Les Nord-Caucasiens en Ukraine : vers un délitement de leur unité ?
Depuis le 24 février 2022, la face du monde a changé, et probablement pour longtemps quand débute l’invasion russe de l’Ukraine. Cette « guerre d’agression » suscite une vague d’indignation à travers le monde. Nombre de pays, d’organisations internationales, d’associations et de citoyens apportent leur soutien au peuple ukrainien. Cela se traduit par l’adoption de sanctions contre la Russie, l’accueil de réfugiés, la distribution de vivres et de matériel médical, la livraison d’armes, de véhicules et d’équipements militaires divers, etc. D’autres ont choisi de combattre sur le terrain face aux troupes russes. C’est notamment le cas de bataillons de Nord-Caucasiens, provenant majoritairement de Tchétchénie et du Daghestan, deux républiques de la Fédération de Russie à majorité musulmane.
Nous reviendrons sur leur histoire, leur recrutement et leurs motivations. Nous illustrerons ensuite notre propos en présentant le bataillon du cheikh Mansour. Avant de conclure, il nous importera aussi de traiter des Kadyrovtsy, une milice armée tchétchène pro-russe. Le lecteur pourra ainsi comprendre que l’Ukraine est le théâtre de deux guerres fratricides. La première oppose Kiev et Moscou, la seconde les Nord-Caucasiens.
Les Nord-Caucasiens en Ukraine : entre religion, nationalisme et opportunisme
Aux premières heures du conflit dans le Donbass en 2014, des combattants russes sont acheminés depuis le Caucase du Nord. Tantôt pour rejoindre le camp de Kiev, tantôt celui de Moscou. Qu’ils soient pro-ukrainiens ou pro-russes, ces hommes se seraient engagés de leur propre chef, d’après le chercheur András Rácz. La thèse du volontariat est d’autant plus vraisemblable que les autorités ukrainiennes ne disposent pas de ressources suffisantes pour faire appel à des mercenaires. Les Nord-Caucasiens loyaux à Kiev sont généralement recrutés à travers des réseaux informels.
En revanche, cette thèse du volontariat perd de sa pertinence lorsqu’il s’agit du camp pro-russe. Des journalistes ont, en effet, rapporté que certains hommes de Tchétchénie et du Daghestan avaient subi des pressions pour rejoindre les unités en question. Le recrutement des partisans de Moscou, dans ces deux républiques de la fédération de Russie, s’est organisé via les réseaux sociaux. Comment ? Grâce à la propagande russe accusant, entre autres, le gouvernement ukrainien de fascisme. Par ailleurs, des ONG patriotes (comme Narodniy Sobor) et des organisations de vétérans ont participé au processus. En termes d’expérience, la plupart l’ont acquise ou renforcée lors des deux guerres de Tchétchénie (1994-1996 et 1999 et 2009) [1]. Ces conflits opposaient des séparatistes tchétchènes, dont des islamistes, et la Fédération de Russie. Certains l’ont également acquise lors de leur passage au sein de l’État islamique en Irak et en Syrie [2].
Une variété de motivations pour les combattants pro-russes et pro-ukrainiens
Les raisons de l’engagement des combattants sont diverses et variées. Spécialiste des médias, Oliver Boyd-Barrett avance plusieurs motivations. Vu leurs liens avec Daech, d’aucuns ont considéré l’Ukraine comme un point de chute où il était aisé d’acheter une citoyenneté ukrainienne, des armes et des passeports. À noter que ces informations doivent être comprises à l’aune de l’immigration vers l’Ukraine de nombreux islamistes tchétchènes et daghestanais [3] ayant fui la répression du gouvernement russe. Ce mouvement a pris de l’ampleur particulièrement au milieu des années 2010 lors de l’effondrement du califat autoproclamé en Syrie et en Irak.
Selon l’expert du djihadisme nord-caucasien Jean-François Ratelle, « le choix de l’Ukraine s’avère stratégique en raison de la proximité avec la Russie, de l’usage de la langue russe et du manque de collaboration entre Kiev et Moscou, notamment en ce qui concerne les procédures d’extradition. […] Les combattants étrangers utilisent l’Ukraine comme un sanctuaire terroriste en attendant le moment propice pour retourner en Russie […] ».
Or, Said Ismagilov, le mufti de l’Administration religieuse des musulmans d’Ukraine, a récemment exhorté la communauté musulmane internationale à « ne pas soutenir le régime de Poutine » sachant que « l’Ukraine est un pays où l’Islam est une religion respectée ». Ce message en a sans aucun doute motivé plus d’un. D’autres ont souhaité plutôt rétablir le contact avec des volontaires ukrainiens qui les avaient soutenus durant les conflits tchétchènes. Aider les nationalistes ukrainiens dans l’espoir de ranimer les hostilités dans le Caucase est une autre motivation récurrente [4].
Le bataillon nord-caucasien du cheikh Mansour : étude de cas
Parmi les groupes armés attachés à la cause ukrainienne, nous nous concentrons sur le bataillon du cheikh Mansour. En effet, il se compose d’une majorité de Tchétchènes. Cette particularité prouve que la religion et le nationalisme demeurent de puissants leviers de mobilisation.
Etymologie : aux origines du mouvement
Ce bataillon tire son nom d’une personnalité centrale dans l’histoire tchétchène. Il s’agit d’Ouchourna du clan Elistanj-hoï du bourg d’Aldy, un berger mieux connu sous le nom de cheikh Mansour. La tradition orale tchétchène raconte qu’Allah se serait un jour adressé à lui. Il lui aurait ordonné « de guider son peuple et le remettre sur le droit chemin ». C’est ainsi qu’il s’est engagé dans la lutte nord-caucasienne contre l’Empire tsariste à la fin du 18e siècle. Selon l’ethnologue Mariel Tsaroieva, Mansour aurait été le premier à comprendre le rôle unificateur de la religion, en l’occurrence de l’islam. En revanche, le cheikh Mansour considérait le christianisme comme la religion de l’envahisseur russe. Le cheikh aurait reçu sa formation religieuse tantôt d’un théologien naqshbandi [5], tantôt d’un nasqsbandi ouzbèk se rendant en pèlerinage à la Mecque.
Quoi qu’il en soit, Mansour serait parvenu à rallier près de 12 000 combattants pour la plupart tchétchènes et daghestanais. Par ailleurs, avec l’aide d’alliés musulmans (de Turquie, du Daghestan, etc.), il aurait instauré l’islam dans la région. Cependant, ce mouvement anticolonial ne reposait pas entièrement sur le pilier religieux. En effet, « la société tchétchène, surtout la population des montagnes, restait encore religieusement bigarrée ». En outre, les habitants des plaines avaient tendance à pratiquer l’islam de façon plus superficielle. Certaines communautés refusaient même de s’y convertir. Le cheikh Mansour a poursuivi son combat contre le régime tsariste jusqu’à sa capture à l’automne 1790. Il mourut en détention le 13 avril 1794.
La révolte de Mansour a participé à l’islamisation du Caucase du Nord-Ouest. Mariel Tsaroieva estime que « l’Islam acquit alors un statut supra-ethnique, unifiant religieusement, socialement et politiquement les peuples caucasiens dans la lutte anticoloniale ». Dès lors, plus la colonisation tsariste s’est étendue, plus l’islam (soufi) s’est épanoui dans la région.
Émergence : constitution du bataillon Djokhar Doudaev
Malgré les massacres lors de la Grande Guerre du Caucase (1816-1864) et les déportations sous le régime stalinien (1943-1944), les Tchétchènes ont entretenu la flamme indépendantiste à travers les siècles. Leurs espoirs nationalistes ont, pendant un temps, été déçus par la Constitution soviétique de 1977. Son article 72 stipulait que seules les Républiques soviétiques étaient autorisées à demander leur indépendance. Cet échec n’a pourtant pas empêché le président auto-proclamé Djokhar Doudaev de déclarer la Tchétchénie-Itchkérie indépendante en 1991. S’en sont suivi les deux guerres de Tchétchénie contre le Kremlin marquées par la diffusion du wahhabisme et le développement d’une nouvelle architecture de sécurité développée ci-après.
C’est dans ce contexte qu’est constitué le bataillon Djokhar Doudaev. Il est l’un des trois premiers bataillons [6] de la Garde nationale de la République tchétchène d’Itchkérie. Créée par un décret du président Aslan Maskhadov en mars 1997, cette Garde nationale a pour ambition de regrouper les forces armées régulières tchétchènes. Ses objectifs ? Lutter contre la criminalité et maintenir l’ordre au sein de la république où sévissent des groupes armés islamistes. À l’automne 1997, la Garde nationale est forte de 2 000 hommes. Toutefois, la réorganisation des forces armées et la défection de plusieurs unités en faveur de l’armée russe auront raison de cette garde en 1999.
Recentrage sur le noyau du bataillon du cheikh Mansour
Le nom de Doudaev perdure cependant puisqu’un nouveau bataillon éponyme voit le jour à la suite de l’invasion russe de l’Ukraine en 2014. Vétéran des guerres de Tchétchénie, l’ex-commandant de Grozny Isa Munayev [7], accompagné de ses frères d’armes, est revenu de son exil en Europe occidentale pour créer ladite unité et reprendre la lutte contre Moscou. Or, fin 2014, ce bataillon perd une partie de ses effectifs pour former le noyau du bataillon du cheikh Mansour. Ce dernier est principalement actif dans les environs de Marioupol (sud-est du pays). L’origine de cette scission reste floue.
Toutefois, une divergence concernant les motivations et ambitions est envisageable. Alors que la défense de la souveraineté nationale contre l’envahisseur russe guiderait Munayev et ses hommes, il n’en serait pas de même pour le bataillon du cheikh Mansour. La plupart de ses membres seraient portés par des considérations islamistes. Certains d’entre eux ont même servi dans les rangs de l’État islamique en Syrie.
Une guerre fratricide entre Nord-Caucasiens en territoire étranger
Face aux combattants pro-Kiev se dressent diverses milices d’obédience russe. À côté du célèbre Groupe Wagner [8], nous retrouvons les Kadyrovtsy de Tchétchénie. Ils forment une armée quasiment privée et intégrée dans l’appareil sécuritaire mis en place par le président tchétchène Ramzan Kadyrov. Les Kadyrovtsy entretiendraient un lien particulier avec Kadyrov puisqu’ils lui auraient prêté serment en gage de leur loyauté.
Au départ, le président Kadyrov aurait créé ce groupe pour protéger son père Akhmad Kadyrov. Depuis la mort de ce dernier en 2004, le groupe assure la protection personnelle du fils, renforce son contrôle sur les ressources économiques de la région et participe au maintien de la stabilité régionale mise à mal par la menace islamiste. Cependant, son offre de service est bien plus large, comme en atteste sa participation à plusieurs opérations extérieures de la Russie. La Géorgie (2008) [9] et l’Ukraine (2014) n’en sont que quelques exemples.
Les Kadyrovtsy en Ukraine
Le retour des Kadyrovtsy dans le Grenier à blé de l’Europe n’est donc pas surprenant. Deux jours après l’invasion russe, le président tchétchène a ainsi rassemblé 12 000 hommes, membres de ses unités spéciales, à Grozny. Il leur a demandé de se tenir prêts à intervenir dès que « le commandant suprême en chef » Vladimir Poutine ferait appel à eux. Au total, 70 000 Tchétchènes seraient susceptibles de rejoindre le front ukrainien, selon le média Chechnya Today. Depuis le début du conflit, près d’un millier de « volontaires » tchétchènes auraient déjà rejoint le front.
La dévotion de Kadyrov à l’égard de Poutine serait liée à l’existence d’une « relation contractuelle particulière », à savoir une « relation de type patron-client », selon la chercheuse associée au Norwegian Institute of International Affairs Julie Wilhelmsen. En échange de son soutien politique, militaire et diplomatique ainsi que son influence sur les diasporas tchétchènes, Kadyrov et son cercle rapproché bénéficieraient à la fois d’une immunité politique et d’une liberté d’action considérable.
Conclusion
L’Ukraine est un champ de bataille où s’affrontent de multiples factions. C’est le cas des Nord-Caucasiens qui partagent un lourd passé avec la Russie. Portés par l’espoir d’une revanche, le nationalisme, l’opportunisme, voire des considérations religieuses, ces hommes ont décidé de se battre au péril de leur vie. Or, cette dernière pourrait leur être ôtée par la main de l’un de leurs compatriotes engagés dans le camp adverse. Précédemment unis face à l’envahisseur russe, les combattants nord-caucasiens se retrouvent maintenant séparés par bien plus qu’une ligne de front. Cette guerre est la preuve que la défense d’une cause peut transcender les hommes et les siècles.
Notes de bas de page (1-5)
[1] Pour plus d’informations sur le déroulement des deux conflits tchétchènes, le lecteur peut se référer à un de mes précédents articles intitulé « Revendications nationales et islamisme en Tchétchénie ».
[2] Ce groupe terroriste est également connu sous son acronyme arabe Daech signifiant « État islamique en Irak et au Levant ».
[3] A partir des années 1990, la Tchétchénie et le Dagestan ont connu une hausse de l’islamisme qui s’est traduite par l’émergence de divers groupes armés opposés au Kremlin tels l’Emirat du Caucase et Daech. Depuis lors, l’actualité régionale fait souvent état d’attentats terroristes attribués à ces mouvances.
[4] Pour plus d’informations, le lecteur peut se référer à l’un de mes précédents articles intitulé « Les Nord-Caucasiens en Syrie : une lutte religieuse et politique ».
[5] Cet adjectif fait référence à la confrérie soufie appelée « Naqshbandiya ». Le soufisme est un courant mystique de l’islam qui est par essence pacifique puisque, selon le soufisme, le jihad fait référence au développement personnel du croyant sur le plan spirituel.
Notes de bas de page (6-9)
[6] Les deux autres bataillons portaient pour l’un, le nom d’Oumalt Dachaev et pour l’autre, celui de Khamzat Khankarov.
[7] A la mort d’Isa Munayev, le commandement du bataillon a été repris par Adam Osmayev. Ce Tchétchène a étudié en Grande-Bretagne.
[8] Il s’agit d’une société militaire privée créée et dirigée par l’ex-officier du renseignement militaire russe (GRU) Dmitri Outkine. Evgueni Prigojine, un homme d’affaires russe proche du président Vladimir Poutine, en serait le financier. Certains affirment que le Groupe Wagner serait un instrument officieux de la politique étrangère russe. Le Kremlin le déploierait à sa guise en fonction de ses intérêts. Or, la législation russe interdit toute forme de société militaire privée (v. l’article 359, § 3 du Code pénal russe). Les liens entre Wagner et Moscou demeurent flous. Cependant, plusieurs indices incitent à regarder du côté de l’État russe. En effet, selon certaines sources, le groupe posséderait un camp d’entraînement dans le village de Molkino situé dans une des subdivisions régionales russes du Caucase du Nord, le kraï de Krasnodar. Il s’agirait du même camp que celui de la 10e brigade des forces spéciales du GRU.
[9] Entre 1992 et 1993, un conflit oppose l’Abkhazie, région séparatiste de Géorgie, et Tbilissi. Le voisin russe favorable, officieusement, à l’indépendance abkhaze y participe de diverses manières. Par exemple, en fournissant du matériel militaire et des hommes. L’organisation de défense des droits de l’homme Human Rights Watch rapporte que de nombreux Russes (notamment des Tchétchènes) prennent part aux combats. Or, ils n’ont aucun lien apparent avec la Géorgie ou l’Abkhazie. D’après plusieurs témoignages, un nombre conséquent d’entre eux serait des combattants entraînés et rémunérés par Moscou. Après des affrontements meurtriers et l’exode de près de 250.000 Géorgiens, un cessez-le-feu est signé en 1994. Le conflit reprend en août 2008 et s’étend à l’Ossétie du Sud. La Russie reconnaît alors la souveraineté de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud malgré l’opposition du pouvoir central géorgien.
Image : Combattants tchétchènes (partisans du président Doudaev) priant en face du Palais présidentiel à Grozny, Wikimédia, 1994, CC-BY-3.0.