La construction identitaire de l’île de La Réunion au rythme de la musique
À La Réunion, la musique est au cœur du pluralisme identitaire de l’île. Malgaches, Africains de l’Est, Indiens, Chinois, Européens, chaque peuple a amené sa culture dans ce département français de l’océan Indien. La musique est au cœur de ses richesses de cette ancienne colonie. S’y déroulent régulièrement des festivals parmi lesquels figurent Les Électropicales, le Sakifo, ou encore les Francofolies. Pour l’année 2022, la fête de la musique en est à sa 41e édition. Qu’elle trouve à s’exprimer par la danse, le chant, ou en fonkézèr[1], la musique raconte l’histoire et les idéologies qui ont traversé l’île depuis sa découverte jusqu’à aujourd’hui. Elle permet de prendre le pouls d’une société îlienne où le pluralisme des idées et des cultures contribue au vivre-ensemble. À travers elle, les Réunionnais expriment librement leurs convictions, qu’elles soient culturelles, politiques ou religieuses.
La musique comme journal de bord d’une identité culturelle plurielle
L’origine des genres musicaux en vogue dans l’île constitue un puissant indicateur de la pluralité des cultures à La Réunion. Pour preuve, le maloya est né d’un métissage entre les descendants d’esclaves africains dits « cafres » et d’Indiens nommés « malbars » ayant servi de main-d’œuvre après l’abolition de l’esclavage. Comme à l’île Maurice, le séga réunionnais résulte d’un mélange culturel. Il reflète l’appartenance de l’île de La Réunion à la France par une rencontre entre la musique festive de l’océan Indien et le quadrille parisien dansé par les propriétaires de plantations. Cette fusion des cultures a conféré à l’île une ossature « arc-en-ciel ». Cet état de fait, le groupe Mélanz Nasyons l’exprime dans son titre Ici La Réunion : « Ici la Rényon, Té monmon néna toutes nasyons, Oh languaz la mayé mon lémé, La fé Réyonés[2] ».
Outre son origine, la musique réunionnaise dévoile l’histoire de l’île, ses codes et sa culture à travers les époques. Elle célèbre l’unité des peuples qui composent initialement ce territoire. Véritable outil éducatif, elle assure la sauvegarde de la langue réunionnaise, dite « créole réunionnais ». Mémorielle, elle évoque une culture d’antan. Dans la chanson Grand-mère, Frédéric Joron évoque avec nostalgie, en plus d’une enfance marquée de traditionnelles réunions familiales, le mode de vie des anciennes générations. En tant que monument historique, elle tend à faire revivre des personnages et des lieux propres à l’île. Le nom de scène du groupe Simangavol fait d’ailleurs référence à la première femme esclave arrivée à La Réunion qui préféra s’enfuir vers la montagne pour retrouver la liberté.
La musique réunionnaise comme porte-voix d’un pluralisme politique
Dès les premiers temps de la colonisation de La Réunion, la musique fut porteuse d’un message politique. Le maloya qui se dansait et se chantait en cachette des maîtres servait à exprimer une opposition avec la politique esclavagiste qui y était menée. Il n’est donc pas surprenant que le maloya résonne dans toute l’île, lors de chaque anniversaire de l’abolition de l’esclavage prononcée le 20 décembre 1848.
Au moment de la départementalisation de La Réunion le 19 mars 1946, le maloya devint à nouveau le symbole du parti communiste réunionnais qui réclamait l’autonomie de l’île[3]. Plusieurs musiciens, parmi lesquels figuraient Lo Rwa Kaf, Granmoun Lélé, Firmin Viry, Danyèl Waro ou encore Gilbert Pounia, ont milité pour que soient préservées les racines culturelles de La Réunion, en dépit des aspects positifs d’une départementalisation. Dans Batarsité, Danyèl Waro revient sur cette période de l’histoire, regrettant la déconsidération portée à celui qui n’entrait pas dans la norme du catholique, du blanc. Il explique la fierté que doit ressentir le Réunionnais d’être un « fran batar », c’est-à-dire le fruit d’un mélange de cultures. À cette époque, le maloya fut prohibé de l’espace public par l’administration française avant d’être réhabilité en 1981, sous la présidence de François Mitterrand en tant que tradition réunionnaise.
Aujourd’hui, le rôle que joue la musique dans la société réunionnaise n’a pas changé. Le séga est l’étendard musical des « voitures sono » lors des campagnes politiques. Par ailleurs, la musique réunionnaise soulève des problématiques sociales. La mixité sociale en est une, particulièrement éprouvée. L’inégalité des droits entre les citoyens de l’Hexagone et ultramarins est un sujet souvent dénoncé. Dans Fler maler, l’artiste Frédéric Joron raconte l’asservissement du Réunionnais face aux institutions commandées d’une main de maître par des individus venus de l’Hexagone. La condition de la femme y est également traitée. Des voix féminines s’élèvent aujourd’hui sur la scène musicale réunionnaise qui fut, pendant longtemps, dominée par les hommes. Elles chantent l’indépendance de la femme. Fille du leader du groupe Kiskakan, Maya Kamaty cible dans Tyinbo les violences faites aux femmes, tandis que dans ses ségas, Tine Poppy exalte la femme plurielle et métisse, dont la liberté fut chèrement conquise dans une société qui n’a pas toujours été favorable à l’émancipation de la Réunionnaise. Comme le rapporte le séga Kafrine de Vollard Combo, il fut une époque où la femme créole « I sar pa lékol, I okipe son ménaz, Et li pass balé »[4].
La musique comme signe ostentatoire du pluralisme religieux
La musique est un mode d’expression du pluralisme religieux qui contribue au vivre-ensemble réunionnais. En effet, la cohabitation des cultes fait l’intense originalité de l’île. Alors que la simple expression des croyances est souvent l’objet de dénonciations sur le sol métropolitain, la manifestation des croyances religieuses dans l’espace public réunionnais constitue le charme de l’île. Ainsi, autels en bordure des routes et cérémonies processuelles sont observables sans heurts de la liberté de conscience. La musique réunionnaise est, quant à elle, fortement imprégnée de cette exposition religieuse[5].
Dès le début, la musique fait office d’une relation spirituelle verticale. Par le chant, les esclaves invoquaient leurs dieux et livraient un culte aux ancêtres. Chanté par le groupe Baster, le Servis kabaré (culte rendu aux morts) est une coutume toujours vivace chez les locaux qui côtoient les cultures malgache, hindoue, comorienne et chinoise.
Plusieurs chants célèbrent la diversité des dieux adorés sur l’île. Dans Bondié, la jeune artiste Kenaelle chante l’existence d’un dieu que certains appellent Allah, que d’autres nomment Shiva ou encore Bouddha[6]. La musique réunionnaise se veut également respectueuse de la liberté de conscience de l’athée. En guise d’illustration, le tube du groupe Ousannousava Na dé milyon d’années questionne des sujets existentiels[7]. Si l’interprète émet l’hypothèse d’un dieu à l’origine de la création, il évoque l’éventualité d’un big bang : « Dé troi y dit microbes la transformé, Na dotre y dit Adam et Eve envoyé par bondié[8]».
Cette cohabitation des consciences, rythmant la musique réunionnaise, est assurément représentative de la tolérance à l’égard des diverses croyances qui composent son paysage.
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Aujourd’hui, le patrimoine musical réunionnais est garanti. Il doit sa survie à une transmission intergénérationnelle. De plus, son incorporation dans un continuum de déclinaisons musicales (le maloya cabossé de Davy Sicard, le seggae du groupe Aim’a Nou, le jazz créole, etc.) contribue à sa pérennité. Promue dans des festivals à travers le monde, la musique est mise en lumière dans divers domaines artistiques. Depuis 2021, par exemple, la compagnie de théâtre Sakidi revisite la tragédie grecque Antigone aux côtés du chœur Danyèl Waro. Par ailleurs, des lieux portant le nom de musiciens réunionnais émergent de l’espace public. Mais, de toutes, la plus belle victoire de la musique réunionnaise est l’inscription du maloya au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO depuis le 1er octobre 2009 en tant que bien d’une valeur universelle exceptionnelle[9]. Cette gratification oblige l’État français à prendre les mesures adéquates afin d’assurer la protection et la transmission du maloya. Malgré cela, la musique réunionnaise est loin d’avoir achevé son épopée. Présent dans l’Inventaire du patrimoine culturel immatériel français, il reste encore au séga de tamponner d’une nouvelle encre l’identité pluraliste de La Réunion par une inscription au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO.
EMILIE GASTRIN
OBSERVATRICE JUNIOR « LA REUNION »
[1] Poésie exprimant des états d’âme.
[2] Traduction en français : « Ici à la Réunion, Eh maman il y a toutes les nationalités, Oh toutes les langues se sont mélangé mon amour, Ce qui a fait (créé) la langue réunionnaise ».
[3][3] B. DESROSIERS, Le discours sur la musique, le discours sur l’identité à La Réunion, Travaux & documents, Université de La Réunion, Faculté des lettres et des sciences humaines, 1996, pp.29–47. p. 33.
[4] Traduit par : « une bonne femme créole, ne part pas à l’école, elle fait son ménage et passe le balai ».
[5] P. MARTIN, « Le modèle réunionnais : diversité exemplaire ou spécificité non exportable ? », Après-demain, vol. 18, nf, no. 2, 2011, pp. 20-23.
[6] Extrait des paroles de la chanson : « apèl a li koman ou vé, apèl a li Allah, apèl a li shiva (…) Bouddha, mèm si nou pri pa li parey ».
[7] Au refrain de la chanson : « Kan nou mort ousa nou sava ? Koment nou l’arivé? Sa nou koné pa ».
[8] Traduit par « deux ou trois disent que des microbes se sont transformés, d’autres que Adam et Eve ont été envoyé par Dieu ».
[9] M. PRIEUR, Les conséquences juridiques de l’inscription d’un site sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, RJE, n° spécial, 2007.