Mercredi 24 avril 2019, le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) a organisé une conférence de presse pour présenter l’actuelle situation des réfugiés et demandeurs d’asile en Tunisie. Vincent Cochetel, envoyé spécial du HCR, a déclaré qu’il y aurait un total de 1 581 demandeurs d’asile et de 211 réfugiés dans le pays. La plupart seraient de nationalité syrienne (1 031) ainsi qu’originaires d’Érythrée, d’Éthiopie, de la Somalie, du Soudan, de l’Irak, du Yémen, de la Palestine et du Cameroun.
Controverse à propos du rôle du HCR en Tunisie : le cas du camp de Médenine
Monsieur Cochetel a fait état de la situation alarmante au sein du camp de Médenine qui accueille principalement des demandeurs d’asile originaire des pays d’Afrique subsaharienne. Il y aurait des tensions grandissantes entre les demandeurs d’asile et les habitants de la région. Cette situation est symptomatique de la surcharge de personnes dans le camp et du besoin de mieux répartir ces individus.
La visite de M. Cochetel se fait sous fond d’une controverse concernant son comportement vis-à-vis des habitants du camp. En effet, dans un article paru dans le Huffington Post Maghreb, la journaliste Wafa Samoud relate les accusations prononcées de la part des représentants du forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), une organisation non gouvernementale tunisienne qui milite pour défendre les droits économiques et sociaux des populations sur le plan national et international, dont le droit des migrants. Selon le témoignage des habitants de ce camp (reportés sur la page facebook du FTDES ainsi qu’une vidéo prise à son insu), durant sa visite M.Cochetel « aurait eu un ton agressif voir insultant envers eux ».
Un rapport du FTDES publié en janvier 2019 et basé sur une enquête de terrain menée en 2018 fait état de la situation. Les problèmes soulevés par les habitants de ce camp concernent notamment les mauvaises conditions de vie et d’hygiène, la difficulté à pouvoir obtenir de la nourriture, le manque de personnel compétent, l’absence d’interprètes pour ceux qui ne maîtrisent ni l’anglais ni l’arabe, la non prise en compte des situations traumatiques (le trafic d’êtres humains, les conditions d’emprisonnement) qu’ont vécurent certains demandeurs d’asile et le manque de suivi psychologique. La journaliste Charlotte Boitiaux dans un article paru sur le site infomigrants, parle aussi du racisme envers les demandeurs d’asile d’origine subsaharienne.
L’accueil de demandeurs d’asile en Tunisie est une thématique de grande actualité à cause de l’actuelle situation de conflit en Libye qui pourrait causer de nouvelles vagues de réfugiés.
Cadre juridique concernant le statut de réfugié en Tunisie : vers la promulgation d’une loi sur l’asile ?
Bien que la Tunisie ait ratifié la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, il n’existe pas de cadre juridique encadrant le droit d’asile et la protection des réfugiés. Comme déclarent les juristes tunisiennes Souhayma Ben Achour et Monia Ben Jemia dans leur rapport de 2011, ce choix s’expliquerait par « la nature autoritaire, voire dictatoriale, de l’ancien régime tunisien. » Les autorités tunisiennes étaient hostiles à l’accueil des réfugiés et ne faisaient pas la différence entre migrant économique et réfugié.
La gestion et la reconnaissance du statut de réfugié a été déléguée à la représentation du HCR. Cette instance travaille dans le pays depuis 1957 avec la crise des réfugiés algériens s’échappant de la guerre entre la France et les forces du FLN. Suite à cette intervention le HCR gardera une représentation honoraire jusqu’en 2011. Ce sera seulement en juin de cette année que le HCR et le Gouvernement tunisien signeront un accord de coopération permettant d’accréditer la première représentation du HCR sur le territoire.
Depuis 2011, les autorités tunisiennes se sont engagées à mettre en place une nouvelle réglementation concernant un projet de loi sur l’asile. La Constitution de 2014 inscrit le droit d’asile dans son article 26 qui stipule : « Le droit d’asile politique est garanti conformément à ce qui est prévu par la loi; il est interdit d’extrader les personnes qui bénéficient de l’asile politique. »
Dans un article paru dans le Huffington Post Maghreb du 22 juin 2017, la journaliste Ayda Labassire porte les propos de Mazin Abu Shanab – représentant du HCR en Tunisie – qui déclare que l’adoption d’une telle loi ferait de la Tunisie le pays précurseur en Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Sa promulgation permettrait la régularisation de la situation des réfugiés. Concrètement, cela leur donnerait :« le droit à un séjour légal, où ils pourront accéder au marché du travail de manière légale, louer une maison, et pouvoir vivre paisiblement, loin de la crainte d’être arrêtés et expulsés vers leurs pays. »
Cependant, selon le géographe et président du Centre de Tunis pour la Migration et l’Asile (CeTuMA) Hassan Boubakri, bien que ce projet de loi ait été finalisé en 2014, il n’a toujours pas été soumis au Parlement. Selon son analyse, « les autorités tunisiennes hésitent à promulguer cette loi de crainte de se retrouver liées par des obligations auxquelles elles ne peuvent répondre : mise en place de structures de détermination du statut de réfugiés, accueil, assistance des demandeurs d’asile, intégration des réfugiés reconnus, gestion des recours, modification de la législation relative aux migrants et aux étrangers, etc. »
Contexte post-2011 : une expérience migratoire inédite
Dans un article rédigé avec la sociologue spécialiste des migrations Swanie Potot, Hassan Boubakri explique comment, depuis les révoltes de 2011, bien que la Tunisie ait été médiatisée plutôt pour le grand nombre de départs de ses jeunes vers les côtes italiennes, le rôle de ce pays dans l’accueil d’un nombre record de demandeurs d’asile en provenance de Libye a fait beaucoup moins de bruit. Boubakri relate comment, en l’espace de seulement trois mois (entre janvier et mars 2011), la Tunisie a connu une expérience migratoire « inédite (…) d’une ampleur inégalée dans son histoire ».
C’est surtout dans ce contexte de crise libyenne que le HCR, en collaboration avec l’OIM ainsi que les autorités, les organisations et la population tunisienne ont dû mettre en œuvre des efforts considérables pour gérer cette crise sans précèdent. En effet, selon les statistiques de l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM), ils auraient été environ 400 000 réfugiés arrivés depuis la Libye en février 2011, soit 43 % de la totalité (706 000). Le HCR et l’OIM se sont investis dans le rapatriement de nombreux de ces exilés issus de 48 nationalités différentes dont des égyptiens (25 %), des bangladeshis (20 %) ainsi que des ressortissants de pays d’Afrique subsaharienne (51 %). Néanmoins, Boubakri et Potot soulignent également comment cette option n’a pas été possible pour « certaines minorités et pour ceux dont les États d’origine ne se mobilisaient pas (…) notamment le cas des Soudanais et des Ghanéens ». Afin d’attirer l’attention sur leur sort, ces derniers « organisaient, dès le mois de mars 2011, des manifestations autour du camp pour attirer l’attention de l’opinion internationale sur leur sort ».
Ainsi, bien que la grande majorité des réfugiés arrivés début 2011 aient été aidés pour rentrer chez eux, il restait quelques milliers de réfugiés qui vont être placés dans le camp de Choucha.
Cas de l’ancien camp de Choucha : la difficile gestion des « réfugiés »
Le camp de Choucha a été mis en place par l’armée tunisienne le 20 février 2011 puis pris en charge par les organisations internationales (notamment le HCR). Ce camp se trouve dans le désert à quelques kilomètres de la frontière libyenne.
Boubakri explique comment, depuis la fin de la crise libyenne, trois catégories de personnes sont encore présentes dans ce camp : les réfugiés qui ont déjà obtenu ce statut en Libye et qui se trouvent dans ce camp sous la protection du HCR ; des réfugiés issus d’autres pays qui ont dû être évacués ou bien qui se sont échappés de la Libye ; des demandeurs d’asile auxquels le HCR a refusé le statut de réfugié (les « déboutés »). Ces derniers restent dans le camp et cherchent à contester cette décision et refusent d’être raccompagnés dans leurs pays d’origine.
Le coordinateur du projet Boats 4 people Nicanor Haon a rédigé un article sur la situation du camp en 2012. En juillet 2012 Choucha accueillait environ 2 000 personnes, surtout des ressortissants de pays d’Afrique subsaharienne qui se trouveraient là en attente d’un retour organisé par l’OIM ou bien en attendant une possible réinstallation dans un pays tiers. Parmi eux on comptait environ 200 déboutés.
Dans le cadre du traitement des dossiers des réfugiés présents à Choucha, Haon a recensé de nombreuses défaillances rapportées par les intéressés. Quelques exemples sont : l’utilisation d’interprètes issus des mêmes pays mais de groupes rivaux ; des erreurs dans les informations recueillies concernant des dates et d’autres informations fournies ; le temps d’attente extrêmement long pour savoir s’ils ont droit au statut de réfugié; des inégalités de traitement entre les réfugiés et les non réfugiés ou bien entre différentes nationalités ou ethnies.
Beaucoup ont aussi souligné que, bien que l’armée soit censée faire régner l’ordre, le camp a été le terrain de différents épisodes de violences. En effet, il existe des tensions entre les communautés ainsi qu’avec la population des villages voisins. À cause de ces tensions, le camp a été incendié deux fois en mai 2011 et mars 2012 et son église attaquée. C’est ce qui a été documenté dans un rapport du Centre de Tunis pour la Migration et l’Asile (CeTuMA). Ce rapport souligne aussi des problèmes liés aux mauvaises conditions de vie et d’hygiène dans le camp.
Selon Haon, le camp conçu comme un lieu de transit, souligne comment, se pérennise au fil du temps. En 2012, ce lieu se transformait de plus en plus en une sorte de « prison » accueillant des déboutés ou bien d’autres « migrants en situation irrégulière » interceptés dans des bateaux en direction de l’Italie. Un communiqué du FTDES fait état de cette situation alarmante. Selon ce communiqué, le 18 mars 2012, 74 somaliens (dont 13 femmes) auraient été interceptés dans une embarcation en direction de l’île italienne de Lampedusa. Ces derniers auraient été pris en charge par les autorités tunisiennes (selon des accords pris avec les autorités italiennes et maltaises) puis placés dans le camp de Choucha.
Les choses ont encore une fois changé en 2013. Comme l’explique Boubakri, en dépit des nombreux efforts de la part du HCR dans la réinstallation de ces réfugiés, il y avait toujours environ 200 personnes dans le camp de Choucha. La plupart d’entre eux faisaient partie de la catégorie des déboutés et le reste étaient soit des demandeurs d’asile en attente d’une réponse à leur dossier, soit des réfugiés « statutaires » (reconnus en tant que tel par le HCR) en attente d’une solution de réinstallation.
Étant donné ce faible nombre, le HCR a pris la décision de fermer le camp fin juin 2013. À la place, cet organisme proposait aux réfugiés statutaires un programme d’intégration urbaine dans les villes proches (notamment Ben Guerdane, Zarzis et Médenine). Néanmoins, les déboutés et les demandeurs d’asile en attente de réponse ont choisi de rester et de se mobiliser dans le camp afin de demander une solution à leur situation précaire.
C’est suite à la décision de la part du HCR de fermer le camp de Choucha que le Croissant rouge tunisien a ouvert le camp de Médenine.
Quelle définition d’un « réfugié » et quelle responsabilité du HCR vis-à-vis des demandeurs d’asile ?
Il existe des débats concernant la définition d’un réfugié qui impactent directement la gestion et la classification de tous ceux qui ne rentrent pas dans cette définition.
À titre d’exemple, un article du Huffington Post Maghreb relate l’opposition entre le FTDES et le HCR concernant des anciens habitants du camp de Choucha. Pour les représentants du HCR, ces derniers ne correspondent pas à la définition juridique de réfugié et pour cela doivent être plutôt définis en tant que migrants.
En effet, un « migrant » est considéré comme étant quelqu’un qui se déplace entre des pays pour différentes raisons mais contrairement à un « réfugié » il n’est pas contraint de le faire. Cette différence de définition porte aussi à une différence de traitement puisque le HCR n’a aucune obligation envers les migrants qui doivent plutôt être pris en charge par les autorités tunisiennes.
D’ailleurs les difficultés dans les camps de Choucha puis de Médenine semblent concerner principalement ces « migrants » ou « déboutés » d’origine subsaharienne dont personne ne veut. De nombreuses organisations militent pour le respect et la dignité de ces personnes qui, comme des réfugiés, ont sacrifié beaucoup et souffert dans leur voyage et qui, en plus, subissent des attaques racistes.
Quel rôle de la Tunisie vis-à-vis de la politique d’externalisation des frontières de l’Union Européenne ?
Avant la révolution, les autorités tunisiennes avaient signé différents accords concernant la protection des frontières de l’Union Européenne. Cette politique était défendue afin de promouvoir l’image du pays à l’international et masquer la dérive autoritaire du pouvoir politique. Les révoltes de 2011 qui ont secoué toute la région, ont aussi provoqué le déplacement d’un nombre grandissant de réfugiés et migrants. Face à cette vague migratoire, les autorités des différents pays de l’Union Européenne cherchent à renforcer leur politique d’externalisation des frontières et délèguent l’assistance aux réfugiés à des pays tiers comme la Tunisie (mais aussi la Turquie, la Jordanie, le Liban, le Maroc, etc.).
Face à ce phénomène, de nombreuses organisations non gouvernementales internationales et tunisiennes militent contre la sous-traitance de la gestion des frontières de l’Union Européenne aux pays tiers et pour la mise en place d’une « politique migratoire conforme aux conventions internationales ». Ces derniers demandent à ce que les autorités tunisiennes arrivent à renégocier des accords plus égalitaires vis-à-vis de la gestion des flux en direction de l’Europe. Un signal positif semble être l’opposition de la part de la Tunisie, du Maroc et de l’Algérie à la proposition d’installer des plateformes de débarquement comme proposé par l’UE durant l’été 2018.
Image : Le camp de réfugiés de Choucha à coté de Ras Jedir, au sud de la Tunisie, par Tab59, Dusseldorf, Allemagne, Wikipedia, CC BY-SA 2.0