Le Caucase du Nord (en particulier, la Tchétchénie) est l’un des nombreux théâtres des opérations du groupe terroriste État islamique. Le 31 décembre 2020, Daech a ainsi revendiqué une attaque au couteau visant deux policiers quelques jours auparavant à Grozny. Cette attaque s’est conclue par la mort des deux assaillants et le décès d’un des agents de police.
L’islamisme dans le Nord-Caucase est une problématique que Moscou tente de régler depuis des décennies. Bien que la fréquence des attaques ait baissé, elles perdurent malgré les opérations de contre-terrorisme. Pour mieux comprendre cet état de fait, il convient de revenir sur l’histoire de cette région où l’islam est étroitement lié à la libération nationale.
Une quête éperdue d’indépendance
Depuis des siècles, le peuple tchétchène entretient de forts espoirs indépendantistes. Ce souhait n’est sans doute pas étranger au lourd passif qu’il entretient avec l’Empire tsariste devenu successivement l’URSS et la Russie. Tout commence avec la Grande Guerre du Caucase (1816-1864) au cours de laquelle les populations nord-caucasiennes font l’objet de multiples massacres. Écrasées par les ressources humaines et matérielles de l’Empire, elles sont contraintes d’intégrer le giron tsariste.
Entre 1943 et 1944, Staline organise la déportation méthodique des Tchétchènes, Karatchaïs, Ingouches et Balkars accusés de collaborer massivement avec les nazis vers l’Asie centrale et la Sibérie. Malgré les démentis, ces populations n’ont pu regagner leurs foyers qu’à partir de 1956. Ces années de privations et de discriminations donnent naissance à un traumatisme collectif. Ce dernier a structuré, pour partie, leurs revendications identitaires, territoriales et linguistiques lors de la perestroïka du Président Mikhaïl Gorbatchev.
Premiers pas hors du Bloc soviétique
À la chute de l’URSS, une nouvelle ère pleine de promesses semble s’ouvrir. Plusieurs peuples exigent alors davantage d’autonomie. Certains (tels les Tchétchènes) réclament même leur indépendance. Toutefois, leurs revendications se heurtent à la Constitution soviétique de 1977. Son article 72 stipule, en effet, que seules les anciennes Républiques soviétiques peuvent déposer une telle demande.
Pourtant, ce refus n’empêche pas le Président auto-proclamé Djokhar Doudaev de déclarer l’indépendance de la Tchétchénie-Itchkérie en 1991. Vu les difficultés que la Russie rencontre à l’époque, elle ne répond que modérément à cette déclaration. Ce n’est qu’en 1994 que le Président Boris Eltsine envoie des troupes pour mater ces velléités indépendantistes. Commence alors la Première Guerre de Tchétchénie (1994-1996).
Quand le nationalisme tchétchène doit composer avec l’islamisme
Après des années de combat acharné conclues par la signature des accords de Khassav-Iourt (31 août 1996), la Tchétchénie est dévastée. Or, les situations de post-conflit constituent des périodes à risques au cours desquelles des groupes d’intérêt peuvent tenter de s’imposer. Dans ce cas-ci, le wahhabisme y a vu un terrain fertile où s’implanter.
L’élection d’Aslan Maskhadov sous l’égide de l’OSCE et la signature d’un accord de paix avec la Russie (7 mai 1997) ne suffisent pas à imposer l’autorité du nouveau Président tchétchène. Ce dernier se voit contraint de négocier avec des figures islamistes qui critiquent sa politique modérée à l’égard de la Russie. Vu leur succès auprès de la jeunesse, Maskhadov fait des concessions afin d’éviter une guerre civile. Il nomme ainsi Chamil Bassaïev au poste de Premier Ministre et instaure la charia. Ses efforts n’ont pourtant pas empêché l’éclatement d’une deuxième guerre (1999-2009) après les attentats menés par des islamistes tchétchènes en septembre 1999 sur le territoire russe.
Du soufisme au salafisme
Traditionnellement, la plupart des Tchétchènes pratiquent le soufisme, un courant mystique de l’islam. L’une de leurs icônes populaires est l’imam Chamil célébré pour sa résistance face à l’ennemi tsariste lors de la Grande Guerre du Caucase. L’imam et ses combattants n’étaient pas seulement portés par une volonté d’indépendance. Des motifs religieux liés à un mouvement soufi appelé « mouridisme » expliquent également leur dévouement. L’islam soufi est par essence pacifique puisque le jihad fait référence au développement personnel du croyant sur le plan spirituel. Malgré tout, le pouvoir soviétique interdit sa pratique.
L’URSS disparue, des prédicateurs musulmans apparaissent dans le Nord-Caucase. Ils imposent progressivement de nouveaux codes (interdiction de consommer de l’alcool et de fumer, port obligatoire du voile, etc.) et prônent la lecture des textes salafistes. Certains Tchétchènes sont réceptifs à leurs discours au point d’interpréter la première guerre de Tchétchénie comme une forme de jihad (« gazavat »).
La montée en puissance du salafisme
Suite à ce conflit, les fondamentalistes deviennent plus influents et n’hésitent pas à attaquer les musulmans soufis. Parmi leurs représentants notoires, nous comptons les défunts Chamil Bassaïev et Omar Ibn al-Khattab qui souhaitaient contraindre la Russie à octroyer l’indépendance à la Tchétchénie à coups d’attentats. Au cours du deuxième conflit, on constate une imprégnation grandissante de la résistance par la religion. Cette observation serait à « mettre en corrélation avec le renforcement de la religiosité dans la société tchétchène, et le rôle croissant joué par les pratiques et les croyances, en raison du désespoir, de l’omniprésence de la mort et du besoin d’affirmation identitaire » d’après la sociologue Anne Le Huerou.
Du côté de Moscou, le gouvernement russe adopte une loi fédérale « sur la lutte contre le terrorisme » (1998). Elle est ensuite complétée par la loi « sur la lutte contre les activités extrémistes » (2002). Le Kremlin élabore une politique anti-terroriste appliquée en collaboration avec les autorités tchétchènes. La puissance militaire russe et le peu d’opportunités lucratives en Tchétchénie ont finalement raison de nombreux combattants islamistes qui préfèrent partir sur d’autres fronts (par exemple, en Syrie aux côtés de Daech). Toutefois, l’État islamique rencontre, ces dernières années, de telles difficultés (perte de territoire, problèmes financiers, etc.) qu’elles causent des désertions dont celles de Tchétchènes qui rentrent actuellement au pays.
Conclusion
Malgré une soif d’indépendance historique, la Tchétchénie est toujours une République fédérée de la Russie dirigée par Ramzan Kadyrov. Prônant un islam rigoriste tout en s’opposant au wahhabisme, Kadyrov entretient des rapports privilégiés avec Vladimir Poutine. Leur relation basée sur un subtil équilibre entre loyauté et autonomie assure une relative stabilité dans la région. Cependant, le retour des islamistes tchétchènes partis en Syrie pourrait fragiliser à terme ce dispositif.
Image : Mosquée de Grozny, par Ignat KUSHANREV, Unsplash, Free License