Pourquoi les Tchèques sont-ils si peu religieux ? Qu’est-ce qui les distingue des autres peuples slaves voisins ? Les Polonais sont catholiques par antonomase, à peu près comme les Slovaques, malgré le fait qu’ils partagent des morceaux importants de leur histoire avec les Tchèques, et que leurs deux langues sont fort similaires. Malgré la sécularisation en cours, l’appartenance culturelle au catholicisme reste aussi le principal élément identitaire caractérisant les voisins germanophones de l’Autriche et de la Bavière.
Au premier abord, la République tchèque ne fait pas exception. Bien au contraire. De belles églises baroques scandent l’espace urbain et rural, même dans les coins les plus perdus. Les douces collines de Bohême et Moravie sont souvent dominées par des chartreuses, dont la majesté et l’élégance n’ont rien à envier à leurs voisines autrichiennes et bavaroises. Des tabernacles et des chemins de croix pointillent les sentiers. De plus, « Bože ! » (Mon Dieu !) n’est pas seulement une exclamation, mais une véritable intercalaire idiomatique. Pourtant, le pays a vécu quarante ans de communisme, et le régime de l’époque s’avéra particulièrement répressif dans les terres tchèques. Beaucoup plus qu’en Pologne ou en Hongrie et plus encore qu’en Slovaquie, qui faisait pourtant partie du même État. Mais pas plus pourtant qu’en Union soviétique, où l’implosion du régime déclencha un nouvel épanouissement religieux.
En quoi consiste donc l’exception tchèque ?
En Jan Hus, pourrait-on dire. Cent ans avant Luther, le réformateur slave et, plus encore ses proches qui mirent en place sa doctrine, mirent en cause le rôle du catholicisme. Ce conflit religieux prit rapidement une dimension ethno-politique. La composante germanophone, descendante des colons appelés par les rois bohèmes entre le XIIème et le XIIIème siècle, était devenue une élite influente. Elle était protégée par le monarque d’origine allemande, Venceslas IV, et par le Saint-Empire romain, auquel le royaume était associé. Cette communauté se dressa dès le début contre Jan Hus et se bouscula pour son exécution (1415). Entre temps, le hussitisme se répandait parmi les Tchèques slaves jusqu’à devenir la confession majoritaire. Sigismond, successeur de Venceslas, convainquit le pape de partir en croisade contre les hérétiques. Après quinze ans de guerre et cinq croisades successives (1419-1434), les belligérants parvinrent à un compromis qui permit aux catholiques et aux hussites de vivre en paix.
Ces libertés furent progressivement contraintes au début de la domination habsbourgeoise (1521-1918), qui anéantit les dernières poches de résistance lors de la bataille de Bila Hora (1620). Depuis, l’hussitisme fut banni de l’empire et son héritage spirituel se divisa en plusieurs courants diasporiques qui parfois se soudèrent à d’autres traditions protestantes. Entre-temps, les terres tchèques connurent leur re-catholisation : tridentine dans la substance, baroque par la forme et allemande de par son expression. Ce ne fut qu’à partir de 1848 que les Tchèques commencèrent à envisager leur identité nationale plus systématiquement. En ce sens, les catholiques jouèrent un rôle pivot. Mécontent d’un épiscopat loyaliste et germanophone, l’union du clergé slave d’orientation moderniste, « Jednota », fondée en 1890, demanda au Saint-Siège la transformation de l’Église locale en une entité synodale et patriarcale. Mais leurs désidérata se heurtèrent aux conclusions de Vatican I (1869-1870), qui condamna l’ultramontanisme.
Quelques dizaines de milliers de croyants abandonnèrent le catholicisme entre la proclamation de la liberté de culte (1867) et la fin du siècle. Mais une partie plus importante se replia sur une attitude méfiante vis à vis de la religion institutionnelle tout en restant dans l’Église. Ce fut l’implosion de l’empire austro- hongrois et la proclamation de la Première République (1918) qui favorisa le « loss von Rom » d’un groupe de prêtres modernistes guidé par l’abbé Farský. Ce mouvement- improprement dit ‘hussite’, malgré son dirigeant réclamait dans une certaine mesure l’héritage historique de Jan Hus. Il produisit un schisme (1920) et devint un vecteur d’émancipation identitaire. Les prêtres engagés à la cause nationale y jouèrent un rôle fondamental. La combinaison entre le politique et le religieux en détermina le succès. On estime que près d’un million de Tchèques abandonnèrent le catholicisme entre 1920 et 1938, soit 15% de la population slave de Bohême-Moravie.
Cependant, le manque d’une tradition théologique hussite- anéantie pendant la domination habsbourgeoise- mit en évidence les fragilités ecclésiologiques et doctrinaires de cette nouvelle Église qui oscillait entre synodalité protestante- notamment épiscopalienne- et orthodoxie. La communauté se divisa bientôt en deux courants. Les filo-protestants, majoritaires, donnèrent vie à une nouvelle Église et se dotèrent d’une assise ecclésiastique métropolitaine « démocratique ». Celle-ci étant un peu près calqué sur le modèle de Cantorbéry et d’Utrecht (élection d’un archevêque-primat ou ‘patriarche’ par ses suffragants, qui eux-mêmes étaient élus par des synodes diocésains). Les filo-orthodoxes entrèrent en communion avec le Patriarchat (orthodoxe) de Serbie et leur leader fut consacré évêque à Belgrade, ou revinrent au catholicisme par les biais du rite byzantin.
La nouvelle Église se proclamait « tchécoslovaque », tout comme le nouvel État, qui visait à fondre ses deux composantes constitutives en une seule nation. Toutefois, le néo-hussitisme ne s’enracina jamais en Slovaquie, où le protestantisme avait toujours été minoritaire. Ici, les catholiques tenaient à dé-magyariser les structures ecclésiales. Masaryk, qui s’était préalablement positionné en faveur du schisme, revint sur ses considérations en redoutant la politisation de cette nouvelle Église. Dans les faits, les étapes successives de l’histoire tchèque confirmèrent les craintes de l’homme d’état. Soucieux d’affirmer le primat national de leur Église, les patriarches furent proches des puissances occupantes, d’abord les Nazis (1938- 1945) et puis les Soviétiques (1945-1989). Cette ductilité politique allait de pair avec une certaine élasticité doctrinaire. L’Église tchécoslovaque bascula entre credo unitarien et nicéen de 1920 au synode de 1958.
La résistance des croyants de tout culte et de tout rang aux régimes nazi et communiste a parfois été héroïque, mais demeure largement méconnue. Cependant, l’opinion publique a été impressionnée négativement par l’inertie ou le collatéralisme dont ont fait preuve certains membres des hiérarchies catholiques et « tchécoslovaques ». Cette dernière étant devenue « hussite » après le synode de 1971, sous les dictatures passées. L’opinion fut également marqué par la rapidité avec laquelle les églises ont demandé la restitution des biens nationalisés par les communistes. Au fond, la société tchèque avait déjà entamé son chemin de sécularisation vers la fin du XIXème siècle. Aujourd’hui, les dénominations traditionnelles sont réduites au minimum. Entre 1950 et 2010, les catholiques sont passés de 80% à 10% de la population totale, alors que les néo-hussites ont baissé d’environ 10% à 0.3%. Cependant, des petits signes d’éveil ré-apparaissent, notamment dans les milieux intellectuels.
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