candidats semblent à l’opposé sur la plupart des sujets. Cependant, ils représentent tous deux un conservatisme social très ancré. Ils dénigrent notamment les droits LGBTI et le droit à l’avortement.
En ce qui concerne les communautés indigènes, les deux candidats semblent tout simplement ignorer le sujet.
Pedro Castillo : la campagne contre la ville
La base sociale de Pedro Castillo est très différente de celle d’Evo Morales ou bien de Rafael Correa (anciens présidents, respectivement du Pérou et de l’Équateur). Ces derniers ont en effet réussi à obtenir – non sans tensions – une coalition entre les secteurs marginaux, travailleurs, indigènes et activistes environnementaux. Cela leur a permis d’obtenir des modifications significatives des règles environnementales et sociales au niveau du Congrès. Contrairement à eux, Pedro Castillo se base sur des personnalités régionales, issues du milieu rural et liées au syndicat des enseignants. S’il cherche aussi à modifier la Constitution, le plurinationalisme n’est pas au cœur de son modèle d’État comme c’est le cas pour Correa et Morales. Au contraire, l’État fédéral qu’il propose est à double tranchant puisqu’il renforcerait les régionalismes et non les communautés. Enfin, Pedro Castillo évoque un renforcement de la consultation des communautés indigènes sans toutefois en détailler le procédé.
Keiko Fujomri : fidèle au libéralisme économique lancé par son père
Keiko Fujimori semble suivre les traces de son père, Alberto Fujimori. Ce dernier avait bénéficié des votes d’une large part de la population indigène en 1990. Il s’agissait avant tout d’une réaction face à Mario Vargas Llosa, son concurrent direct issu de la haute société liménienne. Fujimori, représentant d’une minorité ethnique nippo-péruvienne et outsider avait aussi paradoxalement plus en commun avec la communauté indigène que son concurrent. Sa campagne « A president like you » avait alors fini par convaincre. Toutefois, les années de Fujimori ont été sanglantes pour la communauté indigène. Sa fille, qui avait assumé le rôle de Première Dame à ses côtés, risque d’en subir les conséquences.
La Constitution de 1993 promulguée par Alberto Fujimori, avait tout d’abord autorisé la privatisation des terres indigènes. Ces réformes néolibérales ont entrainé les lois discriminantes qui ont restreint l’avancée des droits des indigènes dans les années 1990. Par exemple, bien que l’ex-président ait signé la Convention 169 de l’OIT relative aux peuples indigènes et tribaux, entre son entrée en vigueur en 1995 et les premiers processus de consultation en 2014, une multitude de concessions minières et pétrolifères ont été octroyées dans tout le pays. Rappelons enfin que Fujirmori est actuellement jugé pour avoir organisé avec son gouvernement une campagne de « stérilisation forcée » d’approximativement 300 000 femmes, en grande majorité d’origine indienne. L’ex-Président, déjà condamné à 25 ans de prison pour corruption et crime contre l’humanité, n’a pas pu assister au début du jugement.
Le parti de Keiko Fujimori peine a récupérer les votes des populations indigènes qui, déjà en 2016, la définissait comme anti-Amazonie et anti-indigène. Le fait qu’elle a récemment lutté pour que l’accord d’Escazu, qui inclut la défense des droits des indigènes, ne soit pas adopté au congrès a participé à renforcer cette image.
Conclusion
La quasi-absence des revendications indigènes n’est qu’un exemple de la persistance d’une politique discriminante envers les minorités péruviennes. C’est une problématique qui concerne aussi plus largement les communautés afro-péruviennes et autres non européennes.
L’institutionnalisation de ces discriminations n’est pas sans conséquences puisqu’il y a une surreprésentation de ces communautés dans les classes sociales basses. Enfin, à travers la reconnaissance des droits des indigènes, c’est aussi la défense de la biodiversité du pays qui est en jeu.
Notes
[1] D’après le recensement national de 2017
[2] Avocate féministe et spécialiste des droits des indigènes
[3] À la tête des enquêtes d’opinions de l’Institut des Études Péruviennes,
Image : Des chefs indigènes se rendent à Lima pour défendre leurs droits, Aidesep