« Les hommes ressemblent plus à leur temps qu’à leurs pères » écrit l’historien Marc Bloch dans son ouvrage paru en 2006, citant un proverbe arabe.
Pierre Benetti, journaliste free-lance en RDC, nous livre dans son article paru dans Le Monde le 14 juin 2017 (mis à jour le 19 juin), le récit de vie d’un jeune garçon originaire du Kasaï, que l’ONU considérait encore comme un oasis de paix il y a trois ans de cela, fermant pour l’occasion son antenne à Kananga (MONUSCO). La région est en proie à « une guerre qui ne dit pas son nom » mais dans laquelle « chacun venge les siens : les Luba, les Pende, les Tchokwe et même certains militaires ».
De l’appel d’air à l’embrasement
Cet article fait suite d’une part à l’assassinat d’un chef coutumier de la chefferie de Bakwa Kalonji au Kasaï-Oriental (information relayée le 9 juin 2017) et d’autre part à la découverte de 12 personnes décapitées entre le samedi 10 et le lundi 12 juin en Kasaï central.
Ces deux événements, relayés par radio Okapi, organe de presse indépendant fondé par la MONUSCO et la Fondation Hirondelle, renvoient aux méthodes de l’insurrection Kamuina Nsapu : les membres de cette insurrection déstructurée s’attaquent aux « ennemis » et/ou aux « traîtres » pour défendre la terre sacrée. Ces derniers représentent d’une façon ou d’une autre une figure de l’Etat : les chefs coutumiers refusant de les rejoindre peuvent s’avérer être les hommes de paille que la réforme de Kabila datant de 2015 (qui réforma le statut des chefs coutumiers) a voulu placer en remplacement des chefs de la région favorables à l’opposition ; les rwandophones et/ou les swahiliphones, même congolais représentent « l’étranger » ou ces « guerriers de l’est » qui ont massacré Hutus et civils congolais sous l’autorité de l’AFDL de Laurent Désiré Kabila en 1996-1997 (père de Joseph Kabila) ; l’Eglise catholique est quant à elle accusée d’avoir permis à Kabila de se maintenir au pouvoir à la conclusion de son second mandat ; enfin, les écoles, payantes et pour moitié gérées par l’Eglise catholique, car les frais scolaires prohibitifs ont exclu la majorité des membres de l’insurrection, pour la plupart mineurs, selon Sonia Rolley (voir ci-après).
Pour quel pyromane ?
Cette insurrection est née d’un conflit entre les autorités provinciales et les Kamuina Nsapu, à la fois nom d’un village, d’une lignée royale et du chef coutumier des Bajila Kasanga mais aussi désormais d’un mouvement aux forts accents politiques censé regrouper l’ethnie.
Cependant cet affrontement semble devenir depuis janvier 2017 un conflit d’inspiration interethnique opposant les populations et les différentes communautés du Kasaï qui fut divisé en trois provinces à la suite d’une réforme en 2015, conjointement à la réforme des chefferies. Ces réformes ne sont pas anodines dans un agenda politique plus vaste : en effet, Kabila est accusé d’avoir voulu, au travers de ces réformes, asseoir sa domination sur cette terre d’opposition dans la perspective de la fin de son second mandat et en vue du début d’un troisième mandat constitutionnellement illégal. Ici, l’argument ethnique est bel et bien instrumentalisé à des fins politiques. Kabila est également accusé d’avoir commandité l’assassinat de Jean-Pierre Mpandi (nouveau chef Kamuina Nsapu) en août 2016 et d’orchestrer la violente répression de l’armée, coupable d’atrocités et d’exactions (qui ont été filmées) dont Kabila et Kinshasa devront répondre un jour.
Un nouvel épicentre comme pivot de l’histoire?
L’intérêt de l’article de Pierre Benetti est double puisqu’il consacre un paragraphe au dossier (web-documentaire en 3 épisodes) d’une précision et d’une rare exhaustivité sur la question du conflit en cours au Kasaï, de l’auteur Sonia Rolley pour RFI (voir « pour aller plus loin »).
Le 16 juin dernier, Kofi Annan et 9 anciens dirigeants de pays d’Afrique lançaient un appel pour la RDC, estimant le pays en « grand danger ». En effet, Sonia Rolley écrit dans son remarquable documentaire pour RFI : « Les conflits ethniques sont instrumentalisés à des fins politiques ou sécuritaires. Dans le territoire de Luebo comme à Tshikapa, les milices Pende et Tshokwe, qui sont considérées comme proches des autorités, et les milices Luluwas, dont sont issus les premiers Kamuina Nsapu, déterrent la hache de guerre ». Le conflit coutumier local est devenu une « crise » nationale, que l’on voit de plus en plus comparé aux crises du Kivu : il a déjà causé plus d’un million de déplacés au sein du pays et la fuite plus de 30 000 personnes l’Angola voisin, mais aussi plus d’une quarantaine de fosses communes et l’assassinat des deux envoyés spéciaux de l’ONU dans la région en mars dernier. Selon Kofi Annan, ce conflit local est une « menace à la stabilité, la prospérité et la paix de toute la région des Grands Lacs, voire de l’Afrique tout entière».
Image : MONUSCO