Affaire Minembwe, Banyamulenge et conflits communautaires au Sud-Kivu
En cette fin d’année 2020, l’ « Affaire Minembwe » (parfois appelée « Minembwegate »[1]) a retenti en République Démocratique du Congo émaillée de nombreuses disputes territoriales et conflits communautaires. Minembwe est originellement un groupement de villages abritant les communautés Babembe, Bafuliru, Banyiundu, Bashi et Banyamulenge, situé dans le territoire de Fizi, au Sud-Kivu.
La polémique a débuté le 28 septembre 2020 lorsqu’une délégation présidée par le Ministre de la Décentralisation et des Réformes Institutionnelles, Azarias Ruberwa, Banyamulenge originaire de la région, est venue installer le bourgmestre de Minembwe et son adjoint, officialisant l’érection de Minembwe en tant que commune. Cet acte a provoqué des débats enflammés au Parlement [2] et suscité l’ire de nombreuses personnalités politiques et d’hommes d’Église de première importance.
Cette visite s’inscrit dans la lignée d’une dispute territoriale vieille de plusieurs décennies qui depuis 2017 a viré en conflit intercommunautaire sanglant entre les Babembe, Bafuliru et Bashi, habitants ancestraux de la région d’une part, et les Banyamulenge, population d’origine tutsi venue du Royaume du Rwanda et installée sur les hauts-plateaux de Fizi depuis la fin du XVIIIème siècle, d’autre part. La pomme de discorde ? Minembwe et son statut administratif de commune. Notons que jusqu’à la fin des années 1960, aucun conflit majeur n’avait été recensé entre ces communautés.
Mais alors pourquoi la communauté Banyamulenge (à travers la question de Minembwe) est-elle aujourd’hui au centre d’un conflit communautaire autour duquel l’ensemble de la société congolaise se polarise ?
Banyamulenge et autochtonie
Le terme Banyamulenge est largement utilisé aujourd’hui et tend à désigner sommairement les populations d’origine tutsis du Sud-Kivu. Pourtant, il n’est employé qu’à partir des années 1960 par les tutsis arrivés aux XIXe siècle par la colline de Mulenge [3] puis répartis dans l’actuel Sud-Kivu et considérés comme Congolais, qui souhaitent se différencier des Tutsis rwandais réfugiés dans la région entre 1959 et 1962 suite à la chute de la Monarchie rwandaise et l’instauration à Kigali de la Première République dominée par les Hutu. Cet événement tend pour la première fois à modifier et compliquer les rapports démographiques et fonciers en équilibre entre les tutsi de la zone et les autres communautés présentes antérieurement.
Cette réalité de terrain est accentuée par une ambiguïté certaine de l’État sur l’intégration des populations tutsis dans la communauté nationale. À l’Indépendance, tout individu ayant une lignée d’ancêtres présents sur le territoire congolais avant 1885 (Conférence de Berlin) est Congolais. Les Banyamulenge sont donc d’office désignés comme congolais. Par la suite, sous l’influence de Barthélémy Bisengimana, lui-même Banyamulenge, la Loi 72-002 (1972) est promulguée et donne la nationalité zaïroise à tout individu présent sur le territoire national avant le 1er janvier 1950, et donc aux immigrés tutsis plus récents. La Loi n°81-002 (1981) l’abroge devant les contestations d’une partie de l’opinion publique, avec effet rétroactif. Ces allers-retours alimentent ce débat sur le caractère étranger des tutsis du Sud-Kivu (Banyamulenge ou pas), dans un contexte équivoque de promotion de l’« authenticité » nationale par le régime mobutiste.
Plus tard, dans les années 1990, le terme Banyamulenge est de nouveau utilisé lors de la Première Guerre du Congo (1996-1997) alors que Laurent-Désiré Kabila fait de la commune de Lilenge (où se situe Minembwe) sa base de départ, et, soutenu par Kigali, recrute parmi les communautés tutsis de la région. C’est à ce moment-là que le terme Banyamulenge est utilisé systématiquement et devient de manière indifférencié synonyme de Rwandais au Sud-Kivu et donc d’étranger. Dans la deuxième moitié du XXème siècle, le terme Banyamulenge est donc peu à peu essentialisé et définit le rapport entre autochtone et étranger dans la partie méridionale du Kivu.
L’impact des guerres sur l’image des Banyamulenge
L’intense conflictualité qu’a connue le Zaïre (puis RDC) depuis le milieu des années 1990, actionnée par toutes sortes de leviers communautaires, a profondément exacerbé les rivalités ethniques, particulièrement envers les communautés issues du Rwanda.
Premièrement, le Génocide du Rwanda en avril 1994 provoque l’arrivée massive de réfugiés tutsis dans le Sud-Kivu puis de Hutus, phénomène soutenu par l’arrivée des réfugiés de la guerre civile burundaise débutée en octobre 1993. Ces vagues migratoires bouleversent l’équilibre démographique. Aussi, les conflits extérieurs se poursuivent par milices étrangères ou locales (comme les Maï-Maï) interposées, sur un terreau identitaire déjà conflictuel, nourrissant l’idée de conflits importés entre autres du Rwanda.
Ensuite, les deux Guerres du Congo (1996-1997 et 1998-2002) trouvent leur source au Sud-Kivu, lieu de départ de la rébellion de Kabila qui, comme on l’a dit, a massivement recruté parmi les tutsis présents dans la zone dont une partie, pour des raisons culturelles évidentes, a soutenu l’impulsion donnée par le pouvoir de Kigali. Cette rébellion est la cause de massacres sanglants répertoriés dans le Rapport Mapping [4]. Après le revirement de Kabila vis-à-vis de Kigali [5], la rébellion du Rassemblement Congolais pour la Démocratie (RCD) en partie composé de Tutsis a continué le combat notamment face aux milices Maï-Maï, occasionnant deux massacres célèbres : Kasika le 25 août 1998 et Makobola le 29 décembre 1998.
L’impact de ces conflits au départ localisés, est notoire dans tout le pays et se prolonge toujours. C’est à cette époque que le terme Banyamulenge a été utilisé massivement pour désigner les tutsis du Sud-Kivu, quels qu’ils soient, et donc « les petits Rwandais » [6] venus de l’extérieur pour déstabiliser le Congo.
Et Minembwe dans tout cela ?
Depuis le début des années 1970, une partie des tutsis de la zone de Minembwe demandent son érection comme territoire (où ils seraient majoritaires) afin, officiellement, de rapprocher l’administration de cette zone enclavée, ce qui suscite l’opposition des autres communautés, dont les Babembés qui affirment que les délimitations incluent les meilleures terres arables et rendent les autres communautés tributaires des Banyamulenge sur l’utilisation des couloirs de transhumance. Cette revendication reste latente, sans pour autant se concrétiser pendant plusieurs années.
En 1999, alors que la rébellion du RCD menée par des tutsis domine la région, elle décrète que Minembwe est un territoire et réquisitionne des terres par la force. Cette mesure est ensuite dissoute suite aux Accords de Sun City de 2002. Ceux-ci signent la fin de la Seconde Guerre du Congo et prévoient, entre autres, la réintégration de certains dirigeants rebelles à l’appareil d’État dont Azarias Ruberwa, alors Président du RCD.
En 2013, le Décret 13-029 fait de Minembwe une commune à part entière (parmi une centaine dans tout le Congo), mais n’est jamais mis en application. Parallèlement, la situation du Sud-Kivu se dégrade. Voisine directe du Burundi et du Rwanda, la province voit milices rebelles burundaises, rwandaises, milices Maï-maï et groupes d’autodéfense tutsis s’affronter sous-couvert d’appartenances communautaires pour s’approprier les ressources pastorales, agricoles et minières, impliquant comme souvent les populations civiles au milieu, forcées d’intégrer ces groupes ou d’être déplacées [7].
On comprend donc aisément que la venue le 28 septembre 2020 d’Azarias RUBERWA, Ministre banyamulenge, ancien chef rebelle, à Minembwe pour officialiser l’installation de la commune déclenche un tel tollé dans une région ensanglantée par des conflits violents. Certains arguments juridiques au sujet de l’illégalité de cette mesure ont été avancés (nombre insuffisant d’habitants pour ériger une commune, tracé des limites illicite, procédure truquée…) mais ont vite été dépassés par des annonces sous-entendant que Minembwe deviendrait une colonie rwandaise [8], mobilisant ainsi le souvenir d’années de conflit sanglant, dont certaines personnalités politiques de premier rang encore en poste, dont Joseph Kabila ou Azarias Ruberwa, furent protagonistes. Le 8 octobre 2020, pour éteindre l’incendie, le Président Tshisekedi [9], soucieux de renouer de bonnes relations avec le Rwanda, a coupé court aux discussions en annulant le décret de 2013 et en annonçant la formation d’un comité scientifique neutre chargé de statuer sur cette question.
La question des Banyamulenge et par extension de Minembwe cristallisent aujourd’hui des tensions qui dépassent la revendication initiale qui jusqu’aux années 1990 avaient été circonscrites au territoire de Fizi et n’avait déclenché aucune violence extrême.
Ces tensions sont d’abord d’ordre politique et géopolitique. Elles sont liées à l’influence que le Rwanda a jouée explicitement pendant les Guerres du Congo et qu’il est soupçonné de maintenir dans le pays en soutenant certaines milices. Les communautés tutsis, indifféremment nommées aujourd’hui banyamulenge sont donc perçues par une majorité comme la face émergée d’une supposée « cinquième colonne » rwandaise active dont le dessein serait d’annexer des territoires congolais et de désintégrer la nation. Cette crainte est volontairement utilisée par certains politiciens qui, en invoquant un imaginaire historique (basé entre autres sur la sécession du Katanga de 1960 à 1963) suscitent une attention facile et se posent en défenseurs de l’intégrité nationale.
Ensuite, la zone de Minembwe est inscrite dans un contexte social sensible où la pression démographique, soutenue par les vagues migratoires, est notoire. L’accès aux ressources agricoles, pastorales et minières est prisé et donne lieu à toutes sortes de prédations (rapts, vol de cheptel, trafics d’armes…) sous couvert de motivations identitaires qui facilitent par la suite stigmatisation et représailles entre communautés.
Enfin, cette « Affaire Minembwe » est une conséquence de l’incapacité de l’État congolais d’assumer plusieurs de ses fonctions de base. On voit bien que l’inapplication des normes crée des zones d’incertitude, que ce soit sur le statut légal de Minembwe ou sur l’attribution de la citoyenneté (ou non) des populations tutsis, dans lesquelles les discordes identitaires s’insèrent facilement. Aussi, l’impunité et l’inefficacité des forces de sécurité facilitent les engrenages de violence, sous tous prétextes.
C’est là un des enjeux du rapprochement entamé par le Président Tshisekedi avec ses voisins lancé avec la Conférence de Goma : concerter l’ensemble des parties prenantes du conflit dans la partie orientale du pays afin d’endiguer les conflits identitaires dans « cette partie du Congo […] devenue une zone de non-droit où […] seule la poudre [a] encore voix au chapitre. » pour reprendre les mots de l’écrivain In Koli Jean Bofane.
Notes
[2] Voir : https://www.youtube.com/watch?v=Q6v14OXnQwo; https://www.youtube.com/watch?v=0nM040sd-nI; https://www.rfi.fr/fr/afrique/20201028-affaire-minembwe-rdc-azarias-ruberwa-expliqu%C3%A9-devant-les-d%C3%A9put%C3%A9s
[3] Littéralement « ceux de Mulenge »
[4] Voir : https://www.ohchr.org/documents/countries/cd/drc_mapping_report_final_fr.pdf
[5] Cité par l’article : https://www.lesoir.be/art/%252Fkabila-se-separe-de-ses-allies-militaires-rwandais-et-o_t-19980729-Z0FK90.html
[6] Idem
[7] https://afrique.lalibre.be/55155/rdc-de-vingt-a-40-morts-dans-des-affrontements-pres-de-minembwe/
Sources
- https://www.rtbf.be/info/monde/detail_rdc-minembwe-l-enclave-tutsi-des-hauts-plateaux-qui-enflamme-les-ressentiments-anti-rwanda?id=10605935
- https://www.leganet.cd/
- https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/10/21/dans-l-est-de-la-rdc-miliciens-mai-mai-et-banyamulenge-se-livrent-une-guerre-sans-fin_6056858_3212.html
- https://www.rfi.fr/fr/afrique/20191025-rdc-raisons-violences-minembwe-kivu
- https://www.jeuneafrique.com/99753/archives-thematique/qui-sont-les-banyamulenges/
- https://www.resdal.org/wps_sp/assets/20120101_lpi_fizi—uvira_au-dela_des_groupesarmes.pdf
Image : Eben-Ezer University of Minembwe, Wikicommons, CC BY SA 4.0