Le Darfour, un conflit en recomposition
Plus de 80 morts et 160 blessés ont été dénombrés entre le 16 et le 17 janvier à Al-Geneina, dans l’ouest du Darfour, lors d’affrontements qui ont opposé des tribus arabes nomades à des groupes massalit. Cette tuerie est suivie un jour plus tard par une vendetta dans une province du sud, organisée par la tribu arabe des Rizegat à l’encontre des Fellata, faisant plus de 55 morts en représailles contre l’assassinat de l’un des leurs.
Cette résurgence des violences intercommunautaires dans la région survient alors que la mission des Nations Unies et de l’Union Africaine au Darfour (MINUAD) a officiellement pris fin le 31 décembre dernier.
Identités plurielles et espace partagé
La guerre du Darfour qui débute en 2003, ayant cristallisé la polarisation identitaire entre Arabes et non-Arabes, a fait oublier la pluralité ethnique qui caractérise cette région. D’une part, les non-Arabes regroupent entre autres groupes les Fur qui sont majoritaires et qui résident notamment au centre, dans les massifs du Jebel Marra, les Massalit que l’on retrouve à l’ouest vers Geneina, les Zaghawa et Bideyat qui s’étendent dans la zone saharo-sahélienne, à la frontière du Tchad et du Soudan ou encore les Fellata. D’autre part, les Arabes qui sont principalement composés de Rizegat, sont traversés par des divisions internes que la guerre au Darfour gèle partiellement.
La question du partage foncier entre les différentes tribus est sous-jacente aux conflits interethniques et peut les transcender. Ainsi, les dissensions peuvent apparaître tant entre des tribus non-arabes sédentaires et des Arabes nomades qu’entre des familles Rizegat et d’autres groupes arabes comme les Maaliya qui, historiquement, ne jouissaient pas d’une chefferie propre. La sécheresse qui perturbe les migrations saisonnières, accentue les tensions portant sur le partage de l’espace et des ressources. Les alliances et affiliations ethniques sont par ailleurs mouvantes comme le démontre le recrutement parmi les Fellata non-arabes de certaines factions des Janjawid, la milice contre-insurrectionnelle soutenue par Khartoum lors de cette guerre.
Genèse d’une guerre complexe
Entre les années 1980 et 1990, des conflits se produisent entre Fur et Arabes. La régionalisation des troubles politiques tchadiens se traduit par la sanctuarisation du Darfour et par la militarisation des tribus zaghawa sur lesquels s’appuie notamment Idriss Déby après son coup d’État avorté de 1989. L’accession au pouvoir d’Omar Al-Béchir et l’islamisation du régime contribuent à marginaliser la région, déjà touchée par les déséquilibres sociodémographiques provoqués par la guerre et la sécheresse.
En 2003, les rebelles dont les forces sont principalement Zaghawa attaquent l’aéroport d’el-Fasher, provoquant une intervention armée massive de la part du gouvernement. Outre les bombardements et le déploiement de forces régulières, le régime recourt à des milices janjawid, recrutées essentiellement parmi les Arabes nomades désirant se constituer un butin de guerre et connues pour leur violence. L’instrumentalisation ainsi que l’autonomisation de ces factions armées créent un contexte de banditisme qui s’inscrit dans la longue durée.
L’intensité du conflit varie au rythme des tentatives de cessez-le-feu qui sont systématiquement rompus. Les trêves et accords de paix, signés en 2006 ou en 2010, ne sont que partiels, n’incluant que certains groupes rebelles. Et si la guerre paraît baisser d’intensité après les premières années où l’on dénombrait des centaines de milliers de morts, les attaques demeurent régulières et la répression systématique.
Une ébauche de réconciliation
En octobre 2020, les accords de paix de Juba sont signés entre le gouvernement de transition et une coalition fragile réunissant les principaux groupes rebelles. Les différends idéologiques qui s’ajoutent aux fractures ethniques continuent de fragmenter le camp de l’opposition et rendent difficile la stabilisation des fronts. Ainsi, la Sudan Liberation Army (SLA), à dominance Zaghawa, mais présidée par un Fur, Abdelwahib Nur, défend un État laïc, contrairement au Justice and Equality Movement (JEM) dont les dirigeants s’inspirent de la pensée islamiste de Hassan Al-Turabi. La SLA est elle-même divisée en interne et ne fait pas intégralement partie des accords de Juba.
Ces accords prévoient l’allocation de 13 milliards de dollars sur dix ans en vue de développer l’économie pastorale, de restructurer le partage des ressources, de verser des compensations, d’organiser le retour des réfugiés et des déplacés et d’intégrer les combattants aux forces régulières. Cependant, l’économie locale a été durablement déstructurée et la restitution des terres reste un projet politique qui se heurte à la permanence et à la labilité des conflits.
Dans ce contexte, le non-renouvellement du mandat de la MINUAD et sa substitution par une Mission Intégrée des Nations Unies pour l’Assistance à la Transition au Soudan (MINUATS) paraissent précipités, d’autant plus que la MINUATS sera plus dépendante des forces de sécurité soudanaises qui sont accusées de crimes commis à l’encontre de civils. Craignant l’incapacité du gouvernement à assurer leur sécurité, les déplacés des camps avaient revendiqué lors de sit-ins le non-retrait des casques bleus. Ce vide sécuritaire risque en effet de consolider la position des Forces de soutien rapide qui regroupent d’anciens combattants janjawid et qui sont commandés par Mohamed Dagalo, surnommé Hametti. Ce dernier est actuellement un membre important du Conseil souverain soudanais et est accusé de crimes contre l’humanité commis lors de la guerre du Darfour.
Conclusion
La résurgence récente des violences intercommunautaires reflète la stérilité des accords de paix. La chute d’Omar Al-Béchir en 2019, les réformes socio-politiques engagées par le gouvernement Hamdok et le retrait du Soudan de la liste des pays soutenant le terrorisme, permettent d’envisager une démocratisation partielle de l’État et la construction d’institutions plus inclusives. Le récent remaniement ministériel par lequel d’anciens chefs de groupes rebelles intègrent le gouvernement central reflète une volonté politique de changement. Néanmoins, la dimension systémique prise par le conflit au Darfour rend difficile sa résolution à long et moyen terme.
Image : El Fasher, Soudan, Albert Gonzalez Farad / UN Photos, CC BY NC-ND-2.0