Le six février, à l’occasion de la Journée mondiale contre les mutilations sexuelles, le Ministre des affaires religieuses, le Cheikh Khalil Abdullahi Ahmed, a prononcé une fatwa contre l’excision « pharaonique », la forme la plus extrême de mutilation génitale féminine. Un événement pour le pays, qui permet de faire un point sur l’importance et les défis de cette pratique au Somaliland.
Des différentes catégories de mutilations génitales féminines
Les organisations internationales compétentes en la matière définissent les mutilations sexuelles comme « les interventions aboutissant à une ablation partielle ou totale des organes géniaux externes de la femme ou autres lésions des organes génitaux féminins pratiquées à des fins non thérapeutiques ».
En 2008, une déclaration conjointe de dix institutions de l’ONU classe les mutilations génitales féminines en quatre types. Au-delà de la clitoridectomie (type I) et de l’excision (type II), c’est l’infibulation (type III) qui sévit particulièrement au Somaliland. Aussi nommée « excision pharaonique », elle fait référence au rétrécissement de l’orifice vaginal avec recouvrement par l’ablation et l’accolement des lèvres. La quatrième catégorie, résiduelle, recouvre toutes les autres interventions nocives pratiquées sur les organes génitaux.
Les chiffres des mutilations génitales au Somaliland et dans la région
L’importance de la déclaration du ministre n’a d’égale que celle de la pratique dans le pays : 98 % des femmes sont concernées, la plupart étant opérées entre leurs cinq et neuf ans. La majorité des statistiques disponibles sont relatives à la Somalie toute entière, au-delà du Somaliland. L’Etat auto-proclamé ne fait pas figure d’exception au regard de la similarité des chiffres observés entre les deux entités.
Si la pratique est quasiment universelle dans le pays, comme elle l’est chez le voisin djiboutien, la situation ne peut pas être généralisée au niveau régional. Importantes en Ethiopie (74 %), les mutilations génitales le sont relativement peu au Kenya (27 %) et quasiment inexistantes en Ouganda (1 %), selon les chiffres avancés par l’UNICEF.
En Somalie, la différence entre les taux en zones urbaines et rurales est minime, bien que le tabou qui entoure la pratique soit plus important en dehors des villes. Au contraire, la richesse et l’éducation sont des facteurs influents la pratique et sa vision. Si plus de la moitié des somaliens les plus aisés perçoivent négativement les mutilations génitales féminines, seulement 22 % des catégories les plus pauvres connaissent cette pratique et pensent qu’elle devrait s’arrêter.
L’absence de différences observée selon l’âge des femmes mutilées laisse penser que la tendance n’est pas nécessairement au déclin au Somaliland. Toutefois, l’infibulation (type III) semble de moins en moins pratiquée au cours des quinze dernières années. Selon les chiffres avancés par un hôpital spécialisé sur la question, la proportion des femmes concernées par l’« excision pharaonique » est passée de 99 % à 82 % à Hargeisa depuis le début du siècle.
Des raisons d’une pratique ancrée dans le pays
Les raisons évoquées pour justifier la pratique diffèrent selon les communautés. Au Somaliland, elles s’accordent avec les traditions et codes sociaux : aux croyances traditionnelles s’ajoute un certain rigorisme imposé par la religion.
Si la mutilation prévient la promiscuité et promeut la moralité, elle augmente les chances de mariages et préserve le statut de la famille. Au-delà de garantir la virginité, la pureté et la chasteté, elle est présentée par certains comme une protection contre le viol. D’aucuns imaginent qu’en l’absence de celle-ci, le clitoris des filles pourrait grossir, les poussant à courir les hommes, assurant le déshonneur de leur lignée.
La pression sociale et la stigmatisation des pairs jouent comme des facteurs clés de la permanence des mutilations. Les opposants peuvent être désignés comme des « émulateurs de la culture occidentale », en contraste avec les traditions africaines. Un raisonnement qui s’avère populaire : les années de guerre au Somaliland ont entraîné une vision positive de la culture traditionnelle, perçue comme une des rares sources de stabilité pour la population.
Une question de santé sexuelle et génésique
Dans ce contexte, les défenseurs de la fin de ces pratiques tâchent d’y opposer des arguments liés à la santé. Cet angle d’attaque, mettant de côté les croyances traditionnelles au profit de développements « scientifiques », permet de neutraliser le débat. Une position qui s’explique surtout au regard des défis, avant tout sanitaires, posés par les mutilations.
Au-delà de la stigmatisation associée aux filles non-mutilées, les effets médicaux sont les principales conséquences de cette pratique. Aux défis reproductifs s’ajoutent des complications sexuelles et, inévitablement, des répercussions psychologiques importantes. L’infibulation est source de séquelles graves : les infections à répétition, saignements aiguës et hémorragies entraînent des risques de complications pendant l’accouchement, voire d’infertilité.
Des conséquences qui, couplées au manque d’infrastructures et de personnels médicaux, aux limites d’accès aux soins et à la prévalence de maladies, peuvent expliquer l’un des taux de mortalité maternelle les plus élevés du monde. Dans le pays, le risque de décès lié à l’accouchement est de 1 sur 15. Un taux qui est cependant en diminution selon les organisations onusiennes, ayant été divisé par deux entre 1990 et 2013.
Si les arguments avancés dans les entreprises de prévention pour l’éradication de la pratique sont avant tout sanitaires, la persistance de la pratique pose également des défis sociaux dans la culture somalie.
Des défis sociaux posés par les mutilations
Une telle pratique est d’autant plus sensible qu’elle est au prisme de plusieurs défis sociaux structurants au Somaliland. Si le problème est avant tout épidémiologique, il interroge de façon sous-jacente la vision et la place de la femme, le poids des courants religieux traditionnels et la diffusion d’idées reçues dans cette société.
En premier lieu, l’importance de la pratique peut être mise en parallèle avec l’âge moyen des unions. En effet, près de la moitié des jeunes femmes de 18 ans sont mariées. Mutilations et mariage précèdent le développement des jeunes filles ce qui a une incidence sur la place de l’éducation pour ces jeunes filles.
Au-delà des critères structurants comme la pauvreté ou la ruralité, le mariage dès l’adolescence et l’importance des mutilations participent des difficultés étudiées au Somaliland en matière d’éducation des filles. Leurs taux de scolarisation, à l’école primaire comme secondaire, sont systématiquement inférieurs à ceux des garçons. Si ces derniers sont près d’un tiers plus nombreux à l’école, cet écart a néanmoins tendance à diminuer sur les dernières années, selon les statistiques du Ministère somalilandais de l’éducation.
Plus généralement, la vision de la femme – si non de la jeune fille – dans la société somalilandaise peut être questionnée au travers de l’importance des mutilations génitales féminines. D’aucuns estiment, comme l’auteure de l’article, qu’on les prive de leur liberté de parole, qu’elles « vivent en cage » au Somaliland. Certains observateurs notent tout de même un changement de mentalités, malgré la tendance conservatrice toujours promue par les leaders religieux et anciens des communautés. Le défi n’est plus seulement féminin ; les efforts quant à la prévention et l’éradication obtiendraient des résultats plutôt positifs.
Mais les changements de mentalité doivent être accompagnés d’une transcription légale afin de garantir la pérennité de ces avancées, liées à la reconnaissance des droits des femmes dans le pays. Justement, depuis l’élection d’un nouveau Président en novembre dernier, le Somaliland multiplie les signaux positifs en la matière.
Un gouvernement progressiste en matière de droits des femmes ?
Bien que n’étant pas reconnu par la communauté internationale, la République autoproclamée du Somaliland s’est doté d’éléments constituants d’un Etat. Dans sa Constitution, adoptée en 2000, le pays affirme « reconnaître et agir en conformité avec le droit international ». Un droit qui promeut ceux des femmes et condamne les mutilations génitales féminines.
Si l’application de la législation internationale en la matière connaît quelques difficultés, ces revendications ont vu, lors des élections présidentielles dernières, leur médiatisation accroître sans précédent. Grâce au travail de lobbying de personnalités comme Nimco Ali, les trois candidats avaient signé un engagement afin d’amener la loi à faire cesser les mutilations génitales féminines. Une des promesses de campagne de Muse Bihi Abdi, vainqueur des élections, était de s’attacher à faire reculer cette pratique.
Signe fort de la volonté de concrétiser ces engagements : en janvier, le Parlement a adopté la première loi nationale criminalisant le viol. Cette législation inclut les viols individuels ou groupés, les agressions sexuelles, les trafics et les mariages d’enfants, sans pour autant couvrir la violence domestique ou les mutilations génitales féminines.
L’absence de loi spécifique sur la question au Somaliland explique l’importance de la déclaration du Ministre.
Une annonce qui reste une « surprise »
L’édit religieux annoncé par le Ministre s’accorde avec les promesses de campagne et premières avancées législatives en la matière. Mais elle n’en reste pas moins une « surprise ». Longtemps, les militant(e)s avaient attendu un signe positif du gouvernement et des autorités religieuses.
A commencer par Edna Adan, considérée à certains égards comme la « mère » de la patrie somalilandaise. Première sage-femme du pays, ancienne première dame et Ministre des affaires étrangères, chevalière de la Légion d’honneur, elle est en tête du mouvement de lutte contre les mutilations génitales féminines dans le pays. Inspiratrice ou collaboratrice active de nombreuses associations saisies de la question, elle a donné son nom à l’hôpital d’Hargeisa spécialisé dans cette lutte. Récemment, elle a contribué à l’avancement du travail législatif en la matière en collaborant avec plusieurs parlementaires sur le sujet.
Un travail législatif qui n’est pas terminé : la déclaration du Ministre n’est qu’un premier pas vers l’arrivée d’une loi.
Des doutes quant à l’implémentation véritable de la décision
Déjà, la capacité du pays à implémenter la précédente législation de janvier est questionnée. En l’absence de consensus, les craintes concernant les mutilations sexuelles sont plus importantes encore. Si la ministre des affaires sociales, Hinda Jama, a annoncé qu’elle mettrait sur pied des comités de voisinage dans les quartiers pour veiller à l’application de la loi, encore faut-il que celle-ci soit rédigée et adoptée.
Aussi, le ministre a déclaré que les mutilations sexuelles féminines seraient « un crime » à compter du 6 février. Les victimes pourraient ainsi bénéficier d’une compensation tandis que les auteurs s’exposeraient à une peine, en fonction de la gravité des sévices infligés. Mais ce sont seulement les infibulations, impliquant « de couper et de recoudre », qui seraient « contraires à la religion ». A terme, Edna Adan souligne la nécessité d’aller vers l’abolition de toutes les formes de mutilation, au-delà des seules excisions pharaoniques évoquées par les représentants du gouvernement.
Image: Berbera girls getting ready by Roffey Charles, Flickr, 2005. CC BY-NC-SA 2.0.