L’armée turque est traditionnellement considérée comme l’ultime gardienne du kémalisme et de la laïcité. Contrairement à la laïcité française de séparation du pouvoir politique et du champ religieux, la laïcité turque instaure une « mainmise absolue de l’État sur le champ religieux » selon les termes de Hamit Bozarslan. Toutefois, sa place dans le système politique turque a connu des changements importants au cours de ces derniers années. L’armée cherche actuellement à trouver un nouvel équilibre entre liberté religieuse et laïcité.
Lors d’un programme télévisé le 20 août dernier, le vice-président du Iyi Parti (« Bon parti », nationaliste de droite) Ümit Ozdağ a déclaré que les cadets de l’académie militaire s’étaient disputés à propos de qui doit prêcher la prière du vendredi. Il a ensuite annoncé qu’il soumettrait une question au parlement concernant les cadets désirant un imam d’ordre religieux pour le prêche du vendredi plutôt qu’un imam désigné par l’armée. Le lendemain, le Ministre de la Défense Nationale refusa formellement les réclamations de Ümit Ozdağ. Toutefois, le débat regardant les forces armées turques et la préservation de leur caractère laïc traditionnel lié à davantage de liberté religieuse est loin d’être clos. Les questions relatives aux imams de l’armée turque restent en suspend.
Metin Gurcan, l’auteur de l’article, est chargé de recherche à l’Istanbul Policy Center, rattaché à Sabancı University, et journaliste pour Al-Monitor, média spécialisé sur le Moyen-Orient basé à Washington. Gurcan servit en tant qu’officier dans l’armée turque de 2002 à 2008, avant de prendre sa retraite et de devenir analyste sécuritaire indépendant. Il est l’auteur d’un PhD publié en 2016 sur les changements de l’armée turque depuis les années 2000. L’article a été étoffé pour donner plus d’éléments historiques nécessaires à la compréhension des enjeux actuels.
Historique de l’armée turque, gardienne de la laïcité
Depuis le passage au multipartisme, l’armée turque a acquis un rôle politique important en se présentant comme gardienne des valeurs kémalistes, en particulier de l’occidentalisation et la laïcité. Les militaires ont été à l’origine de plusieurs coups d’État (1960, 1972, 1980, ainsi que le coup d’État « post-moderne » de 1997) lors desquels ils prétendaient s’opposer aux « ennemis intérieurs de la République et de la révolution kémaliste », notamment les courants islamo-conservateurs. Ainsi, pendant des décennies, le commandement des forces armées turques adhéra au principe de préserver l’armée de toute influence de l’islam politique et de préserver les unités militaires de querelles religieuses. Les appelés au service militaire servaient souvent en tant qu’imam et muezzin dans les bâtiments officiels. De même, les unités militaires ne comportaient traditionnellement qu’une seule mosquée ou salle de prière pour faciliter leur supervision.
Après le coup d’État de 1980, l’armée modifie son approche de l’islam. D’un côté, elle ouvre la voie à la synthèse turco-islamique. Dans un contexte où le marxisme est l’ennemi numéro 1 de l’armée, cette idéologie continue de revendiquer l’héritage de Mustafa Kemal Atatürk, tout en insistant sur l’homogénéité religieuse musulmane sunnite de la nation turque pour faire rempart au marxisme et aux particularismes ethniques (kurdes et alévis). Ce contexte permet à la communauté du prédicateur Fetullah Gülen de s’ériger en défenseur d’un islam modéré et moderne, louant la raison, la figure d’Atatürk et même l’armée. Ainsi, la communauté profite de cette réputation pour infiltrer les forces armées dès les années 1980.
L’armée reste cependant méfiante de l’influence de courants religieux en son sein et des dérives de l’islam politique. Ainsi, elle expulse régulièrement les élèves affiliés à la communauté Gülen. En 1996-1997, l’armée mena une campagne laïque frontale pour pousser le Premier ministre Erbakan à la démission et pour anéantir la crédibilité de la coalition Refah-Yol (alliance du parti islamiste de Erbakan, le Refah Partisi et du parti de centre droit, le Doğru Yol Partisi). En parallèle, les officiers diplômés de théologie donnant des cours religieux dans les écoles militaires furent évincés. Bien que Fetullah Gülen s’attire les faveurs d’une partie des élites politiques et des médias dans la décennie 90, l’armée accuse en 1999 la communauté Gülen d’infiltrer les appareils de l’État tout en dissimulant un agenda secret de conquête du pouvoir. Gülen doit alors s’exiler aux États-Unis pour éviter un procès et une incarcération. En dépit du départ du leader, la communauté continue de s’étendre au sein de l’armée, surtout après l’arrivée de l’AKP au pouvoir en 2002 et les procès suivant les affaires Ergenekon et Balyoz.
Malgré une détente relative depuis une dizaine d’année, la ligne très laïque de l’armée a toujours provoqué du ressentiment parmi la population turque. Jusque dix ans auparavant, les mères portant le voile se voyaient souvent refuser l’accès des cérémonies de serment de leur fils ou des mariages se déroulant dans les clubs d’officiers. Il était également courant que des officiers, musulmans pratiquants, se voient refuser une promotion ou envoyer dans des régions reculées. L’armée a donc souvent été synonyme de discrimination et de mépris envers les musulmans.
Le coup d’État manqué et les bouleversements au sein de l’armée
La tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 marque la fin du processus de rupture entre le mouvement güleniste et l’AKP enclenché en 2013. Si leur alliance depuis les années 2000 a permis de contenir le pouvoir militaro-judiciaire prônant une laïcité militante, les différends d’ordre religieux resurgissent entre les deux mouvements. Thierry Zarcone, directeur de recherche HDR CNRS, préfère parler d’instrumentalisation de l’armée par la communauté Gülen possiblement soutenu par des éléments kémalistes. Erdogan impute ainsi l’entière responsabilité du coup d’État à la communauté Gülen. Des purges très importantes se mettent en place dans toute l’administration, notamment dans l’armée. Selon l’ONG Human Rights Joint Platform (IHOP), plus de 8 000 personnes ont été limogées de l’armée au 20 mars 2018, auxquelles s’ajoutent 6 000 membres de plus à la suite du décret-loi publié le 8 juillet 2018.
Aussi, à la suite du coup d’État manqué, les académies militaires furent placées sous la tutelle de la nouvelle Université de Défense Nationale (Milli Savunma Üniversitesi), dirigée par des administrateurs désignés par le gouvernement AKP. Les mosquées et salles de prières dans ces nouveaux bâtiments sont alors devenus le sujet de rivalités. le nombre de musulmans pratiquants parmi les cadets récemment admis a augmenté suite aux purges. Le problème est parvenu au grand public l’année dernière lorsque des plaintes se sont élevées à l’Académie militaire, où résident près de 3 000 personnes, à cause de la taille insuffisante de la seule mosquée, notamment lors de la prière du vendredi. Des propositions ont alors été faites pour ouvrir des salles de prière dans chaque bataillon.
Interrogé sous condition d’anonymat pour Al-Monitor, un représentant militaire s’inquiète de jusqu’où peuvent aller ces demandes de nouvelles salles de prière et de leur impact sur la discipline militaire. Selon ce représentant, trouver un équilibre entre la discipline militaire et le besoin de pratiquer chez les cadets est devenu encore plus compliqué depuis le coup d’État manqué. Il explique : « D’une part, le nombre d’étudiants qui sont musulmans pratiquants a augmenté et les administrations scolaires doivent s’assurer que les centaines d’étudiants peuvent pratiquer librement et avec le moins de difficultés possible. D’autre part, (…) les forces armées turques ont besoin de préserver leur caractère laïc, de garder à distance l’islam politique et s’assurer que les unités militaires ne tombent pas sous le contrôle d’ordres religieux ».
La laïcité, définition civile ou militaire ?
Début août, le journal pro-gouvernemental et très conservateur Yeni Akit publia un article intitulé « Les imams de bataillon sont un impératif pour les forces armées turques ». Le papier plaide pour la ré-instauration d’officiers aumôniers, en prenant notamment exemple sur les armées européennes qui emploient des aumôniers civils et militaires. La majorité conservatrice pense désormais que depuis le coup d’État manqué de 2016, les forces armées turques prennent de la distance avec leur tradition laïque, chose qu’ils soutiennent. Du côté des défenseurs de la laïcité, au contraire, on s’inquiète d’une islamisation de l’armée et ainsi de la perte du dernier gardien institutionnel de la laïcité.
Pour le journaliste, les élites politiques et militaires turques doivent ainsi déterminer si la perception de la laïcité dans la société et dans l’armée doit demeurer divergente. Celle de l’armée doit-elle être plus rigoureuse, comme le conçoit la tradition kémaliste, pour préserver ses acquis, ou l’armée doit-elle être le miroir exact de la société ?
Selon Metin Gurcan, les principales questions en suspens concernant l’armée turque sont : À quel point les forces armées turques doivent-elles se détacher de la religion, et jusqu’où la liberté religieuse doit-elle être acceptée dans ses rangs ? La décision doit-elle être du ressort civil ou militaire ? Qui se chargera d’appliquer les standards et les mécanismes de discipline pour s’assurer que le problème est traité de manière uniforme ?
Au vu de l’évolution des relations civilo-militaires turques et de la volonté du Président Recep Tayyip Erdoğan de former une « génération pieuse« , on peut se demander si ce dernier cherchera à profiter du contrôle assez inédit du politique sur l’armée pour favoriser la liberté de culte musulman sunnite en son sein.
Image: Turkish KFOR soldiers demonstrate quick reaction skills, Sgt. 1st Class Michael Hagburg, 116th Public Affairs Detachment. Wikicommons.