Si d’après le magazine américain Forbes, l’ancien patron d’une compagnie minière est l’homme le plus riche du Kazakhstan, cela n’a rien de surprenant. Toutefois, si la fortune de l’ancien PDG de Kazakhmys (devenu depuis KAZ Minerals) n’est pas inhabituelle, son nom de famille retient l’attention. En effet, Vladimir Kim est un fier kazakhstanais d’origine coréenne. Étonnant ? Non. Depuis plus de 80 ans, une minorité coréenne vit et travaille en Asie centrale. Longtemps appelés les « coréens soviétiques », ses membres se donnent pour nom Koryo-saram (« personne de Corée »). Cette diaspora est principalement présente au Kazakhstan (environ 100 000 individus) et en Ouzbékistan (environ 180 000 individus). L’ascension de Vladimir Kim est l’exemple ultime de la capacité d’adaptation de cette minorité et de l’intégration de cette dernière aux sociétés eurasiatiques. Une intégration permise par la contribution économique des Koryo-saram au cours de son histoire.
Une minorité née dans la douleur
La présence de Coréens dans l’Empire russe remonte à la seconde moitié du XIXe siècle. Principalement des paysans fuyant l’élitisme agricole de la dynastie Joseon, ces migrants coréens s’installent dans l’Extrême-Orient russe où ils peuvent travailler la terre. Le déclin de la dynastie Joseon puis l’annexation de la Corée par le Japon en 1910 accentuent la migration vers la Russie. En 1914, l’Empire russe compte 64 000 Coréens sur son territoire et ce, malgré la pression exercée sur la Russie par le Japon. La révolution bolchévique de 1917 n’arrête en rien cette migration alors que la lutte pour l’indépendance de la Corée s’intensifie.
Cependant, les autorités soviétiques se méfient de ces migrants. Ils craignent une éventuelle revendication pour une République Socialiste Soviétique Autonome de Corée basée à Vladivostok. Staline ordonne la déportation des coréens, soupçonnés de liens avec l’ennemi nippon,. C’est ainsi qu’en 1937, environ 170 000 Coréens sont déportés vers les steppes du Kazakhstan et d’Ouzbékistan. La région a l’avantage d’être éloignée du Japon et d’être en manque de main d’œuvre agricole suite à des famines.
Premier peuple sujet à la déportation forcée en URSS, les Koryo-saram sont placés dans des kolkhozes isolés, forcés à travailler la terre. Les conditions sont extrêmement rudes. Souvent installés dans des baraquements de fortune, les déportés doivent tant bien que mal s’adapter au climat aride et extrême des steppes. En deux ans, 40 000 Coréens meurent de faim et de froid.
Toutefois, le travail acharné des Koryo-saram porte ses fruits : les systèmes d’irrigation construits rendent les terres arides cultivables. A la veille de la Seconde Guerre Mondiale, les Koryo-saram se lancent dans la culture de riz et de légumes. Durant les années de guerre, ils réussissent à augmenter leur production agricole et la taille de leurs terres. Grâce à leur contribution au développement de l’agriculture eurasiatique, les Koryo-saram deviennent une minorité modèle et hautement respectée par les populations locales. Leurs résultats agricoles sont même exposés à l’Exposition Economique Nationale de l’URSS à Moscou de 1953 à 1959. Cette productivité dans le cadre du travail agricole collectif et cette capacité à soumettre la nature correspondent parfaitement à la définition de l’« Homo sovieticus » à sa période de maturité « classique » donnée par le sociologue Iouri Levada.
La mort de Staline marque un tournant pour les populations minoritaires, notamment avec l’abolition des limitations de migration au sein de l’URSS. Ainsi, au Kazakhstan, les Koryo-saram migrent vers les villes, afin d’intégrer les universités. En Ouzbékistan, les Koryo-saram tendent au contraire à rester dans les campagnes. Néanmoins, quelques milliers de Koryo-saram décident de migrer vers les trois autres RSS d’Asie centrale.
Minorité russifiée, les Koryo-saram réussissent également à s’intégrer hors de la sphère agricole, aidés par leur réputation de forte productivité et leur niveau d’éducation élevé. Durant la période soviétique, une certaine intelligentsia coréenne se forme en Asie centrale, notamment dans les domaines de la science, l’éducation, la culture et même en politique. Cependant, la fin de l’Union Soviétique et donc de l’« Homo sovieticus » remettent en question cette intelligentsia et l’intégration socioéconomique des Koryo-saram.
Le nouveau rôle économique des Koryo-saram
La dissolution de l’URSS en 1991 propulse les nouvelles républiques indépendantes d’Asie centrale dans l’économie de marché. Or, la région est la moins développée de l’ancienne Union. Les économies des nouvelles républiques sont peu diversifiées en raison de la planification centrale et de la division du travail de la période soviétique. Tournées vers l’exportation à destination des autres régions soviétiques, la région produit principalement des matières premières (agriculture, hydrocarbures, minéraux). La transition économique s’avère compliquée. Jusqu’à la fin des années 1990, la région est même en récession économique.
Toutefois, dans ce contexte de transition économique, les Koryo-saram se distinguent par leur réussite commerciale et en affaires. En effet, leur haut niveau d’éducation ainsi que leur expérience professionnelle les amènent à occuper certaines niches dans le nouveau secteur privé. De plus, les Koryo-saram, largement urbanisés, notamment au Kazakhstan, s’impliquent dans des formes urbaines d’entrepreneuriat typiques de l’économie de marché.
Dans ces premières années de transition économique, des Koryo-saram fondent ou dirigent des entreprises à gros effectif. C’est en particulier au Kazakhstan que la minorité coréenne connaît le plus grand succès. En effet, l’économie du Kazakhstan est la plus grande et la plus diversifiée des cinq nouvelles républiques. Outre la compagnie minière Kazakhmys, la société semi-étatique KRAMDS dirigée par Viktor Cho, rachète des parts d’entreprises pour les privatiser. Les trois géants kazakhs d’électronique ménagers Sulpak, Tecknodom et Planeta Elektroniki sont fondés par trois citoyens d’origine coréenne. Les Koryo-saram s’impliquent également dans le secteur bancaire : Vladilav Kim dirige Bank Centercredit (Kazakhstan), Tskhay Yuri établit Caspian Bank (Kazakhstan) tandis que Vitaly Vladimirovich Shin intègre le système de paiement Visa à la Tojiksodirotbank (Tadjikistan).
Néanmoins, au-delà de ce rôle essentiel dans la fondation de grandes entreprises à ambition nationale, la majorité des Koryo-saram font partie de la classe moyenne émergente. En effet, ils se distinguent en tant qu’entrepreneurs de petites et moyennes entreprises, principalement dans le commerce, la construction et la prestation de services. Au début des années 1990, les Koryo-saram fondent plus d’un millier d’entreprises privées à Almaty, centre économique du Kazakhstan. En Ouzbékistan où les Koryo-saram sont plus largement ruraux, on les retrouve dans les marchés derrière des stands de nourriture de type coréenne.
Parallèlement à l’époque soviétique où le travail des Koryo-saram a contribué au développement de l’agriculture, leur entrepreneuriat renforce le secteur tertiaire privé dans l’économie post-soviétique eurasiatique. De cette manière, l’entrepreneuriat des Koryo-saram favorise la diversification et la croissance économique au sein de la région. En effet, l’attrait du petit entrepreneuriat pour les Koryo-saram repose dans la réussite économique qu’elle apporte. Par conséquent, la nouvelle génération s’engage principalement dans l’entrepreneuriat au détriment des fonctions occupées par leurs parents car jugées peu rentables.
Quête de réussite économique et migration de retour
Bien que les Koryo-saram connaissent une certaine réussite économique, les opportunités économiques demeurent limitées en Asie centrale. La conjoncture économique eurasiatique est en berne et les républiques demeurent économiquement dépendantes de la Russie. En outre, la minorité coréenne russophone est de plus en plus marginalisée face aux nations titulaires d’Asie centrale et à leurs langues respectives. Les Koryo-saram se tournent donc de plus en plus vers les terres de leurs ancêtres.
Bien que petit acteur économique en Asie centrale, la Corée du Sud y multiplie les créations d’usines et d’entreprises grâce à ses chaebol, ainsi que les partenariats culturels. Les premiers destinataires de cette coopération sont les Koryo-saram qui sont donc employés pour leur connaissance des langues et du terrain. De surcroît, l’économie coréenne connaît une croissance stable, à la différence de la Russie, terre traditionnelle d’immigration de travail eurasiatique.
Depuis 2004, la Corée du Sud s’ouvre aux travailleurs migrants, en particulier les ressortissants étrangers d’origine coréenne. La migration de retour des Koryo-saram est facilitée par les accords bilatéraux et les régimes d’exemption de visas avec les anciens pays soviétiques mis en place. Les salaires élevés en Corée (jusqu’à vingt fois supérieur) attirent et font croître le nombre de ressortissants d’Asie centrale travaillant dans le pays. Selon un rapport de 2015 de l’Overseas Korean Foundation, 12 413 Koryo-saram étaient titulaires d’un visa de travail et 13 597 du visa pour les « compatriotes de l’étranger ». Cependant, l’ONG Neomeo, basée dans l’agglomération de Séoul, estime que 40 000 Koryo-saram vivent et travaillent en Corée du Sud.
Nénamoins, les emplois ouverts aux Koryo-saram sont de bas niveau, de l’ordre du travail informel ou manuel dans l’industrie et la construction. Considérés comme des emplois dangereux et difficile, ils sont évités par les Sud-coréens. Les Koryo-saram parlent peu ou pas le coréen, ce qui limite leurs opportunités de travail et les salaires perçus et conduit à leur marginalisation économique. Une expérience qui peut être vécue comme dégradante pour des anciens entrepreneurs à succès. Certains Koryo-saram ne cherchent ainsi qu’à rester un temps en Corée du Sud, afin d’économiser pour une nouvelle vie en Asie centrale. Néanmoins, beaucoup restent et apprennent la langue. Malgré la discrimination, les salaires et opportunités économiques offrent un futur en Corée du Sud que l’Asie centrale n’est pas pour l’instant en mesure d’offrir aux Koryo-saram.
La stupéfiante capacité d’adaptation et d’intégration des Koryo-saram grâce à leur travail, d’abord agricole puis d’entrepreneur, les érigent comme minorité modèle. Toutefois, la perte de leur identité leur porte préjudice dans leur recherche d’opportunité économique. Aussi bien en Asie centrale qu’en Corée du Sud, l’altérité des Koryo-saram les marginalise économiquement à l’heure du patriotisme. C’est donc l’intégration socioéconomique des Koryo-saram qui est entièrement remise en question dans le contexte actuel de réaffirmation culturelle des nations titulaires. Un défi de taille pour une minorité dont l’identité est à la croisée des chemins, ni tout à fait coréenne, ni tout à fait eurasiatique.
Image : Evelyn Chai de Pixabay.