Le décret turc de rendre Sainte Sophie au culte musulman souligne la force dans l’histoire de la vocation religieuse et transcendante de la vie. Le décret restitue à l’édifice le caractère islamique qui était le sien pendant 481 années (de 1453 à 1934). Or Sainte Sophie, Agyia Sophia ou la Sagesse de Dieu, avait été une église pendant 1123 années auparavant. Le décret unilatéral turc, négligeant les règles de l’UNESCO, a donc perturbé toutes les Églises chrétiennes, le Pape, les Patriarches des Églises Orthodoxes, le Secrétaire Général du Conseil œcuménique des Églises ont tous témoigné de leur tristesse.
L’ignorance des prescrits, dogmes et traditions de notre foi et donc de ceux qui régissent d’autres religions font que nous oublions ce qui nous unit. Le Coran (Sourate 2, verset 62) rappelle que quiconque a cru en Dieu, au Jour dernier et a pratiqué le bien, recevra une récompense du Seigneur ; les Évangiles nous invitent à nous aimer les uns les autres. La révélation coranique (Sourate 5, verset 48) souligne la richesse et la diversité de la foi. C’est ce que nous dit aussi Jésus dans l’Évangile de Saint Jean en nous enseignant qu’il y a plusieurs demeures dans la maison du Père.
Malgré ces vérités, l’inventaire des horreurs commises par les chrétiens contre les musulmans au cours des siècles, les atrocités dont les musulmans se sont rendus coupables vis-à-vis de chrétiens, la longue liste des violences perpétrées par les chrétiens entre eux, les crimes de musulmans contre d’autres musulmans, sans oublier les massacres de juifs par des chrétiens et par des musulmans tout au long du dernier millénaire forme une chronique qui nous fait honte collectivement. Les dernières années du XXe siècle, les deux premières décennies du XXIe siècle ont aussi été marquées par des actes de barbarie, dont la sauvagerie et l’inhumanité restent dans nos mémoires. Les tueries en Serbie, en Irak, en Syrie, – dont les assassinats ciblés de prêtres, de dignitaires religieux – le terrorisme frappant aveuglement chrétiens, juifs et musulmans en Égypte, en Irak, en Syrie, au Liban, en Turquie, dans de très nombreux pays d’Afrique aussi et en Asie, en Europe et dans les Amériques, partout dans le monde en fait, sont autant de blessures récentes qui saignent au cœur de l’humanité. Plutôt que se repentir de ces crimes commis faussement au nom de Dieu, trop parmi nous croient trouver dans le mépris et la haine de l’autre un exutoire à leurs souffrances.
Comme presque tous les États, la Turquie condamne ces atrocités de même que les manifestations ou paroles haineuses qui les précédent ou les suivent. Les plus hautes autorités religieuses de l’Islam, de la Chrétienté et du Judaïsme dénoncent aussi ces comportements fratricides. Nul ne peut instrumentaliser Dieu pour semer la mort et la désolation. Il faut aimer ses ennemis et prier pour ceux qui nous persécutent nous enseigne le Christ, rendre grâce à Allah le Tout Miséricordieux et se souvenir avec Saint Jean Chrysostome que Dieu est bon et l’ami des hommes. À travers le temps, la vie des chrétiens et des musulmans a pourtant été marquée d’amitié et de fraternité. Ainsi l’exemple de Saint Vladimir en Russie en l’an 1000, la lettre du Pape Grégoire VII en 1074 à l’Emir an Nassir, la rencontre de Saint François d’Assise avec le Sultan Al Malik Al Kabil en Égypte en 1219, les accords entre les empires russe et ottoman au XVIe siècle pour la protection mutuelle des minorités. « Nous reconnaissons et confessons, de façon il est vrai différente, le Dieu unique, que chaque jour nous louons et vénérons comme Créateur des siècles et Maître du monde ». La volonté de vivre ensemble et de prier pour la paix et la fraternité des hommes s’est affirmée en 1965 lors du Concile Vatican II par la déclaration Nostra Aetate, par l’instauration des rencontres d’Assise en 1986 et a abouti en 2019 à la rencontre à Abou Dhabi entre le Pape François et le Shaykh Ahmed al Tayyeb, Grand Imam de la Mosquée d’Al Azhar. Dans leur déclaration « le Document sur la fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence commune », les deux dirigeants religieux appellent à la fraternité, reconnaissent la légitimité et la diversité providentielle des Révélations, des théologies, des langages et des communautés religieuses. Ce texte fait suite à « Une parole commune » rédigée quelques années auparavant par près de 140 érudits musulmans. En juin 2017, le Saint et Grand Conseil de l’Église orthodoxe à travers le monde, réunis sur l’île de Crète appelait à un dialogue interreligieux honnête, contribuant à la paix et à la réconciliation : « L’huile de la foi doit être utilisée pour calmer et soigner les blessures des autres, non pour rallumer de nouveaux feux de haine ». C’est aussi ce que tente la première organisation intergouvernementale à vocation religieuse, fondée par l’Arable Saoudite, l’Autriche et l’Espagne, le King Abdulah Bin Abdulaziz International Center for Interreligious and Intercultural Dialogue, dont le siège est à Vienne.
La fraternité a permis aux chrétiens du Proche Orient, devenus minoritaires, de cohabiter pendant de très nombreuses décennies en harmonie avec leurs frères musulmans et juifs. Au siècle dernier encore, à Alep, Bagdad, Beyrouth, Damas, ces communautés coexistaient et se respectaient, se retrouvaient pour des fêtes et des deuils, chacun vivant en puisant un peu dans les traditions de l’autre sa propre spécificité et sa richesse. Jusqu’à la survenance brutale des actes terroristes sanglants d’Irak de Syrie, d’Égypte et d’ailleurs dans la région (en Afrique aussi), qui ont tous une autre cause réelle que la défense de la foi, cette cohabitation des cultures et des traditions religieuses s’accompagnait d’un grand respect par les musulmans pour les édifices religieux chrétiens, pour les institutions éducatives et caritatives gérées par les différentes Églises. À Éphèse, à l’époque seldjoukides puis ottomane, la basilique Saint Jean et la petite chapelle de Marie furent honorées par des pèlerins, puis des fidèles musulmans. À Damas, la Grande Mosquée des Omeyyades, qui recèle le tombeau de Saint Jean le Baptiste, recevait jusqu’à ces dernières années des pèlerins chrétiens venus prier le Précurseur. Et à Jérusalem, les portes du Saint Sépulcre sont confiées à la garde d’anciennes familles musulmanes d’Al Qods. En Europe, des églises désaffectées sont parfois confiées aux communautés musulmanes et deviennent leurs mosquées, dans ce même esprit de fraternité. Comme le disait un imam en Europe : « l’Église est la grande sœur de la Mosquée, et les chrétiens les grands frères des musulmans ».
Ayasofia est redevenue une mosquée et a été confiée aux autorités religieuses turques (le Diyanet), elle ne peut plus faire l’objet de discussion quant à sa destination principale.
Signataire du Traite de Lausanne de 1923, la Turquie reconnait les minorités civiles, politiques et culturelles non musulmanes, en l’occurrence les chrétiens grecs orthodoxes, les chrétiens arméniens et les juifs. Depuis 2010, les autorités se sont engagées à restituer les immeubles confisqués à ces minorités à l’avènement de la République. Les communautés grecque et juive en ont principalement bénéficié. Les principes de fraternité interreligieuse auxquels les plus hautes autorités religieuses musulmanes et chrétiennes ont souscrits quant à la nécessité de raffermir entre chrétiens et musulmans des relations de paix et de confiance, me donnent espoir. La foi est faite d’espérance.
Je veux croire que le Dinayet invitera les Églises chrétiennes à se retrouver chaque dimanche dans une chapelle de l’ancienne Basilique Sainte Sophie pour y célébrer la divine liturgie.
Ce geste de fraternité envers les chrétiens de Turquie et du Proche Orient serait partout perçu comme l’expression même des principes de paix défendus par tous les leaders religieux et politiques du monde. Un geste d’apaisement et d’amour. Il ne s’agirait aucunement de revenir sur le décret turc, ni de confier la gestion d’une infime partie de l’immense édifice que représente Ayasofia aux Églises, mais d’ouvrir un petit espace consacré à la liturgie chrétienne chaque dimanche, en plein respect des heures de prières musulmanes. Ainsi la vocation chrétienne de la Basilique Sainte Sophie serait rappelée, comme vient d’être soulignée la vocation islamique de la mosquée Ayasofia. Je ne doute pas que le Pape, les Patriarches orthodoxes, les autres Églises et le Conseil œcuménique accueilleraient favorablement cette proposition et trouveraient un moyen de s’entendre avec le Dinayet pour permettre que les chrétiens retrouvent eux aussi le chemin de la Basilique.
Bienheureux les faiseurs de paix, car ils seront appelés fils de Dieu
Michel Lastschenko
Ambassadeur (H) de S.M le Roi des Belges
Observateur Référent de l’Observatoire Pharos