Tunisie : les ambiguïtés du projet de Constitution avec l’islam
Le référendum sur la Constitution a eu lieu en Tunisie le lundi 25 juillet 2022. Ce vote a validé la promulgation d’une nouvelle Constitution qui vient remplacer celle de 2014 – décrétée après la « Révolution du Jasmin ». La place de l’islam dans ce nouveau texte est au cœur des débats.
Un projet de nouvelle Constitution sur fond de crise politique
Ce scrutin se déroule dans une période de crise politique entre le président de la République Kaïs Saïed, élu le 23 octobre 2019, et l’Assemblée des représentants du peuple. En effet, suite aux élections législatives de 2019, le parti islamiste Ennahda arrive en tête avec une petite marge de 52 sièges sur 217, ce qui ne leur permet pas de constituer une majorité.
Ces élections de 2019 ont vu un très haut taux d’abstention et une fracturation des votes. Ainsi, le président et les principaux partis ont du mal à se mettre d’accord pour la mise en place d’un gouvernement. Le 25 juillet 2021, après plusieurs tentatives, le président de la République décide de dissoudre l’Assemblée. Plusieurs acteurs et partis politiques l’ont alors accusé d’avoir orchestré un coup d’État afin de s’octroyer les pleins pouvoirs.
Ces mêmes accusations ont été prononcées contre le projet de Constitution de la Tunisie présenté le 30 juin 2022. Le juriste Sadok Belaïd, à la tête de la commission en charge de rédiger ce texte, a lui-même désavoué ce projet de Constitution. Il accuse le président d’avoir apporté de dangereuses modifications à sa proposition originale. Parmi les sujets qui posent problème figure celui qui concerne le rapport entre État et religion.
La mention de la religion dans la Constitution : un sujet historiquement clivant en Tunisie
La première Constitution de 1959
Le thème du rapport entre État et religion dans le cas de la Tunisie est un sujet très sensible. Cela est d’autant plus marquant dans le cas de l’élaboration d’un texte constitutionnel censé représenter le credo du peuple. Ce sujet a posé problème depuis la rédaction de la première Constitution de l’après-indépendance en 1959. Un exemple de cela est l’élaboration et l’interprétation de l’article premier.
Cet article premier de la Constitution de 1959 déclare que : « La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain ; sa religion est l’islam, sa langue l’arabe et son régime la République. » [2]. Tandis que la plupart des constitutions des autres pays arabes énoncent clairement que l’islam est la religion de l’État, la version tunisienne présente une formulation assez ambiguë. L’ambiguïté de cet article réside dans le fait que deux lectures peuvent être dérivées de ce texte. Alors que, d’une part, comme le souligne le juriste Mohamed Charfi, cet article ne fait que proclamer « une réalité sociale, le constat de la religion de la population »[3], d’autre part, il semblerait que le fait de mentionner l’islam dans l’article premier confère tout de même un statut privilégié à cette religion.
La Constitution post printemps arabes de 2014
Lors de l’élaboration de la Constitution de 2014, étant donné l’équilibre politique précaire, le choix a été celui de garder l’article premier en l’état. Néanmoins, un nouvel article 6 faisant mention de la religion a été plus compliqué à mettre en place. C’est le fruit d’un compromis entre les forces séculières et les forces islamistes, ce qui prête encore une fois à des lectures équivoques.
Ce texte déclare : « L’État est le gardien de la religion. Il garantit la liberté de croyance et de conscience et le libre exercice des cultes ; il est le garant de la neutralité des mosquées et lieux de culte par rapport à toute instrumentalisation partisane. L’État s’engage à diffuser les valeurs de modération et de tolérance, à protéger le sacré et à interdire d’y porter atteinte. Il s’engage à interdire les campagnes d’accusation d’apostasie [Takfir] et l’incitation à la haine et à la violence. Il s’engage également à s’y opposer. »[4]
Comme souligne le journaliste Samy Ghorbal : « En échange de l’abandon de la criminalisation de ‘l’atteinte au sacré’, disposition d’essence théocratique qui figurait dans la mouture originelle de l’article, Ennahdha a obtenu que l’État devienne ‘le garant de la religion’ et ‘protège le sacré’. Mais les modernistes, de leur côté, ont réussi à faire admettre le principe de la liberté de conscience et à ériger sa protection au rang d’obligation étatique, au même titre que la liberté de croyance et le libre exercice du culte. ». D’ailleurs, des ONG internationales avaient tiré la sonnette d’alarme quant aux risques de cette ambiguïté [5]. Un exemple de ces dérives a été l’incarcération de non-jeuneurs lors du ramadan de 2017 sur la base de la mention de l’État en tant que « gardien de la religion » [6].
Le débat sur la Constitution de 2022 : entre islamisme et sécularisme
Concernant l’actuel projet de Constitution, beaucoup de médias ont souligné le choix inédit de supprimer tout simplement l’article 1. En effet, le juriste Sadok Belaïd avait annoncé sa volonté d’éliminer toute référence à la religion afin de « combattre les partis d’inspiration islamiste comme Ennahda ». En réaction à cette décision, Al-Karama un deuxième parti islamiste influent, avait accusé le président de vouloir lancer un message à l’occident « islamophobe » afin d’obtenir du soutien dans sa quête de pouvoir.
Cependant, la mention de la religion musulmane n’a pas disparu du texte constitutionnel. En effet, le nouvel article 5 déclare, « La Tunisie fait partie de l’Oumma islamique, et il incombe à l’État seul d’œuvrer à la réalisation des objectifs de l’islam en préservant l’âme, l’honneur, les biens, la religion et la liberté » ce qui pose, encore une fois, problème. Comme indiqué par le site de Human Rights Watch, la mention du terme « incombe » suppose un caractère actif de l’État qui serait obligé à agir, contrairement à la tournure plus passive de l’ancien article 1.
Quid des libertés démocratiques ?
Le site d’Amnesty International souligne comment cette tournure poserait un danger vis-à-vis du principe de neutralité et d’égalité entre les citoyens. En dépit d’une modification du projet annoncée le 8 juillet, qui inclurait après la mention « réalisation des objectifs de l’islam » l’inscription « dans le cadre d’un système démocratique », le risque persiste. Certaines autorités pourraient s’appuyer sur cet article pour légiférer contre l’égalité de genre, les libertés individuelles ou bien les autres minorités religieuses et non religieuses. La journaliste Frida Dahmani considère que l’article 5 ne pose pas seulement problème à cause de l’ambivalence dans son interprétation, comme la polysémie du terme de « oumma ». Cela est encore plus dangereux du fait de l’absence d’un article qui fait clairement référence au caractère civil de l’État (comme c’était le cas pour l’article 2 de la Constitution de 2014).
De nombreux représentants de la société civile dénoncent ce nouveau projet constitutionnel. La journaliste Philippine de Clermont-Tonnerre relate une réunion qui a eu lieu jeudi 14 juillet, regroupant une cinquantaine de représentants de la société civile dont des membres d’ONG, des avocats, des syndicalistes ainsi que des militants. Tous ces acteurs considèrent que la promulgation de ce texte risquerait de faire reculer les principaux droits et libertés acquis au fil des décennies.
Le Front de Salut National : front politique au projet de constitution
Le 26 avril 2022, un mois avant la présentation du projet de Constitution, cinq partis politiques et cinq associations se sont alliés pour créer un Front de Salut National. L’annonce a été faite par Ahmed Néjib Chebbi, militant de gauche et opposant à l’ancien dictateur Ben Ali. Le parti islamiste Ennahda fait aussi partie de ce Front. Ce dernier a pour mission de faire barrage à la tentative de « coup d’État » de l’actuel président.
Le journaliste Nissim Gasteli a dressé la liste du positionnement des principaux partis politiques du pays vis-à-vis de ce référendum. Ces derniers se divisent entre: le « oui » (16 partis, dont le Mouvement du peuple arrivé 6e aux élections législatives de 2019), le « non » (6 partis, dont le parti social-libéral Afek Tounes), le « boycott » (13 partis, dont les deux principaux groupes islamistes Ennahda et Al-Karama, Al Joumhouri de M Chebbi, le Parti destourien libre [1] ainsi que d’autres) et ceux qui ne se prononcent pas (9 partis, dont Au Cœur de la Tunisie qui était arrivé 2e aux élections législatives de 2019).
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En plus d’une importante opposition et d’un appel au boycott de ce référendum de la part de nombreux partis politiques, les références religieuses de la Constitution risquent d’alimenter une fois encore le conflit entre différentes visions de l’identité tunisienne.
[1] « Tunisie : Constitution du 1er juin 1959 », Digithèque Matériaux Juridiques et Politiques, Université de Perpignan, http://mjp.univ-perp.fr/constit/tn1959i.htm
[2] Groupe de recherches islamo-chrétien (GRIC). Pluralisme et laïcité: chrétiens et musulmans proposent, Bayard, 1996, p.101
[3] « Tunisie : Constitution du 27 janvier 2014 », Digithèque Matériaux Juridiques et Politiques, Université de Perpignan, http://mjp.univ-perp.fr/constit/tn2014.htm
[4] Comme relaté dans un article de France24 avec l’AFP que nous avions présenté https://www.observatoirepharos.com/pays/tunisie/ramadan-debat-autour-droit-non-jeuneurs-refait-surface-fr/
[5] Voir notre résumé https://www.observatoirepharos.com/pays/tunisie/tunisie-2013-ambiguite-de-linterdiction-constitutionnelle-des-atteintes-contre-le-sacre-fr/
[6] parti se déclarant en tant qu’héritier du bourguibisme qui compte parmi ses membres de nombreux anciens militants pro-Ben Ali