Depuis le début de la crise en Syrie, le pays connaît son septième Ramadan. Ce mois sacré pour les musulmans, véritable point de repère social, culturel et religieux, n’a toutefois plus le même visage pour beaucoup de musulmans aujourd’hui en raison de la guerre : celle-ci a en effet provoqué des bouleversements démographiques majeurs, notamment à cause des millions de Syriens contraints de fuir dans une autre partie du pays (ils étaient 6,6 millions au 31 décembre 2015, selon le dernier chiffre en date*). De plus, dans un très grand nombre de familles syriennes, au moins un membre a été tué, arrêté ou enlevé à cause de la guerre ; le manque de ces personnes se ressent dans le déroulement des rituels quotidiens du Ramadan où il est de tradition, par exemple, de se réunir en famille le soir pour l’iftar, le repas de rupture du jeûne.
Le cas de la ville d’Idlib, au Nord-Ouest de la Syrie, est évocateur à cet égard. Dernier grand bastion de la rébellion en Syrie, cette ville a vu affluer et se brasser un grand nombre de Syriens non-originaires de la ville : aleppins fuyant le siège et les combats de novembre-décembre 2016, habitants du Rif Dimashq ou encore de Homs… L’origine de ces nouveaux arrivants est très diverse.
Le régime syrien de Bachar el-Assad a perdu la ville en mars 2015, laissant ainsi le contrôle à la rébellion « modérée » et aux islamistes du Jabhat Fatah al-Cham (ex Front al-Nosra). Depuis cette date, Idlib ne reçoit plus d’électricité ni d’approvisionnement en eau ; en outre, elle a subi les bombardements répétés des forces armées syriennes, dont elle porte encore les traces, malgré la trêve conclue le 4 mai à Astana, au Kazakhstan. Les habitants ont donc appris à vivre autrement, sans l’administration de la ville par le régime ; de nouvelles façons de vivre ont donc émergé, tout comme de nouveaux rituels pour le Ramadan.
Pendant ce mois sacré, les musulmans sont inviter à prier plus qu’ils ne le font en temps normal ; ils se rendent visite les uns les autres, et participent davantage à des actions de charité. La situation à Idlib les a contraints a reconsidérer leurs habitudes ; par exemple, l’absence de réel approvisionnement en denrées alimentaires, ainsi que la disparition du ramassage des ordures, a perturbé les repas vespéraux des musulmans, que certains ne peuvent plus honorer comme ils le faisaient par le passé.
Par ailleurs, les nouveaux arrivants au sein d’Idlib regrettent les traditions de leur ville d’origine. Les ex-habitants de Homs sont ainsi nostalgiques de « l’esprit du Ramadan qui régnait à Homs, les décorations, les festivités et les marchés noirs de monde ». Certains Syriens originaires de cette ville se sont ainsi organisés pour insuffler les traditions homsies de célébration du Ramadan au sein d’Idlib : chansons folkloriques, distribution de pâtisseries typiques de leur ville, etc.
La situation économique des habitants d’Idlib diffère selon la classe sociale d’appartenance. Depuis la trêve, certaines familles ont pu rouvrir des commerces et en vivre ; d’autres vivent des ressources apportées par les organisations de solidarité internationale, arrivées en masse lors de l’annonce du cessez-le-feu. L’extension de la trêve à quatre grandes zones syriennes (à Idlib, dans la Ghouta de Damas, au Nord de Homs et à Daraa) a permis le rétablissement de voies de communication et une circulation plus aisée des aides internationales. Cette trêve est amenée à durer 6 mois.
Durant le Ramadan, les organisations internationales s’emploient à mettre en place des repas de rupture du jeûne au plus grand nombre, tandis que les familles les plus aisées de la ville distribuent de la nourriture aux plus démunis : l’approvisionnement provient essentiellement de la Turquie, mais les prix sont très fluctuants en fonction des frais de transport et de l’évolution des prix du carburant.
Bien qu’Idlib soit majoritairement musulmane, environ 2 000 chrétiens y vivent**, tandis que plusieurs villages druzes entourent la ville. Traditionnellement, druzes et chrétiens participent au Ramadan par sociabilité et respect de leurs voisins musulmans.
Toutefois, des témoignages de chrétiens ayant fui la ville font état de violences à leur encontre depuis que les islamistes du Jabhat Fatah al-Cham ont pris le contrôle d’Idlib ; la multiplication de tribunaux islamiques appliquant la charia leur rendrait en outre la vie très difficile. Le 30 mars 2015 par exemple, un père chrétien et son fils ont été exécutés car ils tenaient un magasin d’alcool dans la ville.
De manière générale, le Ramadan est célébrée différemment à travers la Syrie, entre les zones contrôlées par le régime et celles contrôlées par la rébellion. Une certaine forme de censure est appliquée dans les territoires sous contrôle du régime, ce dernier implorant des mesures sécuritaires. A Damas par exemple, les chansons religieuses dans la rue ont été interdites, et celles chantées du haut des minarets sont désormais limitées à quelques minutes, là où, avant la guerre, elles pouvaient parfois durer plus d’une demi-heure. Par ailleurs, le gouvernement surveille de près les mosquées, la révolution ayant, en partie, commencé en leur sein. Les Damascènes se rendent ainsi beaucoup moins à la mosquée, d’autant plus que des rumeurs font état de personnes enlevées ou arrêtées sans raison apparente alors qu’elles s’y rendaient pour prier.
Quant aux zones assiégées par le régime, comme la Ghouta orientale, il y est devenu presqu’impossible de suivre les rituels du Ramadan. Cela fait désormais quatre ans que les habitants de cette zone sont assiégés par le régime. Leur situation alimentaire était restée plus ou moins stable les années précédentes en raison des vastes zones céréalières environnantes grâce auxquelles ils pouvaient s’approvisionner. Cette année toutefois, le régime est parvenu à en prendre le contrôle, conduisant les habitants à d’importantes restrictions alimentaires rendant très difficile le suivi des rituels du Ramadan.
Ainsi, le Ramadan n’est plus le même qu’autrefois pour nombre de Syriens. Soit parce qu’ils ont été déracinés, ont perdu un membre de leur famille, ou parce que leur situation est difficile en raison d’un siège ou de contraintes imposées par le régime syrien ou les islamistes, le mois sacré du Ramadan n’a plus rien à voir avec ce qu’ils ont pu connaître avant le début des révoltes du printemps 2011.
*Internal Displacement Monitoring Centre, Syria IDP Figures Analysis, 2016
** Le Monde, La rébellion syrienne veut faire d’Idlib un modèle de gestion de l’après-Assad, 2015
Image : Deux chars syriens détruits devant une mosquée en ruines à Azaz (Nord de la Syrie), By Christiaan Triebert