Depuis 2012, une expérience politique et sociétale inédite est menée au Rojava, territoire du Kurdistan au Nord de la Syrie. Sur cette région plus grande que la Belgique, se construit un modèle révolutionnaire d’auto-gouvernement démocratique. Il se veut une alternative au capitalisme, en alliant écologisme, féminisme, pluri-culturalisme et communalisme. Qu’en est-il aujourd’hui ? C’est sur cette question que reviennent Mireille Court et Chris Den Hond dans un article pour le Monde Diplomatique.
À la racine des revendications du peuple kurde
Le Rojava, aussi appelé Fédération démocratique du Nord et de l’Est de la Syrie, mobilise l’attention internationale depuis quelques années, en proposant, au cœur du chaos syrien, et acculé entre les dictatures régionales et les puissances impérialistes internationales, un modèle de société radicalement différent. Il faut cependant noter qu’il s’inscrit dans une longue tradition de revendications du peuple kurde.
En effet, les Kurdes, qui formeraient un ensemble entre 35 et 40 millions de personnes, constituent le plus grand peuple sans État au monde. Actuellement dispersées entre la Turquie (20 millions), l’Iran (12 millions), l’Irak (8,5 millions), la Syrie (3,6 millions) et 2 millions en Europe et Russie, les Kurdes luttent depuis des décennies pour leur reconnaissance. Durant la Première Guerre Mondiale, les accords de Sykes-Picot sont discrètement signés entre Britanniques et Français, remodelant largement le Moyen-Orient en instaurant des frontières artificielles, très éloignées des réalités ethniques, culturelles et religieuses. Le traité de Sèvres, conclu en 1920, promettait la création d’un État kurde, qui fût remis en cause seulement 3 ans plus tard, dans le cadre du traité de Lausanne. Depuis cette date, les Kurdes n’ont eu de cesse de demander réparation, en particulier à travers le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK).
De la revendication d’un État kurde indépendant à celle d’une autonomie communaliste
Le PKK est l’une des organisations ayant le plus marqué la lutte pour l’émancipation du peuple kurde. Ce Parti des travailleurs du Kurdistan, créé en 1978 en Turquie, s’inspire des guérillas guévaristes menées dans les années 60 et 70 en Amérique latine. Il est ainsi marxiste-léniniste, et s’impose comme la principale force politique kurde. L’objectif est clair : renverser par la lutte armée l’État turc pour construire un État kurde socialiste indépendant à la croisée des frontières de la Turquie, de la Syrie, de l’Iran et de l’Irak. A partir de 1984, date à laquelle la guérilla débute, la « question kurde » s’impose progressivement en Turquie, jusqu’à devenir incontournable. L’État turc réprime violemment l’insurrection : les assassinats, disparitions et arrestations de militants kurdes se multiplient. Abdullah Öcalan, leader du PKK et penseur de la guérilla, est arrêté en 1999, et emprisonné jusqu’à ce jour en Turquie.
Depuis sa prison, « Apo » (surnom d’Öcalan signifiant « oncle » en kurde) débute une correspondance avec Murray Bookchin, penseur libertaire de l’écologie sociale, et opère un changement de stratégie notable. Conscient de la difficulté de vaincre l’État turc militairement, il ordonne alors la fin de la lutte armée, et milite désormais pour un « confédéralisme démocratique » tel que prôné par Bookchin. Dans un contexte d’essor de l’altermondialisme et de recomposition géopolitique et idéologique après la chute de l’URSS, Öcalan est convaincu qu’il s’avère plus pertinent de contourner l’État turc en instaurant des zones d’autogouvernement, comme l’ont fait les zapatistes du Chiapas.
C’est ce que va s’employer à faire le Parti de l’union démocratique (PYD), branche syrienne du PKK créée en 2003. En 2011, lorsque la révolution dite des « Printemps arabes » secoue l’Arabie, l’Afrique du Nord et le Proche-Orient, PYD et PKK soutiennent dans un premier temps le soulèvement populaire en Syrie. Une partie de la population syrienne, animée par des revendications en faveur de la démocratie directe, souhaite mettre fin au régime baasiste dirigé par le Président Bachar-el-Assad. Toutefois, le PYD et PKK comprennent rapidement que l’autonomie du Kurdistan ne fait pas partie des revendications, et que l’opposition à Bachar-el-Assad, pro-saoudienne et pro-turque, cherche à maintenir un État syrien centralisateur, sans remettre en cause ce modèle de gouvernance. Le projet politique du Rojava revendique, quant à lui, un changement structurel du régime.
L’expérience du confédéralisme démocratique
Si la majorité de l’opinion internationale a pris connaissance de l’existence du Rojava en 2014 lors de la bataille de Kobané, c’est en raison de la défaite militaire et politique que les combattant∙es des unités de protection populaires (YPG et YPJ) ont alors infligée au bastion de Daech. Mais l’expérience libertaire du Rojava va au-delà d’une défense militaire : cette région du Nord-Est de la Syrie expérimente depuis 2012 une forme d’autogouvernement inspirée du confédéralisme démocratique. En s’organisant en communes et en suivant des principes de démocratie directe, le Rojava préconise le dépassement du modèle de l’État-nation qui prévaut actuellement dans la région (mais aussi dans le monde).
Ses principaux piliers sont définis dans le « Contrat social de la Fédération démocratique de la Syrie du Nord », adopté en novembre 2016. Dès le préambule, ce Contrat social indique que « le système fédéral démocratique consensuel garantit la participation égalitaire de tous les individus et de tous les groupes sociaux à la discussion, à la décision et à la gestion collectives ». Ainsi, le système fédéral s’engage à prendre en compte et respecter les différences ethniques et religieuses de chaque groupe, et permet également à toutes les catégories du peuple, notamment les femmes et les jeunes, à « former des organisations et institutions démocratiques ». Et l’article 2 de préciser que « la Fédération Démocratique de la Syrie du Nord est basée sur un système démocratique et écologique ainsi que sur la liberté de la femme ».
Plus concrètement, le PYD a impulsé l’auto-organisation de plus de 4000 communes (komîn), qui sont des communautés réduites d’individus s’administrant eux-mêmes. Une commune regroupe environ 150 familles dans une rue d’une ville, permettant ainsi à chacune de s’exprimer et de prendre des décisions : « à tous les niveaux de la prise de décision, la Commune fonctionne comme une Assemblée indépendante » (article 48 du Contrat social). Si la majorité des komîn sont organisées sur une base géographique, certaines sont également exclusivement féminines, ou établies sur des critères ethno-confessionnels spécifiques. Des porte-paroles des komîn élu∙es de manière paritiaire participent aux assemblées de village, puis de quartier, de ville, du district, du canton, de la région ou du territoire. Le Rojava consiste donc en un ensemble de communes auto-organisées sur un principe de subsidiarité, selon lequel la responsabilité publique revient à l’entité la plus proche des personnes concernées. Une confédération les regroupe au sein d’une même entité ; d’où cette qualification de confédéralisme démocratique.
Ces communes permettent le développement de coopératives autogérées (près de 500), dans lesquelles une personne est égale à une voix. Ces coopératives accompagnent progressivement le passage d’un modèle économique productiviste et capitaliste, à une économie sociale répondant aux besoins de manière accessible et en évitant la spéculation. Le Rojava n’a pas fait le pari d’une collectivisation forcée des moyens de production, estimant que « chaque personne a un rôle économique actif dans la société et que le changement arrive graduellement à travers la participation des gens ». L’objectif, à terme, est que l’économie soit constituée à 80% de coopératives. Des coopératives entièrement portées par des femmes ont également vu le jour.
Un modèle pluraliste et multi-ethnique prometteur…
Au Rojava, l’alternative confédéraliste tient autant de la lutte contre un modèle étatiste que de la proposition d’une nouvelle société. La lutte en elle-même devient la préfiguration d’un autre horizon ; reste à savoir en quoi ce modèle se distingue.
Le préambule du Contrat social débute ainsi : « Nous, peuples du Rojava-Syrie du nord, incluant Kurdes, Arabes, Assyriens, Chaldéens, Turkmènes, Arméniens, Tchéchènes, Tcherkesses, Musulmans, Chrétiens, Yezidis et différentes doctrines confessionnelles, considérons que l’État-Nation a fait du Kurdistan, de la Mésopotamie et de la Syrie le cœur du chaos contemporain au Moyen-Orient et qu’il est à l’origine de terribles crises et de tragédies pour nos peuples ». Le Rojava, composé à 60% de Kurdes, connaît en effet un multi-culturalisme important. En reconnaissant les spécificités culturelles et religieuses de tous les peuples présents sur le territoire, la Fédération cherche à éviter de reproduire l’oppression d’un peuple par un autre. Plutôt que dissoudre ces particularismes dans une identité commune, le Rojava propose une représentation de ceux-ci à tous les niveaux de la société, sans hiérarchie. L’article 57 du Contrat social stipule en effet que le Congrès des peuples « prend en compte les structures et les caractéristiques historiques, démographiques, géographiques, religieuses, doctrinales et culturelles de tous les peuples et de tous les groupes de la Fédération Démocratique de la Syrie du Nord ». Pour la première fois dans l’histoire de la Syrie, trois langues officielles ont été adoptées : le kurde, l’arabe et le syriaque-araméen. Et pour éviter la prédominance des Kurdes dans le cadre des unités de protection contre Daech, les Forces Démocratiques Syriennes (FDS), fondées en 2015, regroupent des brigades syriennes arabes, kurdes, et des forces chrétiennes et syriaques.
C’est donc de cela qu’il s’agit : « Au Rojava, on a essayé de changer de mentalité », explique Salih Muslin, co-président du Parti de l’union démocratique (PYD), « il faut faire autre chose que des émirats, des califats ou des empires. Notre projet, c’est le fédéralisme démocratique, décentralisé et laïc pour tout le monde ». Changer de mentalité passe donc par un renversement complet des habitudes. C’est l’objectif de la révolution féministe dans une société traditionnelle patriarcale, où les mariages forcés sont encore courants. Pour y parvenir, les idées ne manquent pas, comme le village écologique de Jinwar, en non-mixité féminine, qui offre à toutes les femmes qui le souhaitent accueil et soutien. Les minorités de genre ne sont pas non plus oubliées, puisque qu’une brigade anarchiste queer s’est créée au sein du Bataillon international de libération, structure d’autodéfense à laquelle participent des volontaires du monde entier. Une révolution qui est cependant régulièrement menacée.
… À l’avenir incertain
A partir de janvier 2018, la coalition internationale, menée par les États-Unis, a autorisé une invasion de la Turquie en Syrie, à Afrin, l’un des trois cantons du Rojava. Depuis lors, le Rojava est un territoire morcelé, plus encore suite à la dernière opération de la Turquie, lancée le 9 octobre 2019 à la suite du retrait des troupes étasuniennes. Ainsi, des centaines de milliers de personnes ont dû quitter leurs maisons, et des centaines ont perdu la vie. La coalition internationale, après avoir soutenu les Kurdes repoussant Daech, leur a tourné le dos en donnant son accord à l’opération. Ce que Donald Trump a justifié en déclarant : « [Les Kurdes] ne nous ont pas aidés pendant la seconde guerre mondiale. Ils ne nous ont pas aidés en Normandie, par exemple ». Les combattant∙e∙s kurdes ont ainsi été poussé∙e∙s à accepter le retour des troupes du régime syrien de Bachar-el-Assad au Rojava. Malgré l’accord sur un cessez-le-feu en Syrie signé entre la Turquie et la Russie, la situation de cette région reste très largement volatile.
Par ailleurs, et au-delà des menaces extérieures, des questionnements émergent en interne. Le PYD, parti politique principal du Rojava, ne va-t-il pas donner naissance à une élite politique ? L’organisation mise en place peut-elle ouvrir la voie à une bureaucratie ? La démocratie communaliste est un système exigeant et vivant, qui doit pouvoir évoluer : c’est tout le défi des années à venir pour le Rojava. Les composantes non-kurdes de cette société doivent pouvoir y trouver leur place, et les principes écologistes, féministes et pluralistes parvenir à une mise en application durable.
Quoi qu’il en soit, et au vu de l’écho international qu’a eu cette expérience révolutionnaire, le Rojava continue à avoir un rôle essentiel : celui de bâtir une utopie, en théorie comme en pratique. Car si l’avenir reste bien incertain, le Rojava honore sans aucun doute un célèbre proverbe kurde : « toute espérance doit planter ses racines sur une réalité ».
Image : Rojava résiste, par Bing0ne, Avril 2016, Flickr, CC BY-NC-SA 2.0.