Le pluralisme culturel et religieux à travers la BD : décryptage du Journal inquiet d’Istanbul de Ersin Karabulut
À travers la bande dessinée, Ersin Karabulut, auteur de plusieurs BD à succès comme « Contes ordinaires d’une société résignée » (2018) et « Jusqu’ici tout allait bien » nous révèle, à travers « Journal inquiet d’Istanbul » (2022), une Turquie tiraillée entre divers paradoxes culturels et religieux. Dans cet article, nous nous arrêtons sur la période 1981-2005, une Turquie en pleine mouvance politique et religieuse. Bande dessinée avant tout autobiographique puisque retraçant sa vie de jeune caricaturiste des quartiers populaires d’Istanbul aux rives du Bosphore, « Journal inquiet d’Istanbul » reste éminemment politique. Il cherche à montrer l’autoritarisme croissant d’un seul homme, Recep Tayyip Erdoğan, mais aussi, les conséquences de son règne sur la Turquie moderne.
Les années 70 et 80 : une Turquie à feu et à sang
Né en 1981 dans un quartier populaire et pieux où l’achat de bières est tabou et risque d’offenser les voisins, Ersin Karabulut revient sur les maux d’une Turquie marquée par plusieurs coups d’État (60,71,80,97). Grâce aux souvenirs de son père, il entame la BD en explicitant les tensions entre les différentes factions politiques (nationalisme laïc et islam politique) qui s’entretuent dans les années 70.
Pendant cette décennie, les inégalités croissantes ont favorisé l’essor de violences entre deux parties de la société drastiquement opposées. La défiance entre la bourgeoisie industrielle et les ouvriers a marqué au fer rouge la société turque et causé la perte de quelque 6 000 personnes. Des événements marquants comme le massacre de Taksim le 1er mai 1977 illustrent cette guerre politique. Divisée en deux clans, l’armée décide de mettre fin au statu quo à l’aide d’un coup d’État le 12 septembre 1980. Bastion emblématique de la laïcité voulue par Mustafa Kemal, l’armée vient étouffer ces rivalités politiques en restaurant l’autorité de l’État et en mettant fin au séparatisme.
Une inarrêtable passion pour la satire
Outre la dimension politique, Journal inquiet d’Istanbul met en évidence la quête personnelle de l’artiste et ses ambitions de devenir un bédéiste reconnu. Sa passion pour la BD depuis l’enfance rencontre la réticence de ses parents à le voir emprunter une voie artistique. Comme dans de nombreuses familles turques, l’incitation à devenir ingénieur est manifeste. Il comprend assez tôt qu’il se leurre en pensant y arriver dans l’unique but de satisfaire son entourage.
Peu convaincu par cette perspective, il brave les interdits parentaux, dessine dans son coin et s’arme de patience pour voir son travail reconnu et publié. Il décide de rendre visite aux dessinateurs de plusieurs magazines et commence à publier très jeune – la rédaction de Pismis Kelle lui donne sa chance en 1997 – sans pour autant connaître la gloire. Il connait la célébrité rêvée au moment de son recrutement par le magazine satirique Penguen. Allant à l’encontre des interdits paternels lui intimant de prendre ses distances avec les journaux, la carrière d’Ersin Karabulut décolle.
Le contraste culturel et religieux entre la banlieue conservatrice stambouliote et les rives d’un Bosphore décomplexé
À travers la BD, sa banlieue natale conservatrice et Beyoğlu, le quartier des artistes dans lequel il aime tant s’évader, s’opposent drastiquement. Par exemple, sa banlieue natale est pieuse, fermée d’esprit et contrôlée par des mollahs qui épient les moindres faits et gestes de leurs voisins. En contraste à cela se dressent les rives d’un Bosphore animées par la culture, l’émancipation, la critique du pouvoir avec des artistes satiriques qui osent s’exprimer à travers leur art. L’auteur nous rappelle que personne, et encore moins lui, ne connaît Istanbul, pourtant réputée pour son riche patrimoine culturel et ses endroits chics. En effet, la ville abrite actuellement 17 millions d’habitants : « C’est une tout autre Istanbul. Je pensais y habiter mais je me rends compte que je ne la connaissais pas. »
Au-delà des mentalités, les styles vestimentaires changent. En effet, on passe d’une banlieue où les vêtements traditionnels sont monnaie courante au quartier décomplexé de Beyoğlu où les filles – auxquelles Karabulut porte un vif intérêt – ont des tatouages, les épaules dénudées, des collants à résille et le nombril apparent. C’est dans le quartier de Beyoğlu qu’il rencontra l’amour et la pluralité féminine. Par ailleurs, il est également surpris par l’univers des dessinateurs; leur style et mode de vie « gamin et joyeux » contrastant avec les habitants de la banlieue d’Istanbul qu’il côtoie depuis sa naissance.
La mise en avant d’un clivage politique évident : le nationalisme laïc face au nationalisme islamique
Le fil conducteur de la BD, outre l’aspect autobiographique, est le clivage constant entre la gauche et la droite. Deux groupes politiques s’opposent en Turquie; les nationalistes laïcs représentés par le CHP, et les nationalistes islamiques représentés par le MHP et plus tard l’AKP. À son adolescence, le nationalisme exacerbé se manifeste par des rituels militaires quotidiens à l’école « Je suis turc, je suis honnête, je travaille dur»,« Que mon existence soit sacrifiée à la Turquie », « Heureux celui qui peut dire : je suis turc».
En grandissant, les BD changent sa perception et lui font parvenir d’autres points de vue. « J’ai appris bien plus tard dans ces magazines satiriques que je lisais que ce genre de pratiques disciplinaires n’étaient pas ce qu’il y avait de plus sain pour l’esprit ». Les BD qu’il aime lire et qui deviennent des points de référence pour lui mettent en avant le libre arbitre « Un État n’a pas à interférer dans la chose publique, dans la façon dont les gens s’habillent, chacun est libre de se laisser pousser la barbe ou de porter le foulard(…)». En somme, la BD nous révèle un véritable tiraillement entre ce que l’État a essayé de lui inculquer à travers la scolarisation et ce que disent les dessinateurs dans les BD.
Ensuite le début du chapitre 3 marque le réveil d’un adolescent berné par une idéologie qu’il n’avait jamais osé questionner. Son introspection met surtout en évidence la diversité de pensées d’un pays comprenant 85 millions d’habitants. À plusieurs reprises, Karabulut mentionne la frange laïque de la population représentée par sa famille, les bédéistes qu’il admire en opposition aux habitants conservateurs de son quartier qu’il dénigre.
Les divisions confessionnelles en Turquie
Ce même chapitre mentionne le tragique événement du 2 juillet 1993 à Sivas. Ce jour-là, des islamistes radicaux mettent le feu à un hôtel où résident un groupe d’intellectuels alévi venu participer au festival alévi annuel « Pir Sultan Abdal. » Cette branche confessionnelle ne pratique aucun pilier de l’islam et croit en la réincarnation. Autrement dit, les alévis, ont souvent été considérés comme des apostats et des mécréants par les sunnites comme par les chiites en Turquie. Ainsi, le drame qui a causé la mort de 35 personnes met en évidence les divisions confessionnelles qui caractérisent la Turquie.
Cette division de la société se manifeste au sein du lycée de Karabulut où il rencontre pour la première fois l’opposition. De jeunes membres des Loups gris (groupuscule nationaliste et islamique interdit aujourd’hui en France) viennent le rappeler à l’ordre en lui suggérant de calmer ses dissidences et en lui rappelant ce qui doit être tenu pour vérité « Apparemment tu aurais affirmé que la police assassine les journalistes en garde vue ou des choses comme cela. C’est faux! Tu piges mon coco.» Par ailleurs cet échange témoigne de l’implantation d’une propagande au sein d’une jeunesse pour partie en faveur du glissement autoritaire du régime où la liberté d’expression et de pensée semble de plus en plus menacée.
L’ascension fulgurante de Recep Tayyip Erdoğan et les conséquences de son accession au pouvoir
La BD se focalise d’une part sur la victoire de Recep Tayyip Erdoğan qui remporte en 1993 la mairie d’Istanbul puis s’établit davantage dans la vie politique turque avec la création du Parti de la Justice et de Développement (AKP) en 2001. S’ensuivent sa nomination au poste de Premier ministre et sa domination foudroyante au parlement en 2002 avec l’obtention de ⅔ des sièges. L’arrivée de l’AKP sur la scène politique turque marque un véritable tournant. En effet, dès sa création, le parti vient faire table rase des partis traditionnels et mettre fin – pendant un temps – à ce clivage gauche-droite.
Dans un premier temps, Erdoğan, figure hautement charismatique, se place, en représentant de l’islam modéré venu rétablir la démocratie. Puis son élection provoque des changements de comportements chez de nombreux Turcs qui étaient, avant son arrivée, laïcs. L’exemple des voisins et amis de ses parents – qui ont, du jour au lendemain, adopté des coutumes différentes : port du voile, barbe, et chants rituels radicaux – illustre cette tendance. Certains Turcs confirment que l’arrivée d’Erdoğan sur le devant de la scène a fait émerger l’apparition d’un port de voile « Akpien » plus politique que religieux en soutien à l’idéologie du président Recep Tayyip Erdoğan.
Le musellement des voix dissidentes incarné par le procès contre la revue Penguen pour « la ménagerie des Erdoğan »
En bref, Karabulut met en évidence le lien de corrélation entre l’arrivée au pouvoir d’Erdoğan et le musellement des voix dissidentes. Les propos controversés du Premier ministre sur la démocratie et la laïcité lui valent quelques représentations satiriques dans les plus grands journaux. En outre la politique extérieure du Premier ministre, supposée libérale, s’oppose à la rigidité de la politique intérieure qui menace les médias : « Que les médias prennent garde : La Turquie n’est plus celle d’hier ».
En réaction à cet autoritarisme, la rédaction de Penguen, feuille satirique dans laquelle travaille Karabulut, décide de représenter le Premier ministre sous la forme de plusieurs animaux créant ainsi la ménagerie des Erdoğan. Ensuite, l’affaire se poursuit avec une demande de dédommagement de 40 000 livres et beaucoup de pression extérieure, du harcèlement jusqu’à son domicile et un questionnement existentiel : faut-il continuer à faire des caricatures politiques alors que sa propre liberté est en jeu ?
Lutter ou capituler ?
Soumis aux pressions externes et inquiet pour son avenir, Karabulut se confie à un doyen de Penguen qui lui rappelle la mission première des dessinateurs politiques : lutter contre les tyrans à l’image des héros de BD tant admirés par Karabulut depuis l’enfance. En effet, dans une interview donnée au journal Le Monde, l’auteur confirme : « Ma position a toujours été de faire face à celui qui est puissant ».
La BD met en lumière le contraste avec l’enfance du bédéiste qui se rappelle de l’émission Plastip Show à la manière des guignols de l’info en France. Ainsi, l’émission se moquait ouvertement de l’ensemble des politiciens; présidents de la République et ministres compris. À l’époque, cela ne constituait en aucun cas un délit. Ersin Karabulut montre à travers Journal inquiet d’Istanbul un tournant majeur de l’histoire de la Turquie. En effet, la liberté d’expression est bridée et le pays emprunte progressivement, au fil du récit, la voie de l’autoritarisme.
Les dernières pages de la bande dessinée nous permettent de visualiser le futur complexe d’une Turquie davantage autoritaire et possédant à sa tête un président qui règne depuis plus de vingt ans. À cela, s’ajoute une répression grandissante qui se manifeste par 170 journalistes enfermés après le coup d’État de 2016. Puis le Tome 2 laisse présager une multitude d’événements eux aussi liberticides. Enfin, Ersin Karabulut signe une BD graphiquement remarquable qui nous rappelle le pouvoir éminemment politique d’un dessin : pouvoir dénoncer et s’opposer, pilier de la liberté d’expression et thermomètre de la vigueur démocratique d’un pays.
Sources
Journal inquiet d’Istanbul à retrouver sur ce lien.
Couverture du journal satirique Pengen censuré par le régime de R. Erdoğan.
Image : Selim Gündüzalp à retrouver sur Pixabay