Le Père Gerard Hammond, supérieur régional des missionnaires de Maryknoll en Corée, et le père Christophe Bérard, des Missions Etrangères de Paris, prennent régulièrement part aux délégations de la Fondation Eugène Bell, en Corée du Nord. Cette ONG chrétienne envoie en effet, deux fois par an, une équipe sur place afin d’apporter son aide aux patients atteints de tuberculose, notamment multirésistante (MDR-TB). Cette forme de tuberculose, résistante aux traitements habituels, demande des traitements avancés, coûteux, et dont la durée se mesure souvent en années.
Les prêtres catholiques ont cependant été marqués, lors de leur récent voyage au Nord, par le niveau inquiétant de la malnutrition dans le pays. Selon eux, cette crise alimentaire trouverait une partie de ses origines dans les sanctions internationales imposées à Pyongyang.
40 % des Nord-Coréens sont en situation d’insécurité et d’urgence alimentaire
Un récent rapport publié conjointement par le Programme Alimentaire Mondial et l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture a en effet indiqué que 10,1 millions de Nord-Coréens ont un besoin urgent d’aide alimentaire, ce qui représente 40 pour-cent de la population du pays. Le système de distribution publique aurait ainsi réduit de 380 à 300 grammes la ration journalière distribuée aux Nord-Coréens. Le rapport indique également que ces portions pourraient être à nouveau réduites dans les mois à venir.
Les mauvaises récoltes de l’automne 2018 sont souvent évoquées pour expliquer cette situation. Celles-ci sont la conséquence de facteurs météorologiques, comme des températures anormalement élevées, plusieurs vagues de sécheresse, mais aussi des inondations.
Une population « épuisée par les sanctions internationales »
Le rapport des Nations Unies indique également que les sanctions internationales, mises en place en réponse au programme nucléaire nord-coréen, ont un impact certain sur le secteur agricole du pays. Les récoltes de l’automne dernier ont ainsi été affectées par le manque de carburant et de pièces détachées, destinés aux machines agricoles et aux usines. De plus, les sanctions privent le régime d’importantes sources de revenus, limitant ainsi sa capacité à importer ces produits (quand les sanctions ne l’interdisent tout simplement pas), ou de la nourriture.
Cependant, contrairement à ce qu’une première version du rapport indiquait, l’importation des engrais n’est pas concernée par les sanctions internationales. Pyongyang aurait d’ailleurs plus que doublé ses achats d’engrais en provenance de Chine entre 2017 et 2018. Il faut d’ailleurs noter que, pour Benjamin Katzeff Silberstein, la crise résulte en réalité bien plus des défaillances du système de distribution que des quantités de nourriture disponibles, ou du manque de moyens dont dispose le régime pour importer ce qui fait défaut à sa population.
De vifs débats entre partisans et adversaires de l’envoi d’aide humanitaire
Face au cri d’alarme concernant cette grave situation, certains Sud-Coréens, notamment religieux, se mobilisent pour que leur gouvernement vienne en aide aux populations du Nord. Comme le rapporte Public Radio International, des centaines de manifestants ont encore récemment défilé devant l’ambassade américaine à Séoul pour inciter les USA et la Corée du Nord à continuer le dialogue. Le pasteur Kim Jong-su, présent ce jour-là, fait partie des 45% de Sud-Coréens pensant que leur pays doit aider leurs « frères » du Nord. « Au minimum, une aide humanitaire devrait être fournie, sinon notre Péninsule ne connaîtra jamais la Paix. »
Comme l’explique également le père Hammond : « Le pays est divisé : certains sont convaincus que Pyongyang revend de la nourriture donnée, dont du riz. Selon moi, c’est possible, mais il nous faut montrer plus de compassion. Nous devons prendre le risque. »
Qu’advient- il des aides accordées à Pyongyang ?
Les Sud-Coréens ne sont d’ailleurs pas les seuls à être réticents à envoyer de l’aide au Nord. De plus en plus de pays et d’organisations, qui ont pourtant par le passé régulièrement fourni de l’aide humanitaire à la RPDC, ne s’engagent dorénavant plus. Les raisons les plus souvent invoquées sont que le régime nord-coréen pourrait détourner cette aide au profit de l’armée, la revendre pour financer ses programmes nucléaires et balistiques, ou même que cette aide soulagerait Pyongyang qui n’aurait ainsi plus à subvenir aux besoins de son peuple, lui permettant de rediriger des fonds vers les programmes déjà cités.
Cependant, Kee B. Park et Eliana E. Kim ont déjà réfuté ces craintes dans 38 North. Les auteurs expliquent en effet que le régime nord-coréen ne pourrait détourner qu’une valeur négligeable de l’aide reçue. Et même si celui-ci arrivait à dérouter la totalité de cette aide, ce gain ne représenterait qu’une part dérisoire de ses programmes nucléaires et balistiques. De plus, l’aide étrangère ne peut pas subvenir aux besoins des Nord-Coréens à la place du régime. En effet, même si cette aide n’était pas fournie, les priorités de Pyongyang en matière d’attribution des ressources ne changeraient pas. Les besoins humanitaires de la population resteraient simplement non-satisfaits. Les élites, l’armée et les programmes nucléaires et balistiques garderaient la priorité.
Pour Séoul, il faut séparer les questions politiques et humanitaires
Le mois dernier, peu après les essais de missiles entrepris par Pyongyang, le Président Moon Jae-in, sa ministre des affaires étrangères Kang Kyung-wha, le ministre de la réunification Kim Yeon-chul, ainsi que le directeur exécutif du Programme Alimentaire Mondial, David Beasley, se sont rencontrés à Séoul pour s’entretenir au sujet de la crise alimentaire sévissant au Nord. Ceux-ci ont souligné le besoin de séparer les questions politiques et humanitaires.
Le 5 juin, le gouvernement sud-coréen a ainsi adopté un projet de loi approuvant l’envoi de 8 millions de dollars d’aide humanitaire en Corée du Nord, par l’intermédiaire d’agences des Nations Unies.
Cette aide sera répartie entre le programme d’appui nutritionnel du PAM à hauteur de 4,5 millions de dollars, et le projet de soins de santé maternelle et infantile de l’UNICEF pour 3,5 millions de dollars. Selon le Chosun Ilbo, les ONGs sud-coréennes auraient également déjà fait parvenir plus de 5,72 milliards de wons (ce qui représente plus de 4,8 millions de dollars) d’aide alimentaire au Nord sur la période couvrant l’année 2018 et les quatre premiers mois de 2019.
Une aide pourtant soumise à des enjeux de politique internationale, mais aussi nationale
Le président sud-coréen n’a pas vraiment le choix : son électorat, progressiste, veut que des avancées soient faites avec le Nord, et pense que cette aide est un droit humain des plus fondamental. Moon Jae-in souhaite également reprendre son rôle de facilitateur du dialogue entre Kim Jong-un et Donald Trump, et l’annonce récente d’aide au Nord va dans ce sens. En effet, par le passé, Séoul et Washington ont déjà utilisé l’aide humanitaire pour inciter Pyongyang à cesser les provocations et à reprendre place à la table des négociations. Après l’échec du sommet de Hanoï, les négociations semblent en effet être dans une impasse. De nombreux officiels américains se sont montrés sceptiques ces dernières années quant à l’efficacité et la légitimité de cette approche. Pourtant, le président Trump s’est montré favorable à la fourniture d’aide au Nord, par la Corée du Sud.
Pyongyang a cependant « refusé » l’aide de Séoul, à travers un article du DPRK Today. Une fois de plus, le Sud y est accusé d’être inféodé à des puissances étrangères, et de ne pas faire assez pour le rapprochement intercoréen, préférant aborder des questions secondaires et non-essentielles (ici, celle de l’aide humanitaire). Le régime nord-coréen, habitué à faire passer des messages à travers la presse officielle, en voudrait certainement bien plus. 8 millions de dollars est une somme au final assez faible pour une crise d’une telle ampleur. Il est possible que Kim Jong-un ne voit cette somme que comme un point de départ à des négociations où il pourrait gagner bien davantage.
Comme le souligne Jasper Kim, « la vraie question à se poser est : ‘qui a le plus besoin de cette aide ?’ Une partie des soutiens de Moon Jae-in exprime très publiquement sa volonté de reconstruire des relations solides avec le Nord, et le Nord est parfaitement au courant ». Une fois de plus, le régime nord-coréen reste donc maître du jeu.
« Face à la souffrance d’un peuple, que fait-on ? »
Le rapport des Nations-Unies explique cependant qu’une intervention humanitaire est requise, de toute urgence. La situation, déjà grave, pourrait en effet se détériorer davantage dans les mois à venir si rien n’est fait. La publication précise que « la saison de production a déjà débuté, et qu’au-delà d’une campagne humanitaire immédiate, il est urgent de s’assurer que les besoins en matière de sécurité alimentaire pour l’hiver 2019-2020 sont atteints grâce aux récoltes de l’automne 2019 ». La vie de nombreux nord-coréens est en effet en jeu, et une fois de plus, les populations les plus faibles sont les premières touchées. Comme le souligne le père Hammond : « Chaque fois que je me rends en Corée du Nord, les malades sont de plus en plus nombreux. La tuberculose multirésistante est une pathologie qui se développe rapidement avec la malnutrition. »
Le peuple coréen a connu nombre de souffrances au cours de son histoire, et malheureusement, aujourd’hui comme hier, les considérations politiques prennent souvent le pas sur le sort de peuples dont on n’entend pas la voix. Il y a un an, après le sommet de Singapour, quand le Fond Mondial avait annoncé qu’il cesserait tout financement de l’aide humanitaire au Nord, le père Bérard craignait déjà que « les Nord-Coréens soient une fois de plus les grands oubliés. » Il soulignait ainsi une question, incontournable lorsque l’on traite de la Péninsule Coréenne: « Face à la souffrance d’un peuple, que fait-on ? Faut-il punir une population pour les choix politiques de son gouvernement ? Ces questions nous mettent en face de nos propres valeurs. Soigner, apporter aux gens la possibilité d’envisager un avenir, c’est aussi le sens de la démocratie. »
Image : North Korean propaganda poster – « Breed more rabbits and let our soldiers enjoy plentiful food! » by Ged Carroll. Flickr CC BY 2.0