À l’approche des élections législatives et présidentielles prévues pour fin 2019, de nouveaux acteurs émergent dans la sphère médiatique tunisienne pour mettre en avant leur candidature. Le 6 mai 2019, lors d’une conférence de presse, Fédi Mansri (âgé de seulement 24 ans) annonce la création d’un parti politique tunisien amazigh, dont il serait le secrétaire général, appelé « Akal » (qui dans la langue amazigh signifie terre). Il s’agit du premier parti de ce type en Tunisie. Lors de cette même journée, Mansri déclare que le leader de ce mouvement, Samir Nefzi, proposera sa candidature aux élections présidentielles.
Cependant, le 11 juin 2019, le Service des Relations avec les Instances Constitutionnelles, de la Société Civile et des droits de l’Homme rattaché à la présidence du gouvernement dément cette information. Il déclare que tout parti voulant participer aux élections a l’obligation de présenter une demande officielle au Premier ministre, en conformité avec l’article 9 du décret-loi 87 du 24 décembre 2011, ce qui n’a pas été fait par les représentants d’Akal.
Cette controverse apparaît alors que la question de l’identité amazighe est très médiatisée. Cela notamment dans le cadre des soulèvements en Algérie avec l’interdiction prononcée à l’encontre du port de drapeaux amazigh lors des manifestations.
En Tunisie, suite à la révolution, de nombreux observateurs ont remarqué la réémergence de la revendication de l’identité amazighe. Nous avons choisi d’analyser des sources journalistiques, les sites web d’activistes amazighs, ainsi que des travaux scientifiques (notamment les travaux de l’anthropologue Stéphanie Pouessel) pour dresser un état des lieux de la situation de cette communauté autochtone.
Qui sont les Amazighs de Tunisie ? Quelle différence avec l’Algérie ou le Maroc ?
Les Amazighs sont aussi appelés berbères. Néanmoins, les militants de cette cause s’opposent à ce nom qui serait l’appellation donnée par les grecs pour les distinguer de ceux qui ne faisaient pas partie de leur culture. Le terme amazigh signifie « l’homme libre », ce qui est aussi représenté par le symbole présent sur leur drapeau.
Ils habitent en Tamazgha (équivalent du nord de l’Afrique y compris le Sahara) depuis plus de 10 000 ans (contre environ 1 500 ans pour les Arabes). Pour cela, les Amazighs sont reconnus comme étant le peuple premier ou autochtone de la région.
Les Amazighs sont plus minoritaires en Tunisie qu’en l’Algérie ou au Maroc. Cependant, il n’existe pas de statistiques fiables sur leur nombre. Comme l’explique l’activiste amazigh Khaled Kmira dans sa publication du 18 octobre 2017 sur Huffington Post Maghreb : « La loi tunisienne interdit tout recensement basé sur l’ethnie, la langue, la religion, la couleur, en somme tout recensement « communautaire », d’où l’absence totale de chiffres ».
Ce flou mène à l’existence de données discordantes en fonction des sources. À titre d’exemple, le Congrès Mondial Amazigh (CMA) déclare que les amazighophones représenteraient 10 % de la population tunisienne contre 2/3 au Maroc et 1/3 en Algérie. Néanmoins, la journaliste SyrineAttia du magazine Jeune Afrique parle de 2 % d’amazighophones en Tunisie contre 27-45 % au Maroc et 27,4 % en Algérie.
En plus d’être minoritaires, les Amazighs de Tunisie se trouvent dans des zones géographiques marginales, loin de la capitale. Comme écrit l’anthropologue Stéphanie Pouessel : « la berbérité est linguistiquement délimitée pour l’essentiel au Sud-est tunisien [Douiret, île de Djerba] ».
Situation dans l’après indépendance sous les présidences d’Habib Bourguiba et Zine El Abidine Ben Ali
L’une des causes avancées de la mise à l’écart de cette culture, a été la promotion du nationalisme tunisien au lendemain de l’indépendance de 1956 et la politique menée par son premier président Habib Bourguiba (1956-1987). Khaled Kmira parle d’une « idéologie dominante fondée sur le parti unique et célébrant le culte de la personnalité. Toute revendication identitaire qui ne se conforme pas à la « pensée unique officielle » était strictement interdite et sujette à répression, perçue comme source de scission, facteur de division de la « nation tunisienne« . » Durant cette période, Kmira dénonce aussi une atteinte à la mémoire amazighe, favorisée par des décisions telles que l’arabisation des toponymes.
Cette politique s’inscrit aussi dans le contexte historique de l’époque marqué par la mise en avant de la « modernité » et l’opposition à toute forme d’archaïsme. Néanmoins, les symboles amazighs ne sont pas éliminés mais font plutôt l‘objet d’une réappropriation dans le nouveau discours nationaliste. Comme écrit Stéphanie Pouessel : « Au sein de la Tunisie bourguibiste, la berbérité, bien qu’intégrée dans l’historicité de l’identité nationale affichée, rime avec une ruralité dépassée. »
La journaliste Syrine Attia reprend dans son article les propos de Stéphanie Pouessel. Selon cette dernière, le projet de modernisation du premier président tunisien aurait eu un double impact néfaste sur cette population : l’alphabétisation de la population – qui poussait les jeunes à apprendre l’arabe et le français et délaisser leur langue maternelle – ainsi que le déplacement des villages (qui étaient construits dans les hauteurs) vers les plaines, afin de favoriser l’échange avec le reste du pays. Kmila parle de « déracinement ». Cela a porté à ce que ces villages d’origine se transforment en des villages fantômes. Les plus connus d’entre eux (Matmata et Chenini) seront sauvés par l’industrie touristique. Sous Zine El Abidine Ben Ali (1987-2011) les choses ne semblent pas s’améliorer.
Syrine Attia évoque un rapport publié le 23 mars 2009 par le comité de l’ONU sur l’élimination des discriminations raciales (CERD/C/TUN/CO/19). Dans ce document le comité invite l’État tunisien à « reconsidérer la situation des Amazighs à la lumière des accords internationaux relatifs aux droits de l’Homme, en vue de garantir aux membres de cette communauté l’exercice des droits qu’ils revendiquent, notamment le droit à leur propre culture et à l’usage de leur langue maternelle, à la préservation et au développement de leur identité ». Ce même rapport fait état d’informations reçues selon lesquelles les Amazighs n’auraient pas « le droit de créer des associations à caractère social ou culturel ».
Qu’est-ce qui a changé après la révolution ?
Stéphanie Pouessel identifie deux facteurs qui influencent la « renaissance » de la cause amazighe lors de l’après-révolution. Tout d’abord, il s’agit d’une injonction depuis le monde de la recherche à développer des « études berbères » qui a débuté vers la fin du règne de Ben Ali (notamment des initiatives lancées en 2008). De même, une forme de lobbying de la part des amazighs marocains s’est organisé. Un troisième facteur qu’elle identifie concerne l’influence du Congrès Mondial Amazigh (CMA) qui « cherche à stimuler un militantisme amazigh tunisien ».
Sur son site web, le CMA se définit en tant qu’« Organisation Internationale Non Gouvernementale regroupant des associations amazighs (berbères) à caractère social, culturel, de développement et de protection de l’environnement, des pays de Tamazgha (nord de l’Afrique et Sahara) et de la diaspora ». Cette organisation a été constituée en 1995 à Saint-Rome-de-Dolan (France) et organise un congrès tous les trois ans. Stéphanie Pouessel parle de l’émergence de ce mouvement en 1994 lors de la 17e édition du Festival du cinéma de Douarnenez (un village breton) qui s’organisait chaque année autour des cultures minoritaires. Cette occasion a permis « la rencontre entre différents acteurs clés, Algériens et Marocains, [qui] a pu donner naissance à l’idée d’une mobilisation commune : le Congrès Mondial Amazigh. ». Ce n’est qu’après la révolution que les associations de défense des droits des Amazighs en Tunisie commencent à voir le jour. Selon la journaliste Syrine Attia, les associations amazighes tunisiennes émergent dans l’espoir de peser sur la redéfinition de l’identité tunisienne et militent pour l’inscription de l’identité amazighe dans la nouvelle Constitution. C’est le cas de l’Association Tunisienne de la Culture Amazighe (ATCA), créée en avril 2011 et présidée par Khadija Ben Saïdane. Cette dernière s’identifie comme « activiste amazighe ». Depuis la création de son association, elle participe à des réunions et conférences avec les Amazighs originaires d’autres pays de la région et notamment le Congrès Mondial Amazigh (CMA) dont elle a été élue vice-présidente en 2011. Selon Stéphanie Pouessel, cette association serait même née « dans les coulisses d’une réunion préparatoire du CMA ». Autre facteur constaté est le fait que ce mouvement amazigh ne concentre pas ses efforts que dans la capitale. À titre d’exemple, elle parle de la naissance d’une autre association : « l’association amazighe pour la culture et le patrimoine » en février 2012 dans le village de Gellala dans le sud de l’île de Djerba.
Toujours selon cette chercheuse, le nombre d’associations revendiquant cette identité n’a fait qu’augmenter. En 2015, elle parle de « près d’une dizaine d’associations à caractère amazigh sur l’ensemble du territoire tunisien. » La plupart de ces associations cherchent à gagner de la visibilité lors de festivités (Yennayer, le nouvel an amazigh) et partagent toutes les mêmes revendications.
L’émergence d’une forme de concurrence entre les associations amazighes tunisiennes
En dépit de cette apparente « renaissance » et unité à faveur de la cause amazighe, Stéphanie Pouessel identifie des points de fracture entre les associations constituées après la révolution. Elle parle notamment du cas de l’opposition entre l’Association amazighe pour la Culture et le Patrimoine de Gellala et l’Association Tunisienne de la Culture Amazighe (ATCA) de Mlle Ben Saïdane. Cette opposition porte sur le rôle et l’influence de la CMA. Alors que le président de l’association de Gellala reproche à cette ONG de ne pas agir réellement sur le terrain et d’être pilotée par les amazighs marocains, l’ATCA fait partie intégrante de cette organisation transnationale.
Quelles sont les revendications des « Amazighs » ?
Les différents défenseurs de la cause amazighe revendiquent la préservation de la mémoire de leur culture qui passe par : la revalorisation des lieux, de la langue, du savoir-faire.
Le rapport (CERD/C/TUN/CO/19) publié le 23 mars 2009 par le comité de l’ONU sur l’élimination des discriminations raciales proposait comme solution contre la discrimination de cette minorité de : « Favoriser la protection et la promotion de la culture amazighe en tant que culture vivante et à prendre des mesures, en particulier dans le domaine de l’éducation, afin d’encourager la connaissance de l’histoire, de la langue et de la culture des Amazighs. Il recommande à la Tunisie d’envisager la possibilité de diffuser des émissions en tamazight dans les programmes des médias publics. »
Les militants pour la cause amazighe déclarent l’urgence de défendre leur patrimoine en voie de disparition. L’activiste Khaled Kmira explique que le danger de la perte de cette histoire réside dans le fait que les derniers représentants de ce groupe sont divisés et habitent dans différents villages séparés géographiquement. Le président de l’association amazighe de Gellala, cité par Stéphanie Pouessel, déclare lui aussi vouloir œuvrer pour empêcher « la perte de la mémoire qu’entraîne la disparition des personnes âgées ».
La langue
Selon le site web du Congrès Mondial Amazigh, la langue des amazighs s’appelle Tamazight et « existe depuis la plus haute antiquité. Elle dispose d’un système d’écriture original, appelé tifinagh, préservé jusqu’à ce jour par les Touaregs. » Le rapport du comité de l’ONU sur l’élimination des discriminations raciales invitait les autorités tunisiennes à « autoriser l’usage du tamazight (…) dans les démarches des berbérophones au sein des différentes administrations et juridictions. » La maîtrise de la langue constitue aussi un capital mobilisé par les leaders des associations amazighes. D’ailleurs, Le président de l’Association Amazighe pour la Culture et le Patrimoine de Gellala déclare avoir appris le tamazight « en 1993, grâce à [son] oncle professeur d’histoire-géographie, berbérophone de Gellala en poste à Tunis. » Il revendique la possibilité pour les jeunes « de pouvoir apprendre le berbère à l’école ». D’ailleurs, depuis la révolution, l’ATCA a pu mettre en place des cours de langue amazighe dans la capitale.
Controverse à propos des prénoms amazighs
Dans un article paru dans Jeune Afrique le 16 août 2018, la journaliste Syrine Attia parle d’une controverse survenue à Sfax lorsqu’une famille s’est vue refuser la reconnaissance du prénom amazigh « Massin » de leur fils. Pour justifier cette interdiction les autorités se basent sur une circulaire datant de 1965 du ministère de la Justice qui interdit l’enregistrement des prénoms non arabes sur le registre de l’état civil. De plus, le maire de Sfax, lors d’une déclaration avait affirmé avoir reçu en 2013 une note du ministère de l’Intérieur l’incitant à respecter la circulaire de 1965. Cette famille a fait appel à la justice pour faire accepter son choix. La journaliste Syrine Attia souligne qu’il ne s’agit pas d’un épisode isolé. De litiges de ce type ont déjà eu lieu, souvent portés par des associations de défense de la culture amazighe. Ces associations militent pour la suppression pure et simple de la circulaire qu’ils jugent anticonstitutionnelle.
À titre d’exemple, l’article 42 de la Constitution de 2014 déclare que : « L’État encourage la création culturelle et soutient la culture nationale dans son enracinement, sa diversité et son renouveau, de manière que soient consacrées les valeurs de la tolérance et le rejet de la violence, l’ouverture sur les différentes cultures et le dialogue entre les civilisations. »
La défense du savoir-faire amazigh : le cas de la poterie de Sejnane
En 2018, l’UNESCO reconnaît « les savoir-faire liés à la poterie des femmes de Sejnane » en tant que patrimoine culturel immatériel. Des militants amazighs réclament la reconnaissance de ce savoir-faire aussi en tant que patrimoine amazigh et reprochent l’omission de cette information par le communiqué de l’UNESCO.
Les arguments qui vont à l’encontre du discours des associations
Une menace ?
Lors de la conférence de presse de lancement du parti Akal le 6 mai 2019, M. Mansri avait déclaré que l’une des ambitions de son parti était celle d’« unir toute la région nord-africaine ». En réponse à ce type de revendication, l’auteur d’un article paru sur le site d’information Tunisie Numérique considère la naissance du parti Akal comme une forme de menace à l’encontre de l’identité nationale tunisienne. Selon cet auteur, il faudrait opposer des partis de ce genre sur la base de l’article 4 du décret-loi 87 du 24 décembre 2011. Ce décret-loi indique qu’« il est interdit aux partis politiques, de s’appuyer dans leurs statuts, communiqués, programmes ou activités sur (…) la discrimination fondée sur la religion ou la catégorie ou le sexe ou la région. » Sur la base de ce principe juridique, l’auteur défend l’idée qu’Akal devrait être mis sur le même plan qu’un parti ouvertement salafiste tel que le Hizb-Ut-Tahrir.
Pour justifier cette déclaration, il élabore une comparaison dans l’idéologie de ces deux partis et identifie différents parallèles. À titre d’exemple : tous les deux possèdent leur propre drapeau, tous les deux ne reconnaissent pas les frontières nationales. Face à ce constat, il conclut au fait que ces partis posent un même danger car ils ont des attaches et des revendications qui vont à l’encontre de l’unité nationale.
Les Amazighs n’existent (presque) plus en Tunisie
D’autres critiques s’appuient sur des données numériques en considérant que la médiatisation d’un tel mouvement est en contradiction avec la réalité du terrain. La journaliste Syrine Attia constate que contrairement au Maroc ou à l’Algérie, en Tunisie les origines amazighes « restent très peu revendiquées et même souvent méconnues par ceux qui les portent. » Cette faible représentativité, est mobilisée par les autorités tunisiennes contre les initiatives de cette communauté et cela même après la révolution. Par exemple, Syrine Attia parle de la décision du ministre de la Culture Mehdi Mabrouk (en poste de 2011 à 2014) qui s’était opposé à la création d’un centre culturel amazigh dans la capitale sous prétexte que l’amazighité serait « exogène » à la Tunisie.
Comme déclare l’activiste Khaled Kmira, sans des statistiques fiables, les autorités peuvent bloquer toute forme de revendication sous prétexte de l’infime présence de cette population en Tunisie.
Une tradition (ré) « inventée » pour des enjeux touristiques ?
L’anthropologue Stéphanie Pouessel parle d’une « berbérité touristifiée et folklorisée ». Cette touristification commence bien avant la révolution. Comme elle écrit : « Depuis le développement du tourisme dans les années 60, la référence amazighe de la Tunisie a trouvé une place de choix. »
Selon cette dernière, la Tunisie est en même temps le pays avec le moins d’amazighs de la région mais au même temps le champion dans la promotion de cette culture. Elle déclare à ce propos : « La connotation « berbère » apparaît comme la marque d’une authenticité, le cachet attestant du caractère local, ancestral mais aussi de révolu destiné au touriste et à l’intention de l’histoire nationale (…) représente une des facettes, locale et relative, de l’héritage qui configure la « mosaïque » de la Tunisie méditerranéenne et tolérante. ». L’identité amazighe est utilisée en tant que « label » même par des villes/villages non amazighs. Comme déclare Stéphanie Pouessel : « On peut observer dans les villes ou les oasis touristiques du Sud tunisien non berbérophones (Tozeur, Douz) un affichage qui vante la production de « tapis berbères », de « couscous berbères», etc. véritable cachet touristique synonyme d’authenticité. » Ce « label » est à nouveau mis en avant lors de la période de l’après-révolution. Cela fait partie de la nouvelle stratégie économique du pays qui tente de renouveler son offre touristique en misant sur le tourisme « durable ».
Face à cette popularité retrouvée, les habitants de ces lieux souhaitent eux-aussi profiter de cette mise en avant de leur culture. Leur objectif consiste à faire valoir ce label pour demander la rénovation de certains villages. Comme l’écrit Stéphanie Pouessel : « des jeunes issus de villages berbérophones reculés et enclavés (Taoujout, Zraoua) espèrent faire valoir un droit au développement (routes, eau et électricité courantes, cafés, cybers, etc.) dont l’amazighité peut servir de catalyseur. »
Image : Amazigh man and flag by The grandma. Blogpost 2016, CC BY-SA 4.0