En Tunisie la journée internationale du travail est une célébration incontournable qui fait partie de la tradition de ce pays depuis bien longtemps. En effet, ce sont les syndicats français puis tunisiens qui vont imposer cette tradition avant même l’indépendance du pays en 1956. Cette célébration s’est ancrée dans la tradition nationale surtout grâce à l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT), la plus importante centrale syndicale du pays née en 1946. Encore aujourd’hui la célébration se déroule principalement dans la place Mohamed Ali, siège de l’UGTT. De plus, en dépit du conflit idéologique qui existe au sein de ce pays entre « modernistes » et « conservateurs », les droits des travailleurs est un sujet qui fait l’unanimité. En effet, comme soulignent Patrick Haenni et Husam Tammam, le parti islamiste tunisien (Ennahda) « a été le premier parti islamiste à célébrer le 1er mai, ‘fête des ouvriers’ en arabe (‘eid al-‘umâl). La question sociale occupa rapidement une certaine place dans les prêches délivrés par les cadres du mouvement, lequel s’attela à développer une littérature de base sur la question. »
Partout dans le monde cette journée est synonyme de reconnaissance des luttes des travailleurs et des travailleuses. Dans le cadre de ce dossier spécial, nous avons choisi de traiter du droit d’une certaine catégorie de travailleuses dont le travail est souvent considéré comme sujet tabou : les travailleuses du sexe, connu aussi comme étant le plus vieux métier du monde. Le sociologue Lilian Mathieu a rédigé un ouvrage sur le thème de la Mobilisation des prostituées. Ce dernier, traite, entre autres, du cas des différents collectifs qui se sont constitués depuis les années 1960 dans les pays occidentaux afin de protéger les droits de ces travailleuses. Ces actions auraient servi à promouvoir une nouvelle image, moins dévalorisante, de la prostitution comme un « métier comme les autres ». Bien que cela fasse moins l’objet de recherches, l’enjeu de la reconnaissance du métier de prostituée existe aussi bien dans les pays du Sud. Ainsi, nous avons choisi de présenter le cas des travailleuses du sexe en Tunisie afin de comprendre le statut de ce métier, son rapport avec les partis et autres groupes religieux (et non-religieux) lors de l’après-révolution, les tentatives de mobilisation de ces dernières.
Cadre historique et juridique
La prostitution en Tunisie n’est pas un phénomène récent et existe depuis l’antiquité. Dans leur livre Marginales en terre d’Islam (1992), Abdelhamid et Dalenda Larguèche font remonter l’existence d’une prostitution organisée au début de la période ottomane (XVIe siècle). Néanmoins, ce sera lors de la période du Protectorat français (1881-1956) que ce métier sera de plus en plus encadré géographiquement (confiné dans certains espaces centraux mais marginaux) et juridiquement (avec la mise en place d’une législation afin de contrôler les activités et la santé de ces filles). Les autorités coloniales vont réglementer cette profession au niveaux municipal puis national. Pour l’historienne Christelle Tarraud, ces derniers voyaient la réglementation de ce marché sexuel comme indispensable et avaient pour ambition de le « canaliser, l’encadrer, le domestiquer, le civiliser ». L’arrêté municipal du 16 mars 1889 fixe un premier cadre légal : « il autorise cette activité dans l’espace d’un bordel ou bien un domicile particulier ; l’âge limite est fixé à 50 ans ; il prévoit la mise en place d’une police des mœurs qui surveille ces filles et qui organise des visites médicales une fois par semaine ; il incite à délimiter l’emplacement de ces lieux réglementés dans des espaces marginaux (loin des lieux de culte, des écoles…) ». Mais ce sera surtout l’arrêté du 30 avril 1942, composé de plus de 50 articles, qui réglementera le travail du sexe à échelle nationale. Ce texte déclare que ces filles : ‘doivent respecter des mesures d’hygiène et payer des impôts. De plus, la fonction de proxénète est aussi reconnue. Cela concerne des femmes de plus de 35 ans qui ont eu l’accord de leur mari. D’autres critères sont aussi mis en place pour encadrer cette profession : ‘la prostituée doit être âgée entre 20 à 50 ans, ne pas être mariée, ne pas avoir de maladies (mentales, des MST…). C’est le Service de prévention des mœurs et de la moralité publique (le bureau des mœurs) qui, sous l’autorité du Ministère de l’Intérieur et du Ministère de la Santé, régit cette fonction au quotidien.
Jusqu’à récemment, il existait des maisons closes dans plusieurs villes en Tunisie (Tunis, Sousse, Kairouan, Sfax). A Tunis, tout le monde connaît le célèbre impasse Sidi Abdallah Guech localisé dans la médina. Même avant la période du protectorat, cet espace faisait partie des différents lieux de prostitution de la ville. Néanmoins, au fil du temps, la prostitution « légale » dans la capitale sera concentrée exclusivement dans ce lieu qui va être isolé des autres ruelles et dont l’accès se fera uniquement par une grande porte en fer.
Parallèlement à ces prostituées « légales » il existe aussi tout un réseau de prostitution « clandestine » – bien que cela soit puni par le Code pénal (notamment les articles 231 et 232). Ces articles prévoient une peine « de 6 mois à 2 ans d’emprisonnement et de 20 à 200 dinars d’amende » pour les prostituées clandestines et une peine de « un à trois ans et d’une amende de cent à cinq cents dinars » pour leurs éventuels proxénètes.
Rapport au religieux (et d’autres acteurs) dans l’après-révolution
Contrairement à cet esprit de liberté qu’on atteste dans d’autres champs (politique, associatif…), l’après-révolution (du 14 janvier 2011) a marqué une période de crise pour ce secteur. Les conditions d’exercice sont devenues de plus en plus strictes. Cela est lié non-seulement à l’émergence et la popularité initiale de partis et associations religieux (2011-2013) mais aussi à l’inaction d’autres acteurs tels que les partis politiques « laïques » ou bien les militant.e.s féministes.
Depuis la révolution, des décisions politiques et des actions militantes d’acteurs religieux ont visé ce secteur d’activité. Ainsi, une des décisions du parti islamiste Ennahda (vainqueur des premières élections libres du pays le 23 octobre 2011) a été celle de la fermeture des bordels les vendredis (jour de la grande prière) ainsi que lors du mois du Ramadan. D’autre part, de nombreuses opérations commando par des militants salafistes ont été menées pour tenter d’incendier ou bien d’évincer les travailleuses du sexe des maisons closes du pays sous prétexte que ces lieux « répandent la débauche et le vice ». Le 18 février 2011 ces derniers tentent de s’attaquer au quartier de Sidi Abdallah Guech de Tunis mais ils seront bloqués par les forces de l’ordre. Les maisons closes dans d’autres villes du pays n’ont pas la même chance. A Sousse, Médenine, Sfax et Kairouan plusieurs de ces lieux seront incendiées et les prostituées pourchassées et frappées.
Malgré ces attaques, ces travailleuses ne reçoivent pas beaucoup de soutien. En effet, les autres partis politiques refusent de défendre publiquement ces femmes afin d’éviter de perdre des potentiels électeurs et les mouvements féministes n’écoutent pas les demandes de ces dernières considérant la prostitution en tant que forme d’exploitation. En 2016, la Tunisie adopte la loi organique n°2016-61 relative à la prévention et la lutte contre la traite des personnes. Cette loi « vise à prévenir toutes formes d’exploitation ». Il fait notamment référence à la lutte contre « l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle ». Ainsi, bien que ce texte semble destiné à réprimer la prostitution « clandestine », nombreux seraient ceux qui s’appuieraient sur cette loi pour demander la fermeture définitive de tous les bordels « légaux ».
Mobilisation pour la défense et la conservation de ce métier
Depuis la révolution du 14 janvier 2011, beaucoup constatent la lente disparition de ce métier. Ainsi, ils ne restent plus que deux lieux de prostitution « légale » dans les villes de Tunis (10 maisons closes dans l’impasse Sidi Abdallah Guech) et de Sfax (seulement 15 prostituées dans un seul bordel). Ces fermetures obligent les prostituées à devoir exercer dans la clandestinité, les exposant aussi bien à des risques en termes de violence que des risques sanitaires. Néanmoins, des voix s’élèvent pour dénoncer cette politique d’éradication.
Les travailleuses du sexe tunisiennes ont décidé de prendre la parole elles-mêmes et de manifester pour défendre leur profession. Ainsi, elles « revendiquent le droit de travailler dans les mêmes conditions qu’avant : protégées, soignées et surveillées par le ministère ». C’est notamment dans la ville de Sousse, que ces dernières ont protesté contre la fermeture de leur maison close suite aux pressions d’acteurs salafistes. Cette décision les a obligés à se mettre au chômage sans plus de ressources. Ainsi, elles ont choisi de porter l’affaire devant le tribunal administratif et ont porté plainte contre le ministère de l’Intérieur. Le 11 mars 2014 certaines d’entre elles sont venues manifester leur mécontent devant le siège de l’Assemblée Nationale Constituante (le parlement tunisien).
D’autres acteurs appuient aussi ces revendications. Le docteur Abdelmajid Zahaf, un médecin de Sfax qui a connu et soignée ces prostituées, craint pour la fin de la prostitution « légale », qu’il considère comme étant le seul système qui leur garantit « d’être payées, un toit sur la tête, et de ne pas être victimes de violence ». La directrice d’une des maisons closes de Tunis redoute l’impact néfaste d’une éventuelle fermeture sur les clients de ces lieux. Elle considère que la prostitution permet de pallier la frustration sexuelle au sein de la population et de limiter le risque « d’agressions sexuelles, d’incestes, voire de meurtres ». Cette position est partagée par un artiste habitué des bordels de Tunis qui considère qu’il est indispensable de conserver « des espaces régulateurs pour endiguer les pulsions ». Ainsi, en dépit de sa mauvaise réputation, le métier de prostituée semble aussi être reconnu par certains comme une activité d’« utilité publique ».
Image : Shereen El Feki est l’auteur de Sex and the Citadel : Intimate Life in a Changing Arab World et écrit pour BBC Arabic. 2019, BBC.