Le Portugal connaît depuis quelques mois une forte hausse des actes racistes. Le racisme n’est pas absent dans la société et les Portugais en prennent conscience depuis quelques années. Le nombre de crimes contre des personnes est assez faible dans le pays, ce qui met d’autant plus en relief les agressions à caractère raciste.
Une accumulation récente d’actes racistes
Depuis quelques mois, en particulier depuis les manifestations du mouvement « Black Lives Matter », les actes racistes se sont multipliés. Manifestations contre les anti-racistes, manifestations de nationalistes affublés de tenues rappelant le Ku Klux Klan, graffitis xénophobes contre le siège de SOS Racismo et menaces contre des militants et des députées noires. Le président de SOS Racismo rappelle qu’il reçoit des menaces depuis 2012, mais que jusqu’à présent aucun représentant de la nation n’avait été ciblé. Le gouvernement a envisagé une protection pour les députées concernées. Puis, l’acte de trop : le 25 juillet, un homme de 76 ans a abattu à bout portant un acteur originaire de Guinée-Bissau, Bruno Candé, alors que ce dernier était assis sur un banc public.
Le 30 octobre 2020, des menaces sans ambiguïté ont été taguées sur les murs de plusieurs écoles et universités, ainsi que d’un centre d’accueil pour réfugiés : « Mort aux noirs, l’école aux blancs ! – La guerre contre les ennemis de ma terre – Les Brésiliens retournez dans vos favelas, on ne veut pas de vous ! – Le Portugal est blanc, les noirs en Afrique ! – Mort aux Ciganos, le Portugal doit être raciste – Vive l’Europe blanche »
Une prise de conscience récente
Depuis quelques années, le Portugal prend conscience de la réalité des actes racistes. Jusqu’à présent, le racisme s’exprimait la plupart du temps sans violence physique : difficultés d’insertion professionnelle, préjugés, refus d’accès à des discothèques le plus souvent, la violence physique restant rare. Ce problème a été soulevé principalement en rapport avec la police. Un procès de policiers a d’ailleurs eu lieu en 2017.
Suite à de nombreux cas médiatisés de violences racistes en 2017 et 2018, la sous-commission du Parlement pour l’égalité et la lutte contre les discriminations a rédigé un rapport sur le racisme et la xénophobie au Portugal, publié en 2019. Pour mieux cerner le phénomène, le Portugal envisageait d’ailleurs d’autoriser les statistiques ethniques.
En politique, les minorités visibles sont peu représentées. Exception notable, António Costa, actuel Premier Ministre, a des origines indiennes qui remontent à Goa. En 2019, pour la première fois, trois députées noires (originaires de Guinée-Bissau) ont fait leur entrée au Parlement. L’une d’elles, Joacine Katar Moreira, cristallise beaucoup de tensions et a essuyé des commentaires racistes.
Le parti Chega!, coupable idéal ?
Pourquoi ces actes, revendications et violences racistes surgissent-ils d’un coup et en masse dans l’espace public ? Pour nombre de commentateurs, le coupable est tout trouvé : le parti Chega!.
Ce parti d’extrême droite est apparu en 2018 dans un pays qui n’en avait jusqu’alors aucun. Il existait deux partis de gauche radicale ou d’extrême gauche : le parti Livre, de gauche libertarienne (fondé en 2014), et le BE (Bloco de Esquerda, « Bloc de gauche »), fondé en 1999 et de matrice bolchévique. Rapidement, le Chega! et son président, André Ventura, ont mis en place tous les ingrédients du populisme. Sa cible récurrente est la communauté des Ciganos. Le Chega! a par ailleurs tissé des liens avec la Liga de Matteo Salvini en Italie.
Le parti a raté son entrée en scène aux élections européennes (pour lesquelles il s’était allié avec d’autres, dont la coalition Basta), mais a obtenu 1,3 % des voix aux élections législatives portugaises de 2019. Cela a suffi pour faire élire André Ventura comme député. Le 25 octobre 2020, le parti est parvenu à faire élire deux députés dans la région autonome des Açores.
Tous les actes racistes ne sont pas dus à des partisans du Chega!, mais le parti n’hésite pas à reprendre des éléments de langage des groupuscules d’extrême droite.
Une extrême droite internationalisée qui s’active
D’autres groupuscules, comme Resistência Nacional et Nova Ordem Social, liés à des groupes néo-fascistes et identitaires allemands, italiens, français, hongrois…sont aussi actifs. Les opinions extrêmes ont toujours existé dans le pays, tout en étant largement isolées. Les services de sécurité intérieure notaient cependant une forte activité de divers groupuscules en 2018 et 2019. À présent, l’existence d’un parti et d’un député qui leur ressemblent peut légitimer les opinions et actes violents qui les animent.
Depuis plusieurs années, la police et les services de sécurité suivent les groupuscules d’extrême droite. En particulier, les skinheads du mouvement néonazi Hammersmith sont suivis par les services de l’anti-terrorisme. En 2020, un procès a été ouvert contre plusieurs membres de ce groupe, auteurs d’une agression violente en 2015.
Cependant, certains observateurs notent que, si André Ventura leur donne une voix officielle, la vraie montée en puissance de l’extrême droite est plus cachée. Elle tient au recrutement actif de membres et à la création de liens internationaux avec d’autres, néonazis, néo-fascistes ou identitaires. Certains appellent à appliquer rigoureusement une loi de 1978 interdisant les mouvements fascistes.
En outre, cette explosion de la violence dans l’espace public est le signe visible (et minoritaire) d’un malaise profond. Une partie est liée à l’Histoire, mais le passé récent doit aussi être analysé.
Une histoire collectivement mal assumée
Le rapport des Portugais à leur histoire est ambigu. Pour partie, ils en sont fiers. Dans le même temps, un complexe d’infériorité est palpable. Il suffit de rappeler le slogan de l’Exposition universelle de 1934, resté dans toutes les mémoires : « Le Portugal n’est pas un petit pays ». Le Portugal venait alors d’entrer dans la dictature de l’Estado Novo, qui a perduré jusqu’à la Révolution des œillets de 1974 (laquelle a marqué également la fin des colonies). La dictature a été marquée par une émigration de masse (le plus souvent clandestine), surtout à partir des luttes pour l’Indépendance et de la conscription. Les Portugais en ont gardé une mémoire douloureuse. Il y a enfin l’esclavage, qui hante les débats, le Portugal ayant abondamment pratiqué la traite atlantique.
En parallèle, très peu de travail public a été fait sur l’histoire des colonies portugaises. Les drames des indépendances n’ont presque jamais été collectivement abordés. Pour désigner les luttes dans les colonies, on parle encore le plus souvent de « la guerre », sans qualificatif. Or, en 1975, toutes les colonies portugaises encore existantes obtiennent leur indépendance : au moins 600 000 personnes (plus de 5 % de la population métropolitaine) « rentrent » précipitamment au Portugal. Les métropolitains les appellent « retornados », alors qu’ils n’avaient pour beaucoup jamais vu l’Europe.
Évoquons enfin le souvenir collectif de la dictature. Tous se souviennent des conditions de vie exécrables, de l’oppression des femmes, des libertés inexistantes, de la conscription. Quelques-uns sont nostalgiques d’une certaine « fierté » d’être Portugais et d’un temps « sans criminalité ». Ils oublient ainsi que le « crayon bleu » (la censure) biffait tous les faits divers. Pour ceux-là, les entreprises de mémoire de l’esclavage, ou la hausse bien réelle du nombre de crimes enregistrés par la police depuis 30 ans sont inacceptables.
Le passage d’un pays d’émigration à un pays d’immigration
Dans les années 1980-1990, en raison (entre autres) des conflits dans les anciennes colonies, les métropolitains commencent à voir arriver des citoyens des ex-colonies qu’ils n’avaient jamais côtoyés. Des Africains noirs, mais aussi des Indiens. Aujourd’hui encore, il y a par exemple un quartier « indien » à Lisbonne. Il regroupe des personnes originaires de Goa qui vivaient au Mozambique et sont venues au Portugal après 1975.
Si l’on regarde les recensements, on constate que la taille de la population portugaise n’a pas sensiblement changé. Depuis les années 1990, elle oscille autour de 10 millions d’habitants. Pourtant, sa composition a changé (de < 1% d’étrangers en 1980 à 5,7 % en 2019). De fait, le taux de natalité est faible, tout comme le solde naturel. Le solde migratoire est bien plus élevé. Au fil des années, on a observé des départs de Portugais vers l’étranger et des arrivées plus nombreuses. Il est à noter que depuis l’époque coloniale, certains Africains ou Indiens avaient obtenu la nationalité portugaise. Ils n’entrent donc pas dans les statistiques du nombre d’étrangers, mais peuvent être physiquement perçus comme tels.
Le choc de 2008 et les politiques de la Troïka
Plus récemment, le régime sec imposé par la Troïka pendant les années qui ont suivi la crise financière de 2008 a essoré les Portugais. Pendant la crise, ils ont subi les restrictions ou émigré. L’émigration a atteint le niveau des années de la dictature (près de 600 000 personnes en six ans, soit plus de 5 % de la population). Ils ont protesté pacifiquement. Avec humour, à l’Eurovision 2011, en envoyant des musiciens anti-Troïka chanter « On se bat dans la joie », dans la rue en 2013 (500 000 personnes dans une même manifestation, soit 5 % de la population) et aux urnes, en 2015, en remplaçant le gouvernement de droite par une coalition de gauche.
La reprise est venue à partir de 2015-2016, apportant un peu d’espoir. Elle a cependant été massivement accompagnée de créations d’emplois précaires, donc de travailleurs pauvres. De plus, la réhabilitation des centres-villes et les politiques en faveur du tourisme de masse ont provoqué une hausse vertigineuse des prix de l’immobilier, chassant les classes populaires des centres-villes (en particulier à Lisbonne). Le pourcentage de Portugais en dessous du seuil de pauvreté est en baisse continue depuis 1995 (ainsi que l’écart entre les plus riches et les plus pauvres). Pour autant, ce pourcentage restait de 17,3 % en 2017. Le seuil était alors fixé à 468 euros mensuels pour une personne seule et 982 euros pour un couple ayant deux enfants.
L’observation de phénomènes en cours en Europe et leur refus
En 2019, les Portugais ont observé le mouvement des gilets jaunes en France. Une tentative de faire de même au Portugal n’a rassemblé que peu de monde. Malgré les nombreuses difficultés, 2019 était une année d’espoir. Pour la première fois en 45 ans de démocratie, le pays prévoyait un budget excédentaire. La croissance était au rendez-vous. L’année 2020 est venue casser cette dynamique, les Portugais subissant eux aussi les crises dues à la pandémie liée à la covid-19.
Enfin, à la lecture de forums divers, on devine au moins deux autres sujets d’inquiétude. D’une part, des réformes sociétales perçues comme étrangères à la culture du pays et importées par des courants de gauche/extrême gauche. En particulier par les partis Livre et BE. L’impression, aussi, que l’Union européenne sort de son rôle et force les récalcitrants à les adopter. D’autre part, le constat que les États européens ayant les plus grandes populations d’immigrés font face à des défis notables (intégration ratée, terrorisme). Certains estiment que le Portugal, jusqu’ici préservé, doit durcir sa politique migratoire.
Un pays touché par des phénomènes mondiaux
Au Portugal, les violences collectives sont rares. Les Portugais sont attachés à la démocratie et à l’Union européenne. Ils l’ont prouvé en 1974 (un coup d’État ayant fait seulement quatre morts), en 1975 (en évitant la guerre civile), pendant la crise post-2008 ; puis en 2015, en formant un gouvernement de coalition avec des partis hétéroclites, qui sont parvenus à s’entendre sur l’essentiel. On peut donc raisonnablement penser que l’activisme actuel des extrémistes n’est pas représentatif d’un mouvement de masse. Pour autant, le Chega! parvient rapidement à séduire parmi ceux qui se sentent les plus déclassés et dépassés.
Est-ce le Chega! qui a permis aux extrémistes de sortir du bois et de commettre ouvertement des actes racistes ? Se sentent-ils galvanisés par les liens qu’ils tissent à l’international ? Les fausses nouvelles et autres théories du complot font-elles leur travail de sape ? C’est probablement un mauvais cocktail de tout cela. Le climat se tend : manifestations et contre-manifestations de l’extrême gauche et des antifascistes, d’un côté, et des nationalistes de l’autre, se sont succédé tout l’été.
Parmi la population modérée, les maux et le malaise social sont bien là, les peurs aussi. Le Portugal, qui semblait épargné par la vague populiste, n’a peut-être finalement que quelques années de retard. Le Chega! est le visage de cette évolution et met les pieds dans le plat. Les extrémistes passent à l’acte. Ce sont les minorités visibles qui en payent le prix et les autorités s’inquiètent.
Image : Manifestation Black Lives Matter à Lisbonne, le 6 juin 2020 (CC-BY-4.0), Auteur : Anita Braga.