Les Nord-Caucasiens en Syrie : une lutte religieuse et politique
Au cours des dernières années, de nombreux combattants étrangers ont rejoint les rangs de l’État islamique [1]. En décembre 2015, le Soufan Group évaluait leur nombre à 30 000 individus issus d’une centaine de pays. Sont principalement représentés les Tunisiens, Saoudiens et Russes. Le président russe Vladimir Poutine déclare en octobre 2015 qu’entre 5 000 et 7 000 Russes et ressortissants de l’ex-URSS se battent aux côtés de Daech. Combattant initialement sous la bannière de l’Émirat du Caucase [2], la majorité vient du Nord-Caucase. Les Tchétchènes et les Daghestanais sont les plus nombreux. La présence des Nord-Caucasiens sur le théâtre syrien a été confirmée dès 2012.
Toutefois, le groupe terroriste cumule les défaites sur les théâtres irakien et syrien à partir de 2017 [3]. En résultent une baisse du recrutement et une hausse des désertions. Celle notamment du Daghestanais Marat dont le père, Kazim Nurmagomedov, relate les difficultés jalonnant le retour de son fils dans un article du média Caucasian Knot. Afin de mieux cerner l’attrait de l’extrémisme islamiste dans le Caucase du Nord, il importe de s’intéresser aux origines historiques, religieuses et sociétales du phénomène.
La poursuite du combat nord-caucasien contre l’occupant russe
La littérature académique prête plusieurs motivations aux Nord-Caucasiens partis en Syrie et/ou en Irak. L’histoire joue un rôle central considérant le lourd passif liant les peuples du Caucase et le Kremlin. On peut mentionner la Grande Guerre du Caucase (1816-1864), la déportation de peuples nord-caucasiens vers la Sibérie et l’Asie centrale (1943-1944), les deux guerres de Tchétchénie (1994-1996 et 1999-2009), etc. En raison de ces événements, de multiples opposants caucasiens entendent prendre leur revanche face à la Russie.
Or, la centralisation de l’appareil sécuritaire russe complique sérieusement l’organisation et l’exécution d’opérations dans le Nord-Caucase. Par exemple, en Tchétchénie, les militants et extrémistes se heurtent au président prorusse Ramzan Kadyrov et à ses milices. Selon la spécialiste Dasha Nicolson, la Syrie constitue une alternative intéressante puisque le Kremlin soutient le régime de Bachar al-Assad sur le plan politique et militaire. En outre, la guerre civile entretient le chaos et le vide politique. De telles conditions facilitent grandement la poursuite d’un combat contre la Russie. C’est pourquoi on observe une première vague de départs entre 2011 et 2013.
Ce groupe initial se compose de combattants aguerris et souvent affiliés à l’Émirat du Caucase. Au cours des dernières années, ladite organisation connaît plusieurs revers dont l’élimination de la plupart de ses dirigeants par la Russie. Du fait de son affaiblissement, ses membres préfèrent fuir la région. Un certain nombre d’entre eux trouvent alors refuge en Turquie, Syrie et Irak. Tirant parti de leur exil, ils cherchent à reconstruire les fondements de leur rébellion et établir des contacts utiles pour de futures actions. Prendre part à la guerre en Syrie leur offre aussi l’opportunité d’entretenir et de partager leur expérience du combat acquise au cours des guerres tchétchènes.
De la répression nord-caucasienne à la défense des Frères musulmans
Le facteur religieux intervient dans la décision de certains Nord-Caucasiens de rejoindre le front syrien. Il s’agit d’une clé de compréhension pertinente pour expliquer la deuxième vague de départs (2014-2016). Motivés par les succès militaires de Daech et l’autoproclamation de son Califat, nombre de Nord-Caucasiens salafistes sont tentés de fuir les persécutions de leurs gouvernements. En effet, au cours de cette période, ces derniers mènent une campagne d’élimination du salafisme. Elle s’accompagne de l’arrestation d’imams jugés extrémistes, de la fermeture de mosquées, de disparitions, de profilage religieux, de l’élaboration de listes d’extrémistes interdits de séjour en Russie, etc. Des tensions entre athéisme et islam fondamentaliste apparaissent également dans la région. Selon l’expert Jean-François Ratelle, ces tensions sont telles qu’« un sentiment d’exclusion et d’aliénation sociétale » se développe chez des jeunes musulmans.
Dans ce contexte, la propagande de l’État islamique en séduit plus d’un par son accent sur les devoirs religieux. Sa volonté d’imposer la charia et un gouvernement islamique participe également à son succès. Daech convainc ainsi les salafistes que réaliser le djihad et l’hijra [4] en Syrie est plus légitime que n’importe où ailleurs. En outre, il importe de défendre des Frères musulmans (sunnites) opprimés par le régime alaouite [5] d’al-Assad. Ainsi, l’hijra en Syrie doit transcender toute forme locale de djihad. Combattre au nom de l’islam est présenté comme une obligation religieuse à laquelle tout bon musulman doit se soumettre.
La recherche d’un nouveau départ loin du Caucase
Au cours des deux dernières décennies, les autorités russes et nord-caucasiennes ne cessent de poursuivre les auteurs d’attentats terroristes dans la région. Ces opérations sont menées autant dans les villes que les forêts où de nombreux islamistes trouvent refuge. Pour échapper aux poursuites judiciaires et à la détention, certains choisissent alors de rejoindre Daech.
La Syrie représente aussi un nouveau départ, l’occasion de se construire une nouvelle vie. Dans le Nord-Caucase, l’autoritarisme, la corruption, les inégalités et le manque d’opportunités professionnelles génèrent un sentiment de désillusion au sein de la jeunesse surtout rurale. Or, en échange de leurs services, l’État islamique met à leur disposition des logements et leur verse un revenu. Il n’en faut pas plus pour en convaincre de quitter leur foyer.
Le soutien du Kremlin aux Nord-Caucasiens
Depuis la fin des années 1990, la lutte contre le terrorisme fait partie des priorités des autorités russes. Bien que « l’opération anti-terroriste » lancée en 2000 par le président Vladimir Poutine soit arrivée à son terme en 2009, le territoire russe continue d’être la cible d’attentats. Ces derniers ont notamment été menés par l’Émirat du Caucase en quête de puissance et de partisans. L’attentat de l’aéroport de Domodedovo en janvier 2011 compte parmi les attaques attribuées à cette organisation.
En réponse à cette vague d’attaques, les autorités russes multiplient les opérations de contre-terrorisme. La répression devient des plus intenses à l’approche des Jeux olympiques d’hiver de Sotchi (2014). En effet, face à l’instabilité locale, les délégations européennes et américaines ont montré de fortes réticences à l’idée de maintenir l’événement à Sotchi.
Le gouvernement russe a alors facilité le départ de plusieurs salafistes nord-caucasiens. Dès 2013, ses services de sécurité tels que le FSB [6] assistent notamment les passeurs dans leurs démarches. Pour ce faire, ils s’appuient sur des listes d’individus répertoriés comme combattants actifs ou en devenir. Une fois les contacts établis, ils organisent leur voyage vers la Turquie en leur fournissant des passeports. Visant à « purger » le Nord-Caucase de ses terroristes, ce dispositif a été particulièrement utilisé au Daghestan. « Bien que cette stratégie ait donné d’excellents résultats en détruisant le soutien à l’Émirat caucasien, Moscou a fortement contribué au développement du plus important contingent de combattants étrangers en Syrie et Irak », selon Jean-François Ratelle.
Conclusion
Principal pays d’origine de combattants étrangers en Syrie, la Russie fait aujourd’hui face à leur retour. Certains d’entre eux se sont affiliés à l’État islamique en Russie. Leur cible est claire : l’État russe. Pour parvenir à leurs fins, ils n’hésitent pas à attaquer l’armée russe présente au Daghestan et en Kabardino-Balkarie. En plus de lutter contre la radicalisation, le gouvernement russe doit gérer le rapatriement des épouses et enfants de djihadistes. Sans s’attaquer aux racines profondes de la radicalisation, la situation actuelle ne pourra que s’éterniser voire empirer.
[1] Le groupe terroriste est également connu sous son acronyme arabe Daech signifiant « État islamique en Irak et au Levant ».
[2] Proclamé en 2007 par Dokou Oumarov, l’Émirat du Caucase (Imarat Kavkaz) ambitionne d’imposer la charia comme loi d’État. En plus de chasser les « infidèles », il souhaite s’emparer de l’ensemble des terres musulmanes (au-delà du Caucase). Son incapacité à y parvenir précipite la décision de Nord-Caucasiens de partir combattre aux côtés de l’État islamique.
[3] Divers facteurs expliquent cet état de fait. Citons les mesures de contrôle prises par les États membres de l’ONU, les opérations militaires alliées et la baisse subséquente des rentrées financières de Daech. La plupart de ses ressources financières sont issues de taxes, d’amendes, de pillages, de confiscation de biens et de la vente de pétrole.
[4] L’hijra fait référence à l’Hégire ou l’exil.
[5] Défini comme une secte hétérodoxe de l’islam chiite.
[6] Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie. Le FSB est responsable de la sécurité intérieure.
Image : Министерство обороны Российской Федерации, Wikimedia, 2016, CC-BY-4.0