La destinée de la loi confortant le respect des principes de la République dans l’île de La Réunion
Lors des débats relatifs au projet de la loi « confortant le respect des principes de la République » tenus à l’Assemblée nationale le 4 février 2021, le député réunionnais Jean-Hugues Ratenon s’exprimait dans les termes suivants :
« Je suis malgache et donc africain, je suis indien, je suis européen, chinois…réunionnais, français, tout en un mot, y compris aussi musulman, hindou et chrétien, pour ne citer que ces religions. Je ne comprends pas ce débat, qui n’existe pas chez nous, à La Réunion. […] Je vous invite, chers collègues, à venir à La Réunion pour découvrir le vivre-ensemble, parce que c’est important. […] il faut sortir de vos blocages parce que ce n’est bon ni pour la République, ni pour la France, ni pour la cohésion sociale. Vous ne vous rendez pas compte que vous êtes en train de diviser la société française. Au-delà de nos différences, il faut savoir nous rassembler sur l’essentiel : le respect ! »
Accusés par quelques-uns de véhiculer « une vision communautariste de la Nation » et défendus par d’autres pour avoir tout simplement voulu prôner la « richesse des communautés » se mouvant dans l’île de La Réunion, les propos tenus par le député Jean-Hugues RATENON offrent là l’occasion de prendre le pouls de la société réunionnaise quant à la future loi confortant le respect des principes de la République.
La loi confortant le respect des principes de la République dans ses grandes lignes
Son contenu
Visant à garantir le libre exercice du culte en toute transparence et dans le respect de l’ordre public, le projet de loi sur lequel débattait, entre autres, le député Jean-Hugues Ratenon, contient à ce jour plusieurs volets relatifs au renforcement de la neutralité du service public, au contrôle des activités associatives, à la protection de la dignité de la personne humaine, à la conformité du fonctionnement de l’éducation et de l’enseignement avec la promesse républicaine, à la création du délit concernant la haine en ligne et, enfin, à la prise en compte de la mixité sociale.
Sa chronologie
Le projet de loi, que les dramatiques attentats survenus à Conflans-Sainte-Honorine et à Nice ont attisé, a été annoncé par le président de la République le 2 octobre dernier lors d’un discours aux Mureaux, avant d’être présenté en Conseil des ministres sept jours plus tard. L’Assemblée nationale, a adopté le texte en première lecture le 16 février 2021 par 347 voix. Examinée depuis le 30 mars par le Sénat, c’est la proposition d’un texte plus durci qui en est ressortie le 12 avril 2021 avec des points forts tels que l’interdiction du port des signes religieux pour les accompagnateurs de sorties scolaires ou encore l’interdiction du port du voile par les mineures dans l’espace public. D’ici son adoption finale, des rebondissements ne sont pas à exclure. En effet, une commission mixte paritaire se réunira bientôt afin que les deux assemblées trouvent un accord.
Le paysage culturel de La Réunion : entre préceptes communs et spécificités
Un département français intègre aux préceptes communs
Située au sud de l’Océan indien, entre Madagascar et l’île Maurice, l’île de La Réunion a acquis le statut de département français depuis 1946. S’y appliquent donc les règles de droit français. Cette appartenance statutaire au système français, la société réunionnaise l’appelle clairement de ses vœux puisque, à la différence des autres départements français d’outre-mer (la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique et Mayotte) à qui il a été accordé la possibilité de se fixer les règles applicables sur leurs territoires respectifs dans un certain nombre de domaines limitativement énoncés aux alinéas 3 à 6 de l’article 73 de la Constitution, La Réunion a toujours entendu garder une intégrité la plus conforme qui soit à la législation nationale.
Force est pourtant de constater que le département réunionnais est doté de plusieurs particularités donnant lieu à une adaptation du droit commun aux réalités locales (alinéas 1 et 2 de l’article 73 de la Constitution).
L’insularité géographique de l’île
L’insularité géographique de La Réunion s’érige parfois en obstacle de l’application de la réglementation nationale. L’île voit ses moyens d’action réduits en comparaison des moyens employés dans le territoire métropolitain. Ce qui donne lieu, pour conséquence, à une application nuancée de la réglementation nationale. Ainsi en est-il dans l’île de la pratique de l’abattage rituel admise en période de fête à domicile ou dans des sites temporairement aménagés en raison d’un trop faible nombre d’abattoirs agréés, ce alors même que la réglementation nationale impose un abattage rituel dans un abattoir agréé.
La diversité culturelle de l’île
L’ossature culturelle « arc-en-ciel » dont a hérité l’île de La Réunion l’incite à prendre en compte les coutumes et habitudes des (presque) quatre coins de la planète dans son application des préceptes nationaux. Le constat est notamment perceptible sur le plan religieux. Contrairement aux prétentions énoncées le 4 février dernier à l’Assemblée nationale, l’île conserve une culture chrétienne. En effet, le culte catholique reste majoritairement pratiqué. Suivent l’hindouisme (pratiqué en syncrétisme du culte catholique pour certains), l’islam, le bouddhisme, le protestantisme, ainsi qu’une multitude d’autres cultes.
Une perception différente de l’expression des croyances religieuses
La simple expression des croyances fait souvent l’objet de dénonciations dans l’espace public métropolitain. Tel n’est pas le cas dans l’île. La présence d’autels en bordure des routes est observable sans heurt de la liberté de conscience à La Réunion. D’autres pratiques sont visibles dans l’espace public. Par exemple, alors que le législateur français décidait, en 2010, de l’interdiction de dissimuler son visage dans l’espace public sous motif qu’un tel comportement empêchait l’interaction avec autrui, le port du voile intégral était toujours toléré dans l’île après l’entrée en vigueur de la loi. La population réunionnaise ne considère pas cette pratique comme altérant l’interaction.
Cette cohabitation harmonieuse entre les cultes a été soulignée lors de la séance du 4 février dernier par le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin : « Rappelez-vous : François Fillon était allé à la messe le matin, puis à la mosquée l’après-midi. Il avait déclaré […] que l’islam avait toute sa place et que les expressions religieuses pouvaient s’entendre dans la République. Selon lui, si la cohabitation entre les religions était partout la même qu’à La Réunion, la France serait un pays parfaitement heureux. Tel est bien l’objectif que nous devons aujourd’hui tenter d’atteindre ! À La Réunion, […] la cohabitation entre les expressions religieuses n’a rien de malsain».
Le refus d’adhésion à la Charte des principes de l’islam de France
Les instances musulmanes locales ont fait connaître leur refus d’adhérer à la charte des principes de l’islam en France.
La charte des principes de l’islam en France et ses critiques
Annexée au projet de loi confortant les principes de la République, la Charte des principes de l’islam de France propose un vaste plan de restructuration du culte musulman par la création notamment d’un Conseil national des imams chargé de labelliser les futurs candidats souhaitant exercer en tant qu’imams en France. Doté de dix articles, le texte réaffirme « le principe d’égalité devant la loi [qui] oblige tout citoyen dont le musulman de France à inscrire son vécu dans le cadre des lois de la République garantes de l’unité et la cohésion de notre pays » et souligne également « le principe d’égale dignité humaine dont découle l’égalité femme-homme (art. 4), la liberté de conscience et de religion, l’attachement à la raison et au libre arbitre, le rejet de toutes les formes de discrimination et de la haine de l’autre ».
Réclamée par le chef de l’État, la charte est aussi la cible de vives critiques. Jugés discriminatoires, certains passages posent le risque de fragiliser la confiance entre les musulmans de France et la Nation. Sur les neuf fédérations appelées à signer la charte, quatre d’entre elles ont, à ce jour, fait connaître leur refus. Il s’agit du comité de coordination des musulmans turcs de France, de l’association Foi et Pratique (apparenté au Tabligh, un mouvement islamiste d’origine pakistanaise), du Millî Görüs (CIMG) et de l’association Islam Sounnat Djammate. Le représentant de la Grande Mosquée de Saint-Denis s’est quant à lui retiré des discussions. Toutefois, les raisons d’un tel retrait divergent des motifs susévoqués.
Une charte jugée inutile dans l’île de la Réunion
Invité sur le plateau d’une célèbre chaine de télévision réunionnaise, le président de la Grande Mosquée de Saint-Denis, Iqbal Ingar, eut l’occasion de fournir de plus amples explications : « Pour l’islam en France, le Conseil national des imams doit répondre à la problématique des imams détachés et au financement extérieur. Or, à la Réunion, nous avons un mode de fonctionnement totalement différent […] tous nos imams sont réunionnais, français bien sûr, bacheliers pour la plupart […] et connaissent très bien le contexte réunionnais et les valeurs républicaines […] si nous entrons là-dedans, nous risquons de mettre à mal tout le fonctionnement qui a été mis en place depuis des décennies à la Réunion ».
Selon Iqbal Ingar, l’application de l’article 6 de la charte (l’ingérence extérieure) n’aurait pas de sens dans l’île. D’une part, le culte musulman bénéficierait de revenus locatifs et de dons des fidèles de l’île. D’autre part, les imams exerçant sur l’île sont réunionnais et saisissent les valeurs de la République. L’outil de labellisation des imams provenant de l’étranger prévu par la charte ne serait d’aucune utilité. La communauté musulmane réunionnaise craint les effets pervers de la charte. Cette charte projette une harmonisation de la gestion du culte musulman dans tout le système français. Or, le mode de fonctionnement du culte musulman au niveau local satisfait amplement.
Ce refus n’est pourtant pas à prendre comme un rejet frontal des dispositions figurant dans le document. Iqbal Ingar précisait lui-même : « Nous souhaitons que la charte marche au niveau national, mais seulement pour le territoire métropolitain ».
Conclusion
L’exigence de neutralité (l’une des mesures phares du projet de loi) sera un point important à observer. Il faut savoir que, dans l’île, l’organisation des cérémonies fait l’objet d’un accompagnement étroit des collectivités tel qu’il n’en existe pas dans l’hexagone. Il n’est pas rare que des élus politiques soient présents lors des cérémonies religieuses. En comparaison, l’opinion publique en France métropolitaine est beaucoup plus sensible à la neutralité des élus politiques. Il conviendra donc d’observer les agissements des représentants de la nation au niveau local.
La réalité de la société réunionnaise est différente du contexte métropolitain. Néanmoins, elle n’ignore pas l’importance d’une législation visant à mener une lutte contre toutes les formes de séparatisme. L’île elle-même a pu être le théâtre de quelques projets d’attentats ces dernières années. La future loi confortant le respect des principes de la République trouvera une application certaine à La Réunion. Cette dernière entend garder une intégrité normative la plus conforme qui soit à la législation nationale. Néanmoins, cette fidélité s’accompagnera d’une tolérance des autorités locales à l’égard de la diversité des croyances.
Image : Grande mosquée de Saint-Denis de la Réunion, Openagenda.