Le patriarche de Moscou choisit la guerre
Attendue, la déclaration du patriarche de Moscou sur l’invasion de l’Ukraine est enfin arrivée. Kirill a choisi le Dimanche du pardon, qui inaugure le Carême, pour délivrer un sermon assez peu miséricordieux. Le patriarche s’est lancé dans un plaidoyer pour « la lutte métaphysique contre l’ordre international athée », exaltant la « mission civilisatrice de la Russie ». Kirill a évoqué les souffrances de la population du Donbass. Il a trouvé un lien entre l’aspiration ukrainienne à l’affranchissement de l’influence russe et les droits des homosexuels. « Ces indices alarmants d’une modernité malsaine » dit-il, ne seraient qu’autant de manifestations de « l’œuvre de Satan, visant à éloigner l’homme du bien véritable ».
Le Patriarche de Moscou apporte son soutien à la guerre
Le sermon reflète le « Russkyi mir », de façon ostensiblement grossière et brutale. Cette vision théopolitique lie religion, espace – habité par les Russes, les Ukrainiens et les Biélorusses, qui ne seraient que des variantes locales d’un même peuple – et autocratie. Une vision qui a souvent inspiré les ambitions impériales russes. Kiev serait indissolublement liée au destin de Moscou en tant que lieu d’irradiation de la « Russkaya vira », la vraie foi de ce peuple unique, depuis le baptême du prince Vladimir (988). Dans ce schéma, la capitale russe serait la troisième Rome, et Kiev la nouvelle Jérusalem.
Le patriarche semble ainsi absorbé par son zèle symphonique – la « symphonie » étant l’harmonisation entre le politique et le religieux. Il ignore la lettre ouverte pour la paix signée par plus de 300 théologiens russes. Il abandonne à leur sort ses curés qui prêchent contre la guerre. Qualifiée de « guerre » l’ « opération militaire spéciale de dénazification » en cours peut couter jusqu’à 15 ans de prison d’après la récente approbation de la loi contre les « fake news » (qui ressemble aux lois de guerre contre le défaitisme). Le parquet de Kostroma, par exemple, a ouvert une enquête sur un prêtre, le privant immédiatement de sa paroisse et du permis de célébrer en public. En outre, Kirill repousse – du moins pour l’instant – toute tentative d’intermédiation envisagée par le pape François qui souhaitait l’impliquer plus ou moins directement.
Le patriarche donne aussi l’impression d’abdiquer de sa tâche pastorale envers les millions d’ouailles encore présentes en Ukraine, et pas seulement dans le Donbass. Car son sermon désavoue l’action de son primat à Kiev, le métropolite Onoufryi, qui tente de maintenir la communion entre Moscou et ses ouailles. Cette communauté a déjà connu une hémorragie de fidèles – clergé et biens – depuis le début du conflit en Donbass et Crimée (2014). La création d’une Église autocéphale en communion avec Constantinople (2018/19) a accéléré ce mouvement.
Contrastes avec la réaction du métropolite ukrainien Onoufryi
Dès le premier jour de l’invasion de l’Ukraine, le métropolite Onoufryi avait condamné la guerre sans ambiguïté, invité le président russe à retirer son armée et ses fidèles à prier pour les soldats ukrainiens et pour l’unité de la nation.
L’Église orthodoxe ukrainienne liée au Patriarcat de Moscou connaît des remous depuis plusieurs années. Deux métropolites l’ont quittée entre 2018 et 2019. Une vague de mécontentement s’insinue parmi les clercs restés dans ses rangs. Des prêtres de l’Ukraine orientale ont cessé de commémorer Kirill dans la liturgie. Cette position a été adoptée par le métropolite de Soumy, Evlogyi, que l’on considérait très proche du patriarche et russophile. Le prélat a diffusé un document invitant ses prêtres à rayer le nom de Kirill du missel, et ce bien avant que son siège épiscopal fût bombardé par l’armée de Vladimir Poutine.
Il y a quelques jours, des prélats ont proposé à Onoufryi la tenue d’un synode local sur la rupture de la communion avec Moscou. Si cette motion était approuvée par les pères synodaux, le Patriarcat de Moscou perdrait à la fois un tiers des biens dont il dispose (sanctuaires, paroisses et revenus associés, ainsi que de bénéfices indirects liés à l’accueil des pèlerins et à la vente d’objets de dévotion), et sa primauté dans le monde orthodoxe au regard du nombre de fidèles. Cette prise de position faciliterait un rapprochement avec l’autre grand courant de l’orthodoxie ukrainienne, celui qui avait quitté Moscou au moment de l’écroulement de l’Union soviétique, en créant l’Église orthodoxe autocéphale ukrainienne (1989) et l’Église orthodoxe- Patriarcat de Kiev. Ces deux dénominations schismatiques ont fusionné en 2018. La nouvelle Église a obtenu la reconnaissance immédiate par Constantinople, qui lui a octroyé l’autocéphalie en 2019.
Cette nouvelle Église est la première du pays en nombre de fidèles. Cependant son chef, le métropolite de Kiev, Epifanyi, est considéré par ses mêmes fidèles, comme inexpérimenté et lié aux proches de l’ancien chef de l’Église orthodoxe ukrainienne – Patriarcat de Kiev, Filaret, à qui il doit sa carrière. Néanmoins, le jeune prélat a su montrer une autonomie de jugement vis-à-vis de son Pygmalion. Ce dernier joue maintenant un rôle de franc-tireur alors que le jeune primat a su créer des relations solides autant avec Constantinople qu’avec les gréco-catholiques, la troisième branche majeure du christianisme ukrainien, majoritaire dans des régions occidentales.
Paradoxalement, le métropolite Onoufryi jouit d’un plus grand respect sur le plan pastoral et spirituel, même s’il est maintenant à la tête d’une Église minoritaire, que la majorité de ses compatriotes associe à l’ennemi.
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Quel avenir pour les deux Églises ?
Il est impossible de prédire quelle serait l’évolution des relations inter-orthodoxes en Ukraine. En tenant pour acquis que Kirill n’octroiera jamais l’autocéphalie, les deux Églises pourraient se réunir, mais l’inventivité du droit canonique orthodoxe n’empêcherait pas la coexistence de deux Églises distinctes en communion avec Constantinople.
En 2015, malgré le conflit en Crimée et en Donbass, un sondage mené par le Centre Razumkov décrivait une société tolérante sur le plan religieux. La majorité relative des répondants – 33 % du total – n’associait pas son appartenance à la confession orthodoxe à telle ou telle dénomination.
Reste à voir dans quelle mesure la guerre en cours pourra altérer ces équilibres. Suivant la tournure que prendront les évènements, il faudra se souvenir des déclarations de Vladimir Poutine sur l’autocéphalie de 2019. Il la qualifiait de « tragédie pire que la fin de l’Union soviétique » et d’« outrage à la foi […] qui ne restera pas impuni ». Dans le cas d’une reprise en main par Moscou, on pourrait s’attendre à une apostasie en masse et au départ des croyants vers de nouvelles formes d’Église du silence.
Image : Patriarch Kirill de Moscou, Wikimmedia Commons CC BY-SA 3.0