Les Tatars de Crimée : condamnés à la répression et l’exil ?
L’annexion russe de la Crimée en 2014 ne se résume pas à un conflit de souveraineté. Derrière cet enjeu géopolitique se cache la problématique des Tatars [1]. De confession musulmane, cette minorité fait l’objet de persécutions et de discriminations depuis des siècles. Certes, l’époque et le nom des commanditaires ont changé, mais ce n’est pas le cas des pratiques.
Aujourd’hui, nombre de Tatars sont poursuivis et emprisonnés sur base d’allégations les accusant de terrorisme [2]. Début septembre 2021, Radio Free Europe rapportait la détention de plusieurs dizaines de Tatars criméens par le FSB [3]. Ils seraient battus, et interrogés sans la présence d’un avocat. Bien que le président ukrainien Volodymyr Zelenskiy ait appelé à leur libération, sa demande reste lettre morte à ce jour. Les tentatives de Kiev de préserver les droits des minorités comme celle des Tatars [4] se heurtent à l’autorité russe contrôlant la péninsule.
Comprendre les difficultés que les Tatars criméens traversent actuellement nécessite un retour dans le passé. C’est pourquoi nous proposons de retracer brièvement leur histoire. Cela nous amènera à analyser leur statut au cours des régimes russes successifs et à présenter les discriminations dont ils font l’objet. Ainsi, nous serons plus à même d’expliquer les causes de leur répression.
L’histoire tatare : entre Asie et Europe
Originaires de Turquie, les Tatars forment une grande communauté dispersée à travers l’espace eurasien du fait de leur histoire. En atteste leur implantation notamment en Pologne, Biélorussie, Lituanie, Ukraine, Russie [5], Ouzbékistan et Kazakhstan. À l’origine, ils suivaient un mode de vie nomade. Ils voyageaient à travers les steppes du nord-est de la Mongolie et la région du lac Baïkal.
Au début du XIIIe siècle, plusieurs groupes de cette minorité intègrent l’armée du conquérant mongol Genghis Khan. Après avoir participé à l’invasion de l’Europe, certains Tatars ont décidé de s’établir définitivement dans le khanat [6] de Kiptchak qui formait la « Horde d’Or ». Avant de passer sous domination russe en 1783, elle se composait des sous-khanats de Kazan, d’Astrakhan (région de la Volga) et de Crimée.
Les Tatars de Crimée après la révolution d’octobre 1917
Le 13 octobre 1921, la République socialiste soviétique autonome de Crimée est proclamée par les communistes Vladimir Lénine et Mikhaïl Kalinine. Ce faisant, les Tatars criméens se voient accorder une certaine autonomie. Les autorités révolutionnaires visent plusieurs objectifs. Tout d’abord, éviter des débordements nationalistes. Ensuite, obtenir le soutien de cette population nombreuse (un million d’individus sous l’Empire russe) et musulmane. Enfin, amorcer un rapprochement avec la Turquie. L’adhésion des Tatars à la cause communiste était susceptible d’encourager d’autres régions à en faire de même.
Toutefois, Staline a ruiné l’ambition de Lénine. En effet, il met en œuvre une politique dite de « korenizatsiya » (indigénisation) pour unifier le territoire russe. En plus de promouvoir des non-Russes à des postes clés au sein du Parti communiste (PC) et des instances gouvernementales, cette politique entend officiellement développer les identités culturelles nationales. Or, dans le cas des Tatars de Crimée, il s’agit d’homogénéiser cette communauté fragmentée en sous-groupes.
Selon le spécialiste Roch Goshawk, la politique soviétique dans les années 1920-1930 poursuit, en réalité, un objectif de « dénationalisation ». Cette dernière vise à éradiquer toute velléité nationaliste en Crimée. Pour ce faire, le régime y a envoyé des Slaves afin de réduire la présence tatare. L’efficacité de la stratégie a été manifeste puisque la communauté tatare ne représentait plus que 20 % de la population criméenne avant 1939. Malgré ces circonstances, sa culture a perduré à travers l’emploi de la langue tatare dans les maisons d’édition, les écoles et les théâtres.
Sur la route de l’exil
Ce statu quo ne fait pas long feu. En effet, les Tatars de Crimée sont accusés de collaboration avec le régime nazi après deux ans et demi d’occupation. Aux côtés d’autres peuples, ils sont déportés en Asie centrale en mai 1944 sur ordre de Staline. Dans les wagons à bestiaux utilisés pour cette opération, on retrouve principalement des femmes, des enfants et des personnes âgées. Les hommes ayant combattu au sein de l’Armée rouge sont, après leur démobilisation, envoyés dans des camps de travail en Sibérie et dans la région de l’Oural. Il leur faudra attendre la mort de Staline pour rejoindre leurs proches.
Tout au long de leur exil, les Tatars subissent un vif rejet des populations locales. En plus d’être victimes d’insultes, nombre de rescapés font état de violences physiques. Les conditions de vie sont également d’une extrême rudesse. L’expert Grégory Dufaud précise que « les Tatars de Crimée sont astreints au régime de peuplement spécial, lequel s’apparente à un système para-concentrationnaire qui prive les individus de leurs droits et leur assigne un foyer de résidence dont ils ne peuvent s’éloigner sous peine d’encourir plusieurs années de travaux forcés ».
En parallèle à la déportation, les autorités centrales pratiquent une « détatarisation » de la Crimée. Elle se traduit par la destruction des monuments tatars, la russification des noms de sites ainsi que l’autodafé des ouvrages relatifs à cette communauté musulmane ou rédigés par l’un de ses représentants.
Un retour sélectif
Entre 1956 et 1957, le Secrétaire du PC Nikita Khrouchtchev autorise le retour de plusieurs peuples en exil. Cependant, tout comme les Allemands de la Volga et les musulmans de Meskhétie, les Tatars – à quelques exceptions près – ne bénéficient pas de cette opportunité. Seuls quelques-uns, triés sur le volet, ont reçu l’autorisation de retourner en Crimée. C’est, par exemple, le cas de 300 familles en 1968. Après la mise en œuvre de la perestroïka, des milliers de Tatars mettent fin au sürgün [7] et retournent s’installer en Crimée illégalement. Cette vague de retour s’essouffle en 1994 en raison du contexte socio-économique peu favorable.
Les Tatars criméens face au retour de la Russie
Aujourd’hui, plus de 280 000 Tatars vivent en Crimée. Malgré les efforts de Kiev, cette minorité fait face à de nombreuses discriminations. D’après un comité du Conseil de l’Europe, les Tatars criméens « continuent d’être victimes d’inégalités faute d’un cadre législatif concernant la restitution de terres et l’indemnisation pour la perte de terres agricoles à la suite des déportations. Ils vivent souvent dans des conditions déplorables dans des quartiers non autorisés, avec un accès limité aux services publics, aux équipements et aux infrastructures ».
Depuis l’annexion russe de la Crimée en 2014, une nouvelle menace s’est ajoutée au quotidien des Tatars. Ils craignent désormais les soldats et civils prorusses qui n’hésitent pas à marquer leur porte d’une croix à la faveur de la nuit. Ce qui rappelle les pratiques d’usage lors de leur précédente déportation… En parallèle, aidé par les médias locaux, le Kremlin mène une campagne de répression à l’encontre des Tatars de la péninsule.
Les cibles
Ces dernières années, plusieurs arrestations et condamnations de personnalités tatares ont été observées en Crimée. C’est le cas du fondateur de l’Assemblée des Tatars de Crimée (Mejlis), Mustafa Dzhemilev, qui s’est vu interdire l’accès au territoire criméen. En juin 2021, c’est au tour de son successeur Refat Chubarov d’être condamné, par contumace, à six ans de prison et à une amende de 200 000 roubles. Il est accusé d’avoir organisé des émeutes en 2014 et appelé à nuire à l’intégrité territoriale de la Russie. En septembre 2021, il en va de même pour Nariman Jalal, premier chef adjoint du Mejlis.
Par ailleurs, la Russie a interdit au Mejlis, jugé extrémiste, de poursuivre ses activités à partir de 2015. Ces mesures ne sont pas étrangères au fait que les représentants du Mejlis ont encouragé les Tatars à boycotter le référendum relatif à l’annexion de la Crimée en mars 2014. D’autres institutions tatares telles les mosquées ont fait l’objet de perquisitions à la recherche d’objets prohibés (armes, drogues, etc.).
À cela s’ajoutent des témoignages qui rapportent l’arrestation, la détention, la torture, la disparition et l’exécution de Tatars. Alors que certains sont avocats ou activistes défendant les droits de l’homme, d’autres ne semblent être que de jeunes hommes sans affiliation, activité ou revendication particulière.
À côté de ces mesures fortes, Moscou use de son soft power. Ainsi, il a créé un Centre islamique criméen dont la particularité est de s’aligner sur le discours des institutions musulmanes approuvées par le Kremlin. En créant cet organisme, les autorités russes ont pour objectif de semer la discorde au sein de la communauté tatare, selon le politologue Alexey Malashenko. Or, cette manœuvre se révèle infructueuse puisque seuls 10 % des Tatars de Crimée soutiennent ledit centre.
Les exécutants
D’après l’ONG Human Rights Watch, ces agissements seraient l’œuvre des autorités prorusses locales, mais aussi d’unités paramilitaires d’autodéfense. Composés notamment d’anciens policiers et militaires, ces groupes ont débuté leurs activités en Crimée fin février 2014. Leur commandant, Pavel Sheremet, affirme qu’ils disposent de l’autorisation d’agir pour autant que ce soit de concert avec la police.
Si l’on se fie à la loi ukrainienne sur la participation des citoyens à la protection de l’ordre public et des frontières, il est vrai que les citoyens peuvent prendre part au maintien de l’ordre (à travers, par exemple, la création de telles unités). Ils doivent, cependant, agir aux côtés des forces de l’ordre gouvernementales et ne peuvent porter d’armes (à feu ou blanches). Or, des observations et des entretiens menés par Human Rights Watch contredisent l’observance systématique de cette réglementation. Bien que les patrouilles dans les rues soient le plus souvent non armées, ce n’est pas le cas de toutes les unités. Par exemple, celles stationnées à des endroits stratégiques (comme les checkpoints) sont généralement armées de fusils d’assaut AK-47 et d’autres armes automatiques.
L’absence d’uniforme pose également question. Pour le compte de qui agissent ces groupes ? Est-ce l’État ? Si oui, pourquoi ne pas leur fournir une tenue identifiable ? Les seuls éléments distinctifs portés occasionnellement sont des brassards. De nombreux membres de ces unités en portent aux couleurs du drapeau russe (bleu, blanc et rouge) ou du ruban de Saint-Georges (orange et noir) [8]. Lesdites unités entretiennent des liens évidents avec la Russie qui persiste à nier l’implication des services de sécurité russes au sein de ces groupes.
Toutefois, la Commission sur l’égalité et la discrimination de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe estime que Moscou a une part de responsabilité. Selon elle, « […] la Fédération de Russie doit être tenue responsable des violations des droits humains commises sur ce territoire [la Crimée] qui se trouve sous son contrôle effectif. Elle doit mettre immédiatement fin à ces violations et prendre toutes les mesures nécessaires pour prévenir de nouvelles violations similaires ».
Dans ce contexte, la situation des Tatars de Crimée est plus qu’incertaine, et ce, pour une durée indéterminée. C’est d’autant plus le cas si l’on se réfère à la déclaration de Sergei Aksenov, dirigeant actuel de la République de Crimée. Selon lui, la présence desdites unités sera maintenue tant que l’Ukraine n’aura pas retrouvé sa « stabilité ».
Pourquoi une telle répression ?
La piste religieuse [9] est une première hypothèse. De confession musulmane et opposés à l’occupation russe de la péninsule, les Tatars constituent un public idéal pour les fondamentalistes islamistes. La Russie a d’ailleurs justifié plusieurs arrestations de Tatars en les accusant de terrorisme. Nous pourrions donc interpréter les interventions russes à travers le prisme de la lutte antiterroriste. Le cas tchétchène confirme la vraisemblance d’une telle analyse.
Cependant, une autre explication est envisageable. Cette dernière se baserait sur la force d’opposition que peuvent représenter les Tatars de Crimée. On leur doit, par exemple, le blocus routier imposé par des activistes à l’automne 2015 et le sabotage de quatre lignes électriques alimentant la péninsule. Ces actions ont occasionné d’importantes perturbations, notamment l’arrêt des activités d’une série d’entreprises. Si une mobilisation de ce type prenait de l’ampleur, nul doute que le pouvoir russe y verrait une source d’instabilité.
À la lumière de ces éléments, l’ex-dirigeant du Mejlis, Refat Chubarov, estime que la répression russe vise à anéantir toute forme de protestation chez les Tatars. En agissant ainsi, Moscou et ses partisans criméens renforcent encore un peu plus leur assise sur la région.
Conclusion
Victimes d’une répression ancestrale, les Tatars de Crimée ne sont pas au bout de leurs peines. Entre les violences, les accusations infondées et les arrestations dont ils font l’objet, leur situation est des plus précaires. Bien que les initiatives de Kiev soient louables [10], aucune solution durable n’est à l’horizon. L’exil semble constituer la seule échappatoire. Dans l’état actuel des choses, les Tatars de Crimée sont-ils donc condamnés à un choix binaire : fuir ou risquer leur vie ?
Notes de bas de page (1-5)
[1] On peut également les appeler « Tartares ».
[2] Les autorités russes ont accusé nombre de Tatars de faire partie du groupe et parti islamiste Hizb ut-Tahrir. Créé en Jordanie dans les années 1950, ce parti prône l’instauration d’un califat. La Russie (mais pas l’Ukraine) interdit ses activités sur son territoire.
[3] Service de renseignement russe dont la mission est d’assurer la sécurité intérieure de la Fédération.
[4] Le Parlement ukrainien a notamment adopté une loi garantissant aux peuples indigènes d’Ukraine divers droits. On compte notamment le droit à l’éducation dans leur langue natale, la protection de leur héritage historique, l’établissement de leurs propres organes de presse et la création d’entités défendant leurs intérêts. Ces peuples sont les Tatars, les juifs karaïtes et les juifs krymtchaks.
[5] Les régions russes du Tatarstan et du Bachkortostan présentent une forte concentration de Tatars.
Notes de bas de page (6-10)
[6] Région dirigée par un khan (chef suprême tribal nommé par ses guerriers).
[7] Employé par la diaspora tatare, ce terme turc fait référence à la déportation et l’exil de cette communauté au XXe siècle.
[8] Symbole de la victoire de la Russie sur l’Allemagne nazie, ce ruban reprend les couleurs de l’Ordre impérial et militaire de Saint-Georges récompensant les mérites militaires. Aujourd’hui, il est devenu un symbole du patriotisme prôné par le président Vladimir Poutine. Certains l’utilisent aussi pour marquer leur soutien aux séparatistes prorusses de l’est de l’Ukraine.
[9] De confession musulmane, les Tatars de Crimée se sont convertis à l’islam sunnite au XIVe siècle sous le règne de Khan Uzbek (1313-1341).
[10] Le président Zelenskiy a entrepris plusieurs actions pour mettre fin à l’occupation russe de la Crimée. Il a, entre autres, créé la « Crimean Platform » à laquelle participent plusieurs pays. C’est le cas de la Turquie, pays sur lequel Kiev compte pour faire pression sur le Kremlin. L’Ukraine lui a ainsi demandé de l’aide pour libérer ses citoyens détenus en Crimée.
Image : Symbole commémorant la déportation des Tatars de Crimée en 1944, Wikimédia, 2020, CC-BY-4.0