La culture au service de la politique d’influence russe
Cet article revient sur la culture comme outil de la politique d’influence russe dans l’histoire et depuis l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022.
La décision de Poutine d’envahir l’Ukraine le 24 février 2022 a provoqué nombre de bouleversements. En violant l’intégrité territoriale ukrainienne, la Russie a déclenché une guerre menaçant l’équilibre des forces mondiales. De façon à assumer ce choix, les autorités russes ont dû prendre certaines mesures. Au niveau national, cela a impliqué une conscription massive et une accélération du rythme de production de l’industrie de défense. Sur le plan international, nous avons assisté à un ajustement de sa politique étrangère. À cet égard, force a été de constater le récent investissement de la Russie dans son potentiel culturel.
Sur la scène internationale, on relève l’organisation d’événements en collaboration avec des États controversés tels la Chine et l’Iran. Par exemple, en juillet 2023, les villes russes de Moscou et Saint-Pétersbourg ont accueilli l’Iranian Cultural Week. Or, de telles stratégies sont des plus intéressantes étant donné que la diplomatie culturelle [1] est un instrument bien connu de la politique étrangère russe [2].
Comprendre la logique sous-tendant ce phénomène nécessite de souligner le caractère bicéphale de la problématique : 1) pourquoi la Russie mobilise-t-elle des ressources considérables pour développer des coopérations culturelles alors qu’elle doit déjà financer une guerre très coûteuse ? Et 2) pourquoi ces partenariats sont-ils conclus principalement avec des États dont la réputation suscite souvent la polémique ? Afin de répondre à ces questions, nous reviendrons brièvement sur l’histoire et le fonctionnement de la diplomatie culturelle russe. Ensuite, nous nous intéresserons à son utilisation (nationale et transnationale) et aux avantages que le Kremlin en tire.
La diplomatie culturelle russe : entre passé et présent
La Russie reconnaît l’importance de la diplomatie culturelle (ou « soft power ») dans son Concept de politique étrangère de 2016. De manière à établir « un mécanisme permettant de traduire la présence des Russes à l’étranger en influence de la Russie à l’étranger », Moscou a créé deux agences : la Fondation Russkiy Mir et Rossotrudnitčestvo. D’après le chercheur à l’IRSEM, Maxime Audinet, leur rôle est de promouvoir la langue et la culture russes à l’étranger (plus ou moins proche) [3] à travers divers programmes mis en œuvre à l’aide de « dispositifs extérieurs » (zagranapparat).
La spécialiste de l’Institut français des relations internationales Marlène Laruelle précise que cette forme de diplomatie s’appuie sur l’histoire et la culture de la Russie (dont sa langue), son statut de « joker » sur la scène internationale, sa gouvernance et son idéologie politique actuelles ainsi que son héritage soviétique. Pour en saisir les tenants et aboutissants, un retour sur ses origines s’impose.
La centralité de la culture au sein de l’administration russe : un héritage soviétique
Relais de l’idéologie communiste, la politique culturelle soviétique a vu le jour dans les années 1920-30. Elle s’est institutionnalisée avec la création du ministère de la Culture de l’Union soviétique en 1953. Cette politique poursuivait, à l’époque, plusieurs objectifs : 1) la création d’un réseau d’institutions culturelles étatiques (à la finalité essentiellement éducative) ; 2) le développement d’une administration centralisée et d’un dispositif de contrôle idéologique ; 3) la promulgation de législations connexes et 4) le soutien à une culture respectueuse des valeurs soviétiques ou tout au moins neutre. Le cinéma, la radio, la presse et la télévision (à partir des années 1960) étaient autant de moyens utilisés pour appliquer cette politique.
Parallèlement, des « syndicats créatifs » propres à chaque forme artistique se sont formés. Ils avaient pour objectifs d’aider le Parti communiste (PC) à contrôler l’intelligentsia et la communauté artistique et organiser leurs activités professionnelles de façon à servir ses desseins. Ladite politique culturelle a évolué au gré des gouvernements et des priorités de chaque Secrétaire Général du PC. Ainsi, plus la fin de l’URSS approchait, plus l’intérêt pour les questions culturelles diminuait. Toutefois, l’avènement de la Fédération de Russie en décembre 1991 a changé la donne.
La Fédération russe et la culture : une décentralisation à nuancer
Face au marasme politico-économique de la Russie post-soviétique, le Kremlin n’a commencé à s’intéresser à ce secteur d’activité qu’au milieu des années 1990. Il a souhaité commencer en réformant la base légale en la matière et en clarifiant les sources de financement. La nouvelle politique culturelle visait initialement à protéger la liberté d’expression, l’héritage culturel et le réseau des institutions culturelles d’État. Ces objectifs se retrouvent dans le « Programme fédéral pour le développement et la préservation de la culture et des arts, 1993-1995 ».
Au tournant du XXIe siècle, il est apparu que les efforts fournis étaient insuffisants. Il faudra attendre 2004 pour observer des avancées notables [4]. Bien qu’au fil des années, l’État russe se soit mis en retrait et ait soutenu une certaine privatisation, il est resté le principal acteur de la politique culturelle. Ceci s’avère cohérent avec la définition de cette dernière mentionnée dans la loi fondamentale sur la culture de 1992 [5].
Par ailleurs, tandis que l’État russe attribue des subventions au secteur culturel, c’est le président de la Russie, en tant que chef d’État, qui nomme le ministre fédéral de la culture et formule des orientations et priorités à destination des députés de la Douma. Plus largement, c’est aussi le président qui définit la politique étrangère incluant, entre autres, les coopérations culturelles. Nous pouvons donc avancer l’idée que la culture fait partie de la panoplie d’instruments déployés par la Russie pour entretenir voire renforcer ses relations diplomatiques.
La culture comme outil d’influence national et transnational
Sa plus-value interne
Le silence en échange de la liberté (créative)
Au lendemain de la chute de l’URSS, le Kremlin a proposé aux classes jeunes et aisées de la population russe de conclure un « contrat social » : en échange de leur non-interférence dans la vie politique russe et ses pratiques, elles pouvaient profiter des avantages de la globalisation à l’œuvre à l’époque. Cela comprenait la libre circulation, l’accès aux dernières technologies et le développement personnel tant sur le plan professionnel que privé. Dans ce contexte, des valeurs associées à la « classe créative » émergente (cf. l’individualisme, la créativité, etc.) ont été autorisées pour autant qu’elles ne donnaient pas lieu à des revendications politiques collectives.
Les autorités russes ont, néanmoins, éprouvé des difficultés à respecter leur part du marché. Plusieurs raisons en sont à l’origine : la crise financière de 2008, la chute du prix du baril de pétrole, les sanctions internationales post-annexion de la Crimée en 2014 et l’emploi accru de la coercition pour étouffer toute velléité de contestation.
En plus de présenter des failles, cet accord tacite (qualifié de « stratégie de démobilisation » par la spécialiste Marlène Laruelle) ne suffisait pas à assurer le bon fonctionnement du régime. Disposer d’un soutien populaire actif était indispensable. Le recours à une idéologie officielle s’est donc imposé, particulièrement après deux événements : la Révolution orange de 2004 et les protestations survenues en Russie à la suite de la réélection de Poutine en 2012 [6]. Interprétés comme une remise en cause du régime, ces événements ont poussé l’administration présidentielle à investir dans le développement d’une idéologie de « la contre-révolution ». Dans ce cadre, c’est le conservatisme qui a remporté les suffrages.
Malgré ces efforts, l’opinion publique russe reste difficile à influencer. C’est pourquoi, selon Marlène Laruelle, « l’administration présidentielle dépense plusieurs millions de dollars par an à financer des sondages d’opinion de grande ampleur afin de saisir ce que « pensent » les Russes et comment leur offrir des produits idéologiques qui maintiennent le consensus mou autour de la personne de Poutine ».
L’État russe à la manœuvre de la politique culturelle
En 2014, les autorités gouvernementales ont souhaité élaborer une nouvelle politique culturelle étatique. Dans cette perspective, le ministère russe de la Culture a rédigé un rapport proposant plusieurs orientations. Y était notamment indiqué l’objectif principal de cette politique, à savoir « protéger l’identité de la civilisation russe et ses valeurs spécifiques ». D’aucuns estiment cependant que ce discours conservateur s’adresse surtout aux mouvements et partis nationalistes étrangers dans le but de les encourager à se rallier au camp de Vladimir Poutine.
Supprimés par la suite, certains des propos tenus dans ce texte offraient un aperçu de la conception réelle de la culture du Kremlin. Par exemple, la culture y était présentée comme un instrument dans lequel il importait de s’engager au même titre que d’autres secteurs d’activité. En outre, la tâche du ministère de la Culture, au nom de l’État, ne se limitait pas à superviser les activités culturelles, mais aussi à y investir. À terme, l’idée était même que l’État devienne « le régulateur du système des institutions culturelles ».
La stratégie actuellement à l’œuvre a été spécifiée dans le nouveau Concept de politique étrangère de la Fédération de Russie (approuvé le 31 mars 2023). Parmi les intérêts nationaux mentionnés figurent « le renforcement des valeurs spirituelles et morales traditionnelles russes, la préservation de l’héritage culturel et historique du peuple plurinational de la Fédération de Russie ». Le Kremlin accorde donc toujours un rôle central à la culture.
Il semble pouvoir compter sur l’appui dudit secteur. En attestent les déclarations de personnalités de la scène artistique russe. Vladimir Mashkov (directeur artistique du théâtre Oleg Tabakov) et Mikhail Piotrovsky (directeur du Musée de l’Ermitage) comptent parmi celles qui ont soutenu publiquement l’« opération militaire spéciale » en Ukraine. D’autres ont décidé de ne pas se prononcer et ont été bannis des scènes européennes pour leur silence.
Sa plus-value externe
Sur le front occidental
La politique culturelle russe et l’opération de séduction qui l’accompagne ne s’adressent pas seulement à la population russe. Les autres États en sont aussi la cible. Ainsi le président Medvedev a-t-il lancé une campagne de « promotion de la Russie comme d’une marque idéologique en Europe et aux États-Unis ». Elle sera renforcée durant le troisième mandat de Poutine.
Selon Marlène Laruelle, l’ambition est double. Tout d’abord, il s’agit de « freiner la détérioration de l’image de la Russie à l’étranger, très visible depuis 2012 : cultiver des amitiés dans les milieux d’affaires n’a pas suffi à légitimer la position russe lors des grandes crises internationales, en particulier lors de la crise ukrainienne ». Ensuite, le but est de « prendre acte du changement d’atmosphère en Europe même afin de consolider de nouvelles alliances idéologiques qui, cette fois-ci, soutiennent la Russie dans ses interprétations de la situation en Ukraine et en Syrie ».
Mentionnons, par exemple, le rapprochement avec les chefs de file de partis d’extrême droite tels Marine Le Pen. Néanmoins, d’après le Times of Israël « la guerre en Ukraine a plongé dans l’embarras les grands mouvements d’extrême droite en Europe qui oscillent entre loyauté idéologique envers Vladimir Poutine et solidarité avec Kiev […] ».
À l’international
La Russie ne réserve pas sa stratégie culturelle aux seuls Occidentaux. En effet, la scène internationale fait également l’objet de son attention. En voici quelques illustrations : participation de Roskino (représentant national de l’industrie audiovisuelle russe) au 13e festival international du film à Beijing (avril 2023), organisation du 13e festival culturel russo-chinois à Heilongjiang (juin 2023), signature d’un mémorandum de compréhension russo-iranien dédié au développement d’une collaboration cinématographique (notamment entre la Farabi Cinema Foundation et l’entreprise russe Red Square GC) (juin 2023), etc.
Ces événements s’inscrivent dans l’approche du nouveau Concept de politique étrangère de la Fédération de Russie. Approfondir les partenariats culturels avec le « Monde islamique », la « Région indo-pacifique » ou encore l’ « Étranger proche » fait partie des mesures préconisées. Il est pertinent de préciser que certains pays sont explicitement nommés. C’est le cas de la Chine, de l’Inde, de la Syrie, de l’Iran, de Cuba, du Venezuela, de l’Arabie Saoudite, etc. Il s’agit, pour la plupart, d’États du Sud Global aux politiques plus ou moins controversées dans lesquels « la Russie bénéficie […] d’un préjugé favorable [7] ».
Dans ce texte, Moscou dit souhaiter renforcer les collaborations avec ces pays, et ce, « dans tous les domaines ». Cela inclut « la promotion du dialogue interreligieux et interculturel et de la compréhension mutuelle, de la consolidation des efforts pour la protection des valeurs spirituelles et morales traditionnelles […] » et « l’élargissement des échanges culturels, scientifiques, éducationnels, sportifs, touristiques […] ». À cela s’ajoute, au dernier paragraphe du document, la liste des instances consultées pour élaborer cette politique étrangère. Parmi elles se trouvent les « associations culturelles ». On peut y voir un autre indice de la valeur accordée à ce secteur dans la définition de la politique étrangère russe.
Consolider les relations avec les pays du Sud semble d’autant plus essentiel dans le contexte de la guerre en Ukraine. Cependant, la prudence est de mise au vu des inquiétudes et la prise de distance amorcée par certains des alliés de la Russie.
Conclusion
Depuis sa déclaration des hostilités à Kiev, la Russie de Vladimir Poutine est considérée comme « l’ogre de l’Europe ». Cet ostracisme européen l’a contrainte à renforcer et diversifier ses relations avec les États du Sud. Cela s’est traduit, entre autres, par le développement de coopérations culturelles. La décision de s’appuyer sur la culture n’a rien de surprenant. En effet, il s’agit d’un instrument dont le Kremlin a éprouvé l’efficacité tant au niveau national qu’international. Pourtant, un autre regard sur la culture est envisageable. D’après le journaliste Robert Cox, cet outil pourrait s’avérer utile lorsque l’heure de la paix sera venue. Il faudra donc attendre que la poussière soit retombée sur le champ de bataille pour avoir une confirmation de cette hypothèse.
Chronologie récapitulative
Notes de bas de page
[1] Le spécialiste Milton C. Cummings de la Johns Hopkins University la définit comme « un échange d’idées, d’informations, de valeurs, de systèmes, de traditions, de croyances et d’autres aspects de la culture dans le but de favoriser une compréhension mutuelle ».
[2] Pour plus d’informations, le lecteur peut se référer à un autre article de l’auteur. Son lien est le suivant : https://www.observatoirepharos.com/pays/ouzbekistan/la-langue-russe-un-instrument-de-soft-power-a-haut-potentiel/.
[3] Le concept d’« étranger proche » (blijnéié zaroubiéjé) fait partie des principes caractérisant la diplomatie russe, en particulier entre la fin des années 1990 et le début des années 2000. Ce terme se réfère aux pays que la Russie considère comme de « faux » étrangers. En effet, elle entretient d’importants liens historiques, politiques, sociaux, culturels et économiques avec eux. Il se compose de 14 anciennes républiques soviétiques.
[4] Année de la réforme institutionnelle de l’administration russe.
[5] Ensemble des principes et normes que l’Etat suit dans le cadre de ses actions visant à protéger, développer et diffuser la culture ainsi que dans le cadre de ses activités propres en la matière.
[6] Lors de son premier mandat, le président Vladimir Poutine s’est présenté comme un « technocrate non-idéologique ». Il avait, par conséquent, décidé de laisser la dimension idéologique de côté.
[7] L’URSS a soutenu les mouvements de libération nationale actifs à l’époque de la décolonisation.
Image : Ouverture du festival culturel des BRICS de 2017, Wikimédia, 2017, CC-BY-3.0.