Le 21 mai, le département du contre-terrorisme turc a annoncé que l’une de ses équipes avait neutralisé deux membres de l’Etat islamique qui préparaient une attaque à Ankara. L’une de leurs cibles potentielles était une fondation culturelle alévie proéminente dans la capitale turque ; des photos du lieu, ainsi que des plans des différents étages du bâtiment ont été retrouvés chez les terroristes. Ce n’est pas la première fois que la communauté alévie est menacée par Daech, qui avait déjà projeté une attaque similaire en septembre 2016.
A l’issue de discussions avec les représentants alévies ankariotes et les autorités policières et militaires de la capitale, le gouverneur d’Ankara a enjoint les alévis à redoubler de vigilance et à recruter du personnel de sécurité pour sécuriser leurs lieux de culte. N’ayant pas assez de moyens pour cela, les représentants alévis se sont accordés avec le gouverneur pour que de jeunes Alévis soient formés et équipés par la municipalité, tandis que des détecteurs de métaux seront prêtés gracieusement par cette dernière.
Les conséquences d’une attaque sont doubles pour les Alévis : certains d’entre eux craignent que Daech ne profite des tensions entre leur communauté et celle des sunnites pour déclencher des conflits interconfessionnels, voire une guerre civile en Turquie : « si Daech attaque un cemevi [un lieu de culte alévi], il n’y aura pas de guerre civile ; en revanche, s’ils attaquent une mosquée après avoir attaqué un cemevi, là, le risque devient plus important », a déclaré Gani Kaplan, le président de l’Association culturelle alévie Pir Sultan Abdal.
Le problème, toutefois, ne viendrait pas que de Daech. Depuis près de 15 ans, l’AKP (le Parti de la Justice et du Développement, actuellement au pouvoir) a été à l’origine de nombreuses politiques et rhétoriques discriminatoires à l’encontre des Alévis visant à minorer leur importance démographique, culturelle et historique dans le pays, et à encourager leur « sunnitisation ».
De fait, les exemples de discriminations à l’égard de la communauté alévie ne manquent pas dans l’histoire moderne de la Turquie ; le 26 avril 2016, la Turquie a d’ailleurs été condamnée par la Cour européenne des Droits de l’Homme pour violation à « la liberté de religion » et « discrimination » envers les Alévis.
De nombreux faits judiciaires défavorables aux Alévis (avec par exemple le cas d’un officier de police qui, en mai 2014, avait tué par balle perdue Uğur Kurt, un citoyen alévi qui participait à une procession funéraire, et qui n’avait pas servi un seul jour en prison malgré un passage au tribunal) les ont rendus sceptiques et méfiants vis-à-vis de la justice et des forces de sécurité turques. Hatice Altınışık, présidente de l’Institut alévi-bektaşi, déclarait ainsi : « Qui peut nous garantir que les policiers affectés à notre protection ne seront pas ceux qui viendront attaquer nos maisons de prière ? Qui peut nous dire s’ils ne sont pas membres du mouvement Gülen [l’organisation a priori responsable de la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016] ou autres ? N’était-ce pas un policier en service qui a assassiné l’ambassadeur russe [Andreï Karlov, en décembre 2016] ? »
Les membres de la communauté alévie sont inquiets des recommandations gouvernementales concernant l’emploi de personnels de sécurité privée. Le secteur de la sécurité connaît une croissance exponentielle depuis 5 ans ; le chef de l’une de ses entreprises à Istanbul a déclaré sous le couvert de l’anonymat que le gouvernement ne fournit des certificats qu’aux entreprises qui suivent une ligne islamiste et ultranationaliste, affirmant qu’il est impossible de trouver une entreprise alévie ou « de gauche » dans ce secteur actuellement, car ils ne reçoivent pas les certificats nécessaires pour pouvoir exercer.
De nombreux Alévis sont ainsi persuadés que l’Etat turc les informe de ces risques terroristes pour s’assurer une couverture politique en cas de problème : si une attaque venait à se produire, le gouvernement pourrait faire valoir qu’il les avait prévenus des risques qui planaient sur eux et qu’il leur avait recommandé de recruter du personnel de sécurité, sans avoir à davantage s’impliquer.
Menacés par Daech, négligés par les autorités turques, les Alévis se demandent ainsi vers qui se tourner pour obtenir de l’aide.
Image : By Bernd Schwabe in Hannover – Own work, CC BY-SA 3.0