Regards croisés sur les relations interculturelles et religieuses au Portugal
Fin 2020 et début 2021, deux expositions et une tribune se penchent sur l’histoire du Portugal. Elles concernent les relations interculturelles entre les chrétiens et les musulmans, la colonisation de São Tomé et l’histoire des Juifs. Toutes enrichissent et nuancent le regard que les Portugais portent sur leur histoire et sur les cultures et religions qui l’ont façonnée.
Exposition sur la période de cohabitation avec les musulmans
Depuis décembre 2020, le musée national d’art ancien, situé à Lisbonne, propose une exposition sur la période de cohabitation de l’islam et du christianisme au Portugal. Cette période s’étend du VIIIe au XIIIe siècle. Elle concerne principalement, mais pas seulement, le tiers sud du pays (à partir de Lisbonne). C’est une période intéressante à étudier du point de vue des relations interculturelles et inter-cultuelles.
Dans l’imaginaire collectif portugais, le pays s’est construit autour de l’identité chrétienne. Un élément marquant de la constitution du pays a été la défaite puis l’expulsion des Maures. Certes, politiquement, le fait de désigner un ennemi commun a renforcé le pouvoir du roi du Portugal naissant. Cela a contribué à souder la noblesse et à mettre en place les fondements de l’État. Pour autant, au niveau culturel et historique, il est faux de dire que les relations avec les Maures n’ont été qu’affrontements et conflits. L’exposition présentée vise à introduire plus de nuance dans la compréhension que les Portugais ont de leur histoire.
Pour les scientifiques et commissaires de l’exposition, cela est particulièrement important aujourd’hui. En effet, la logique manichéenne d’un affrontement entre « nous » (les Européens) et « eux » (les musulmans), qui ressurgit en Europe, commence aussi à toucher le Portugal. L’exposition entend montrer que les relations interculturelles et inter-cultuelles n’étaient pas toujours conflictuelles. L’exposition met donc en dialogue des ressources archéologiques, des écrits, des reliques, des objets liés au culte ainsi que des tableaux. Tous permettent de constater que les communautés musulmanes et chrétiennes ont longtemps cohabité, sans se mélanger. Les contacts et influences étaient réels. S’il n’y a pas eu de fusion entre les cultures ni de conversions en masse, il n’y avait pas non plus de ghettos fermés. On trouvait notamment des églises et mosquées réparties partout en ville. Le sud du Portugal était également un lieu d’intenses échanges commerciaux, de développement littéraire, artistique et scientifique.
La période de conflits ouverts et violents ne commence vraiment qu’au XIIe siècle. En 1147, la prise de Lisbonne (en territoire maure) par les chrétiens marque un moment clé de la « Reconquête ». À l’époque, les Almohades sont au pouvoir dans le sud du territoire. Au XIIIe siècle, la décapitation de plusieurs franciscains au Maroc est venue renforcer la rhétorique des « religions ennemies ». Un véritable culte s’est mis en place autour de ces « martyrs de la foi ». Au XIVe siècle, les musulmans sont expulsés des centres-villes et doivent vivre dans des ghettos, les mourarias.
Le Portugal cherche à mieux connaître cette période de son histoire. Depuis les années 1970, des fouilles ont lieu en Alentejo (grande région au sud du pays). À l’automne 2020, le ministère de la Culture a également décidé de préserver des restes de l’ancienne mosquée de Lisbonne, transformée en église dès 1147. Ceux-ci sont aujourd’hui situés sous la cathédrale de Lisbonne. La question faisait consensus parmi les historiens et les archéologues. L’évêché catholique a donné son accord, à la satisfaction des autorités musulmanes de Lisbonne. Cependant, d’intenses débats politiques ont précédé cette décision. En effet, au départ, il était question de déplacer ces restes, jugés insuffisamment intéressants.
Réflexions d’une historienne sur la colonisation de São Tomé
Depuis plusieurs mois, le quotidien Público collabore avec l’Institut portugais de sciences sociales et publie chaque dimanche un article rédigé par un chercheur. En décembre 2020, l’historienne Marta Macedo est ainsi revenue sur la colonisation de São Tomé. Cela permet de se pencher, entre autres, sur les relations interculturelles dans l’Empire colonial portugais.
Les Portugais occupent l’île de São Tomé, précédemment inhabitée, à partir de la fin du XVe siècle. Au départ, on y développe la canne à sucre en exploitant des esclaves noirs du Golfe de Guinée, des bagnards et des Juifs expulsés d’Europe. À partir du XVIIe siècle, cependant, la traite atlantique devient beaucoup plus lucrative. São Tomé devient alors l’étape obligée pour les négriers en route vers le Brésil. En 1850, le Brésil met fin à la traite des Noirs. En 1869, le Portugal abolit officiellement l’esclavage. Le Brésil fait de même en 1888.
Au tournant du XXe siècle, le Portugal est encore une monarchie. São Tomé, devenue un des principaux producteurs de cacao au monde, est « la perle de l’empire ». Certes, on trouve à São Tomé des bourgs, de belles maisons, un hôpital et des plantations modernes, à la pointe de la technologie et productives. Cependant, cette productivité a un coût humain : les travailleurs des plantations viennent d’Angola, ils sont sous contrat, mais ont été engagés de force. Ils vivent dans des conditions déplorables, proches de l’esclavage. Hommes, femmes et enfants travaillent et subissent des abus et violences constants. On mesure et comptabilise les moindres faits et gestes des travailleurs, dans une logique de gestion capitaliste poussée à l’extrême. De nombreux observateurs étrangers européens se rendent sur place. Certains sont admiratifs et reproduisent les mêmes méthodes dans leurs exploitations coloniales. D’autres dénoncent les conditions de travail indignes.
Sao Tomé acquiert son indépendance en 1975. Pour Marta Macedo, il faut raconter l’histoire de São Tomé dans son ensemble. Montrer la richesse que l’île a apportée au Portugal, les progrès scientifiques, mais aussi les conditions de travail symptomatiques du capitalisme le plus débridé et la hiérarchie raciale institutionnalisée.
Ouverture du musée de la Shoah
À Porto, le musée de la Shoah aurait dû ouvrir le 20 ou le 27 janvier 2021. Le 27 janvier correspondait à la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste. À cause du contexte sanitaire, l’événement a été reporté. De nombreux quotidiens et sites d’information, portugais et étrangers, lui ont néanmoins consacré des articles.
Tout comme le musée juif de Porto, ce nouveau musée est géré par la communauté juive de Porto. Celle-ci est en expansion : elle compte environ 500 membres aujourd’hui, contre 50 il y a 7 ans. La communauté juive entretient des liens étroits avec les communautés catholique et musulmane de Porto, notamment grâce à des rencontres et à des projets sociaux menés en commun. L’évêque de Porto et le leader du centre culturel islamique de Porto seront présents à l’inauguration du musée de la Shoah.
Le musée juif se consacre à la longue histoire des Juifs au Portugal et à leurs relations interculturelles avec les Portugais. Le musée de la Shoah, en revanche, s’intéresse au génocide perpétré pendant la Seconde Guerre mondiale. C’est le premier musée de ce type dans la péninsule ibérique. Il vise particulièrement le public scolaire.
Le Portugal occupe une place particulière dans cette période. En effet, le pays était neutre pendant la guerre. De nombreux Juifs ont fui l’Europe en passant par le Portugal. Quelques milliers sont restés dans ce pays. Le Portugal est donc le seul pays d’Europe dont la population juive s’est accrue pendant la guerre. En 2017, déjà, un musée a été ouvert pour rappeler cet épisode. Depuis une vingtaine d’années, le pays renoue peu à peu avec l’histoire de sa communauté juive et avec les relations interculturelles qui ont pu se développer au fil du temps.
Image : Château des Maures, Sintra (Portugal) 2019 (Diego Delso) CC-BY-4.0