Le 23 janvier dernier, la Cour Suprême de Suède a rendu son verdict dans le procès opposant le village autochtone Sami de Girjas et l’État suédois. Après une bataille juridique de plus de dix ans, la Cour a donné raison au village Sami. Peuple autochtone du cercle polaire arctique installé en Sápmi (Laponie) depuis environ 10 000 ans, les Samis vivent principalement de la chasse, la pêche et de l’élevage de rennes. Au cours des siècles, la colonisation, le luthéranisme et le libre-échange ont mis à mal les droits de ce peuple indigène. Ainsi, l’arrêt de la Cour Suprême représente un pas juridique d’ampleur sans précédent. Cependant, depuis ce jugement, le mécontentement gronde. Entre menaces et dégradation de leurs biens, les Samis font face à un nouvel élan de racisme.
Girjas contre l’État Suédois
Soutenu par l’Association Suédoise des Samis, le village de Girjas lance sa démarche juridique en 2009. Le village, situé entre Kiruna et Gällivare au nord du pays, regroupe alors une centaine d’éleveurs possédant 12 000 rennes. Si c’est le sameby (« village Sami ») qui a poursuivi l’État en justice, c’est par obligation administrative. Le sameby est la seule entité Sami qui peut juridiquement représenter un groupement Sami. En effet, l’appellation de sameby désigne une communauté administrative Sami liée à une large aire géographique. Les Samis exercent leur droit d’élever des rennes, de chasser et de pêcher dans ces zones. Si tous les Samis n’appartiennent pas à des sameby, seuls les Samis peuvent y adhérer et posséder des rennes.
L’enjeu de cette bataille juridique est le contrôle de la gestion des permis des droits de chasse et de pêche dans la zone. En effet, la réforme territoriale de 1993 avait soudainement retiré ce contrôle administratif aux sameby en faveur de l’État après plus de deux siècles. En outre, cette réforme territoriale ouvrait pour la première fois l’attribution des permis à des non-Samis.
Les revendications étaient donc les suivantes. Si le village de Girjas démontrait que le droit de gérer les permis lui revenait d’après la Loi sur l’élevage des rennes et le principe immémorial du temps (urminnes hävd), l’État suédois argumentait qu’en tant que propriétaire foncier, ce droit lui appartenait. Les projets d’exploitation des ressources naturelles dans la région étant souvent menés par des compagnies nationales, deux visions économiques et environnementales s’opposaient.
L’environnement en jeu
Or, la chasse et la pêche sont d’une importance primordiale dans la culture Sami. Les éleveurs de Girjas mettent en avant la nécessité de réguler ces activités pour l’environnement. En effet, la Sápmi est riche en ressources naturelles (minéraux, production d’électricité, industrie forestière).
Des dizaines de barrages hydroélectriques fonctionnent déjà sur la rivière Lule. Désormais, la compagnie minière LKAB, contrôlée par l’État suédois, cherche à installer d’immenses parcs éoliens dans la région. Les impacts environnementaux menacent directement la région sauvage, l’une des dernières d’Europe. A l’opposé, Kiruna, l’une des plus grandes villes en Sápmi suédois, se déplace. En effet, la mine de minerai de fer menace de faire effondrer des pans entiers de la ville. LKAB finance le déménagement du centre-ville à trois kilomètres à l’est. De plus, la course à l’Arctique et à ses richesses (gaz, pétrole) accentue le défi environnemental dans la région. L’acheminent de ces ressources met en péril des zones entières de la Sápmi.
Face à ces défis, le but des éleveurs est donc de concevoir un modèle durable de chasse et pêche qui prenne en compte les besoins des rennes. Une première reconnaissance juridique du droit à l’usage des terres pour les Samis en Suède ouvre la voie pour une plus grande reconnaissance dans le futur.
Une décision juridique porteuse de changement : quelles évolutions possibles ?
Le principe juridique invoqué par le village Girjas pourra s’appliquer à de nombreux cas futurs. En effet, la Cour Suprême de Suède a reconnu aux éleveurs le droit exclusif d’administrer la chasse et la pêche au nom du principe de temps immémorial. Ce principe reconnaît que tout droit longuement exercé de facto est supposé permanent. La Cour conclut que ce droit a été développé au milieu du 18ème siècle pour certains individus samis. Ce droit est ensuite passé aux membres du village au 19ème siècle. L’arrêt ne donne aucun droit en soi : l’État doit reconnaître ce droit de gestion qui existe depuis 1750. Pour l’avocate Inger-Ann Omma, « cet arrêt de la Cour suprême est donc avant tout une constatation de l’incapacité de l’État suédois à défendre sa population autochtone ».
Cet arrêt ne s’applique qu’aux deux parties impliquées. La Cour explique clairement qu’elle ne prend pas position sur les droits des autres communautés Sami. Toutefois, le verdict crée un précédent. D’autres sameby pourraient aller devant les tribunaux et faire valoir leur droit immémorial d’usage de la terre. D’après la Ministre des Affaires Rurales Jennie Nilsson, l’impact dépassera les villages samis. Il touchera « les Samis non membres de sameby, ainsi que la chasse et la pêche ».
Suite à l’arrêt de la Cour, des changements juridiques peuvent avoir lieu. « Nous devons étudier comment l’arrêt est formulé, » explique Jennie Nilsson. « Et je n’exclus pas que cela pourrait avoir d’autres conséquences juridiques. Le gouvernement analyse actuellement en profondeur l’arrêt. Ce n’est que lorsque [cette analyse] sera terminée que le gouvernement pourra décider si le verdict nécessite une initiative du gouvernement.»
L’arrêt de la Cour rend la position de l’État suédois plus délicate au niveau international. En effet, les magistrats mentionnent dans leurs travaux la Convention 169 du Bureau international du travail sur les peuples indigènes. Or, la Suède n’a toujours pas ratifié cette convention de 1989 juridiquement contraignante au contraire du voisin norvégien. Pour la troisième fois d’affilé, l’ONU a soulevé la question des droits des Sami en Suède dans son Examen Périodique Universel de janvier 2020. Au-delà du manque de reconnaissance des droits des Samis, cette non-ratification est problématique car elle légitimise aux yeux de certains la discrimination et les injures.
L’heure des représailles
Menaces et haine envers des membres du village de Girjas et du village avoisinant de Baste se multiplient. En effet, la police a enregistré de nombreuses plaintes. « Il y a beaucoup de haine et une atmosphère agressive » raconte Emma Lindberg, responsable de l’enquête.
Les menaces ont débuté en ligne sur l’application anonyme Jodel et sur les réseaux sociaux. Les insultes et discours haineux fusent. Un commentaire parle même d’un début de guerre.
D’autres menacent en personne et directement. « Si tu viens ici avec tes rennes, on leur tirera dessus, j’en ai déjà tiré sept ! Et si je tombe sur toi seul dans la forêt, je te tirerai dessus aussi ! » Le chef du sameby Baste, Lars-Ola Jannok, rapporte. Il rajoute qu’il était « effrayé, [car] nous sommes souvent seuls dans la forêt ».
Le 23 février, c’est sur la route E10 près de Gällivare que des cadavres de rennes sont retrouvés. Déjà, d’autres abattages de rennes ont eu lieu dans la région au cours des jours précédents. Mais le spectacle est morbide : les rennes, mis en évidence, sont pour certains encore chauds malgré les -15°. Mutilés, ils se sont vidés de leur sang des heures durant. Plusieurs rennes ont été dépecés, des morceaux dans des sacs poubelle. L’élevage de rennes est en effet propre aux Samis, il fait partie intégrante de leur culture et mode de vie. Les rennes sont une ressource majeure de ce peuple, qui les utilise pour leurs propres survies et à des fins touristiques. Ce type d’attaque est donc une atteinte directe à la culture Sami, cherchant à marquer l’exclusion et l’isolement de cette culture, à aggraver la distinction entre « eux » et « nous ».
Quelle mobilisation ?
Existe-t-il un vrai souhait de séparation ? « Cette haine et ces menaces sont répandues, » note Emma Lindberg. « Nous savons qu’il y a plus de cas que ce qui nous a été apporté ». Parmi les cas, deux cas de vol, les rennes étant domestiqués et considérés comme une propriété. Néanmoins, la police doit faire face à la difficulté d’établir des liens tangibles pour poursuivre en justice des individus. Trouver le(s) coupable(s) reste très difficile. « Nous voulons que les gens se manifestent et nous disent s’ils ont été soumis à des crimes », rajoute la policière. Par le passé, des affaires similaires n’ont pu aboutir à des poursuites judiciaires.
La population Sami fait face depuis longtemps au racisme et à la haine. Les Samis ont ainsi été victimes de l’eugénisme suédois au cours du XXe siècle. En effet, l’Institut National de Biologie Raciale, crée en 1922 a pratiqué la stérilisation forcée jusque dans les années 1950. Aujourd’hui, la discrimination demeure dans le quotidien des Samis. L’arrêt de la Cour n’a fait qu’attiser une haine existante. Face à cette nouvelle vague, le hashtag backasápmi « soutenez les Samis » démontre une solidarité inédite.
Ces actes de violence qui visent la population Sami ne sont malheureusement pas nouveaux. La réalité que ce peuple confronte est d’autant plus notable dans un pays qui se présente comme champion des droits de l’homme. Les autorités sont pourtant notoires pour faire peu et lentement avancer les choses. D’où l’importance de cet arrêt de la Cour Suprême de Suède qui pousse l’État à une reconnaissance juridique des droits des Samis. Par l’importance de cette victoire juridique, les menaces et violences locales envers les Samis ont reçu un echo au niveau national. Différentes franges de la société ont ainsi condamné ces actes malveillants. Désormais, les Samis et le reste de la population sont en attente des nouvelles considérations et réponses gouvernementales.
Image : Storbukk I Girjas sameby (Trond Baadstø), by Statskog SF, Flickr, CC BY-NC 2.0