Lutte contre le terrorisme et violations des droits de l’homme en Tchétchénie
En décembre 2018, le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) publie un rapport accablant. Intitulé « Violations présumées des droits de l’homme et impunité dans la République russe de Tchétchénie », ce document recense des allégations de harcèlement, arrestations, détentions arbitraires et illégales, tortures, disparitions forcées et exécutions extrajudiciaires.
Malgré les recommandations faites à la Russie, aucune amélioration ne semble en vue. Une déclaration conjointe signée par une trentaine de pays membres de l’OSCE en décembre 2020 souligne ce constat.
Parmi les victimes, des dizaines d’hommes soupçonnés, sans preuve, d’appartenir à la mouvance islamiste. Pour comprendre cet état de fait, il importe de revenir sur le contexte religieux de la Tchétchénie et la politique antiterroriste appliquée dans la région.
L’islam face au terrorisme : entre soufisme et wahhabisme
Historiquement, la Tchétchénie est un territoire où domine le soufisme des confréries (« tariqat »). Il s’agit d’un courant mystique modéré de l’islam. Interdit sous le régime soviétique, l’islam survit, même si, souvent il ne consiste plus qu’en un ensemble de coutumes populaires. Ceci est la conséquence, notamment, d’un manque d’éducation religieuse.
À la chute de l’URSS, il n’est pas rare que de jeunes Tchétchènes issus de familles aisées partent étudier dans des pays arabes comme l’Arabie Saoudite. À leur retour, certains souhaitent inculquer à leurs proches l’islam « pur » qu’ils y ont découvert. Des prédicateurs musulmans font au même moment leur apparition dans le Nord-Caucase. Ils y imposent de nouveaux codes (port du voile et de la barbe, interdiction de fumer et de consommer de l’alcool, etc.) et prônent la lecture de textes salafistes.
Bien que le soufisme reste la mouvance de l’islam majoritairement pratiquée en Tchétchénie, le wahhabisme [1] remporte un franc succès auprès des jeunes Tchétchènes. Son pouvoir de persuasion est tel que nombre d’entre eux participent aux deux guerres de Tchétchénie (1991-1994 et 1999-2009) au nom du jihad (« gazavat »).
La réponse russe à la menace terroriste
De multiples attentats, assassinats et prises d’otages rythment les deux conflits tchétchènes. Dès son entrée en fonction en 2000, le président Poutine lance une vaste « opération antiterroriste ». S’appuyant sur les troupes fédérales et les milices tchétchènes pro-russes, cette opération est clôturée officiellement en 2009. Toutefois, cette annonce gouvernementale n’a pas mis fin aux affrontements. En effet, selon les spécialistes Aude Merlin et Anne Le Huérou, la Tchétchénie est toujours en proie à une « guerre de basse intensité » entre forces armées tchétchènes et groupes de combattants.
En plus d’opérations de terrain, la Russie apporte à son système juridique les modifications nécessaires pour mener à bien cette lutte. Le gouvernement russe vote, entre autres, la loi de janvier 2006 sur les associations. Elle prévoit de suspendre l’activité de toute ONG qui constitue une menace pour « la souveraineté de la Russie, l’indépendance, l’intégrité territoriale, l’unité et l’originalité nationales, l’héritage culturel ou les intérêts nationaux ». En outre, les ONG russes opérant en Tchétchénie et les organisations musulmanes sont victimes d’une répression policière et judiciaire progressivement légitimée. Une loi de février 2006 instaurant un régime juridique spécifique « d’opération contre-terroriste » complète cet arsenal juridique.
Or, la Russie n’attend pas d’adopter cette loi pour commencer son intervention en Tchétchénie. À la place, elle s’appuie sur une loi de 1998 pourtant inadaptée. Cette loi autorise uniquement les opérations contre-terroristes en des lieux restreints (avions, bâtiments, etc.). La loi en question ne peut donc pas s’appliquer à toute une République. Ce choix interpelle puisque le Kremlin aurait pu annoncer simplement un état d’urgence. Cette option serait d’autant plus intéressante qu’elle offre une marge de manœuvre non négligeable aux autorités.
Ramzan Kadyrov : un acteur central de la lutte contre le terrorisme
Depuis 2003, la « tchétchénisation du conflit » a amené les autorités russes à confier les rênes de cette lutte au président Ramzan Kadyrov. Son but est d’assurer l’élimination du salafisme [2] et de tout ce qui ne relève pas de l’interprétation traditionnelle du soufisme.
Pour atteindre son objectif, le président compte, entre autres, sur la délation. Ainsi les imams sont chargés de rapporter aux autorités la façon dont les jeunes hommes s’habillent, se comportent et prient à la mosquée. À cela s’ajoute le port de la barbe qui est devenu une source de suspicion justifiant des contrôles. La récolte de ces données vise à déterminer leur appartenance ou non à des groupes armés et/ou à la mouvance salafiste.
Des arrestations massives d’hommes aux barbes longues ont eu lieu au cours des dernières années. Elles se sont déroulées dans les rues, les universités, les mosquées, etc. Après ces arrestations, des témoignages évoquent des disparitions de plusieurs jours et des passages à tabac. Des exécutions auraient également eu lieu sans procès.
De nombreuses organisations de défense des droits de l’homme s’indignent face à de tels traitements. Cependant, la lenteur des procédures de la Procurature russe ainsi que son refus répété de traiter des plaintes et de mener des enquêtes, permettent aux coupables d’éviter toute inculpation. Ils peuvent donc continuer à agir en toute impunité.
Conclusion
Alors que Moscou a mis un terme à son opération de contre-terrorisme, les violences sont loin d’avoir cessé en Tchétchénie. Au milieu de cette guerre sans fin, les civils tentent de survivre. Or, ils doivent composer avec la présence du « bespredel » [3], la passivité de la justice et la peur de représailles.
[1] Le wahhabisme est un mouvement de réforme religieuse apparu au 18ème siècle dans le centre de la péninsule arabique. Selon Laurent Bonnefoy et Stéphane Lacroix, ce mouvement prône « une compréhension littérale du texte religieux, en excluant tout recours à l’interprétation rationalisante ».
[2] Le salafisme est souvent assimilé au wahhabisme qui est lui-même devenu synonyme de terrorisme. Or, il s’agit de raccourcis tendancieux nécessitant des explications complémentaires.
[3] Terme utilisé par les Tchétchènes pour désigner l’arbitraire des forces armées en présence.
Image : Photos des victimes de la prise d’otage de l’école de Beslan 1 perpétrée par des terroristes tchétchènes en 2004, par Aaron BIRD, Wikimedia Commons.