Le rap turc, marqueur d’un pluralisme générationnel entre jeunesse désenchantée et élites conservatrices
En Turquie, le rap est devenu le porte-parole du mécontentement d’une jeunesse muselée par le conservatisme religieux, une politique de primauté de la turcité et une hyper-centralisation du pouvoir. Ce genre musical engagé dénonce l’ordre établi pour changer le statu quo. Le rap de troisième génération médiatise des problématiques souvent passées sous silence telles que les tabous religieux, l’occidentalisation des mœurs, ou l’imposition d’une identité turque unique. Pour rappel, la Turquie occupe la 149e (sur 180) place du classement mondial sur la liberté de la presse de Reporters sans frontières. Subversif et protestataire, le rap turc aspire à apporter « un contre-pied au discours conservateur dominant et médiatique ». Ce style musical, issu de diverses influences culturelles (hip-hop américain, expérience de l’immigration en Allemagne, mélodies arabesques des années 60) serait-il devenu une manifestation du pluralisme générationnel entre élites conservatrices et une jeunesse qui souhaite prôner haut et fort un changement ?
De Berlin à Istanbul : parcours d’un genre musical à la popularité exponentielle
Le rap turc fait son apparition dans les années 1990 en Allemagne dans le quartier de Kreuzberg, qualifié de « petite Istanbul[1] ». Des artistes comme Fuat, Eko Fresh, Kool Sava ou Killa Hakan incarnent ce genre musical émergeant dans ce quartier à la population majoritairement turque. Influencée par le rap américain cette seconde génération d’immigrés décide de prendre la parole sur les discriminations et le racisme qu’elle subit en Allemagne. Le rap s’exporte quelques années plus tard (1995-1996) en Turquie avec le groupe Cartel amateur de rap protestataire. Ce groupe de rappeurs germano-turcs, dont certains membres retournent en Turquie, permet une implantation du rap dans le pays. Rappant d’abord en anglais comme le raconte Fuat[2], leur langue maternelle reprend finalement le dessus. Les progrès technologiques et l’essor d’Internet permettent aux artistes turcs de se familiariser avec les standards mondiaux du rap en améliorant leurs techniques, leurs styles et leur connaissance.
Une deuxième génération de rappeurs turcs voit le jour dans les années 2000 avec comme figures de proue Rahdan Vandal, Barikat, Dr Fuchs, Ayben, Kolera, Sansar Salvo. Ce rap est décrit comme peu prometteur par la journaliste Mujde Yazici en 2014 : « On ne gagne pas sa vie avec le rap en Turquie. La télé et la radio n’en diffusent pas beaucoup ». Pourtant, le genre musical s’expose à une visibilité plus marquée dès 2010[3] avec l’apparition du concept « keep it real[4] » prôné par des artistes comme Ezhel, Murda, Aga B, Da Poet. Les rappeurs aiment décrire d’où ils viennent avec authenticité. Le rap se popularise en Turquie au point de devenir une référence incontournable. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en 2020, sur les cinquante chansons les plus écoutées sur Spotify en Turquie, 25 % étaient du rap.
L’artiste Ezhel, de son vrai nom Ömer Sercan İpekçioğlu, est la principale incarnation de ce succès national et international. Il est connu pour ses titres emblématiques Aya ou Bir Sonraki Hayatımda Gel comptabilisant 150 millions de vues. Cinq de ses chansons sont dans le top 50 dont une à la première place du classement en 2020. En 2022, le rap turc est partout : bars, boîtes de nuit, festival étudiant d’ODTU[5], jusque dans les kermesses d’école primaire[6].
Le rap turc : un outil de revendications sociétales, politiques et culturelles
La musique : espace de revendication brisant les tabous
Cette popularité grandissante s’accompagne de revendications menées par cette troisième génération de rappeurs qui a grandi sous la présidence de Recep Tayyip Erdogan. Dans un pays où les manifestations sont interdites, et donc peu mobilisatrices, la musique devient un espace de revendications privilégié[7].
Deux chansons (Olay et Susamam) publiées consécutivement le 5 et 6 septembre 2019 illustrent particulièrement cette réalité. Brisant les tabous, elles font écho aux déclarations de Mathieu Maquet, docteur en sociologie : « La pratique du rap n’est pas uniquement une pratique artistique, mais bien une pratique sociale, un fait social et politique ».
Le clip Susamam (« Je ne peux pas me taire ») rassemble un collectif de dix-neuf rappeurs et une rappeuse. Dans la vidéo de quinze minutes, chaque artiste prend la parole sur un sujet comme l’environnement, le droit des femmes, la police, la liberté d’expression.
« Maintenant j’ai même peur de tweeter
Je crains la police de mon propre pays (…)
S’ils t’arrêtent un soir
Aucun journaliste ne peut en parler
CAR ILS SONT TOUS ENFERMÉS ! »
Cette prise de parole retentit comme un séisme. Un hashtag se crée sur Twitter et devient le plus mentionné en 48h : la musique divertit, mais peut aussi « apporter du changement ». Le titre met en avant le rôle éducatif du rap turc « Tu souhaites que la musique t’écarte de la réalité. Mais nous sommes persuadés que la musique peut changer certaines choses ».
Les artistes furent relayés par de nombreuses personnalités annonçant « qu’elles ne voulaient plus se taire », comme Emre Alkin ou Yektan Kopan. Ces derniers ont salué leur courage, leur prise de risque et leur clairvoyance. Can Dündar, célèbre journaliste exilée, a notamment déclaré « Finalement, la musique parle ! ». En réaction, des membres du gouvernement ont accusé les auteurs de « terroristes faisant partie du PKK ou de FETO ». En réalité, ces accusations sont monnaie courante en Turquie pour tenter de décrédibiliser un opposant.
En parallèle, le rappeur Ezhel poste le clip de rap Olay, littéralement « Événement ». Il y explicite la succession d’événements qui rythment la vie du pays depuis l’arrivée de l’AKP au pouvoir. Le clip est alors rendu inaccessible aux jeunes de moins de 18 ans. Le débit de parole et d’image est rapide : mouvement contestataire Gezi, manifestations mouvementées, bavures policières, guerre en Syrie, enfant syrien mort sur la plage, attentats terroristes, mort de Jamal Khashoggi. Ces 4 minutes 26 de clip sont très intenses, rythmées par une mélodie entêtante nous entraînant dans un cercle vicieux irrésoluble :
« Événement,
Évènement,
La police partout
Flics partout
Des incidents tous les jours, des incidents, des incidents
En plein état d’urgence/ Mais ne croyez-vous pas que quelqu’un
Résout l’affaire parce que l’incident rapporte de l’argent/
Les mêmes nouvelles tous les jours
Encore du harcèlement et des viols
Les magazines veulent des incidents
Les célébrités font les gros titres
Tout le monde est seul, tout le monde est l’ennemi de quelqu’un
Conflit partout où je regarde, incidents partout où je vais. »
Les paroles d’Ezhel font directement écho aux tensions traversant le pays telles que la corruption, la négligence des droits humains, ou le conservatisme religieux. Vu par plus de dix millions de personnes, le clip remplit sa mission éducative.
Le rap et la visibilisation des minorités culturelles
Le rap turc joue également un rôle dans la visibilisation des Kurdes. Loin d’être la norme en Turquie, le rap kurde est principalement populaire dans la communauté kurde. Les rappeurs sont engagés et se focalisent essentiellement sur les problèmes sociaux-politiques qu’ils observent. Ils rendent visibles les discriminations dont sont victimes les Kurdes en Turquie : difficulté à s’intégrer, interdiction d’étudier dans leur langue maternelle, assimilation forcée. L’origine du rap kurde prendrait sa source dans la musique traditionnelle « Dengbeji », un mélange de parlé /chanté a capella datant d’il y a plusieurs milliers d’années.
S’exprimer sur des sujets sensibles à travers la musique est une manière de laisser une trace pour les artistes kurdes souvent rejetés de l’espace public en Turquie. Le rappeur kurde Zımanbaz a illustré cela en disant : « Rapper en kurde est ma façon de protester en soi. Chaque chanson chantée en kurde est une façon de dire au monde que je suis là ! ».
Si des artistes comme Ezhel tentent de mettre en avant la culture kurde en partageant des chansons et en utilisant des mots kurdes dans leurs chansons, le rap kurde dans son ensemble reste marginalisé ou sujet à de nombreux débats. Il subit une marginalisation à l’image de la politique gouvernementale : la turcité doit primer sur les minorités.
Le rappeur Heijan[8], né dans une banlieue populaire de Bağcılar, évoque dans sa chanson « Ez Kurdistanım » la volonté politique de bannir la langue kurde de la culture turque : « Je te parle dans une langue interdite. ». Cash Ömer, le petit frère d’Heijan, met quant à lui l’accent sur les conditions de vie difficiles des migrants syriens de Bağcılar.
Ezhel ou l’incarnation de cette dichotomie générationnelle
Une dichotomie générationnelle oppose les élites conservatrices au pouvoir depuis presque vingt ans, et une génération Z[9] souhaitant s’émanciper du dogme religieux. Durant son mandat, l’AKP n’a cessé de mettre en place « une véritable ingénierie conservatrice »: ouverture de nombreux lycées Imam Hatip[10] (916 entre 2002 et 2017, avec 1,3 million d’élèves scolarisés) censure concernant l’alcool et les cigarettes dans les séries/films, accroissement de la taxe sur l’alcool. Face à cela, se trouve une génération Z représentant environ 13 millions de personnes en Turquie qui souhaite se distancer de la figure paternaliste d’un Président souhaitant former une « génération pieuse ». Ce décalage se manifeste à travers une campagne de hashtags lancée en 2020 à la suite du changement inopiné de la date d’examen d’entrée à l’université : #OyMoyYok (« Je ne voterai pas pour lui »).
Dans Olay, Ezhel fait directement écho à sa propre situation d’artiste condamné par le régime turc :
« En rapport avec l’incitation à la consommation de substances…
Événement,
Événement,
Hum, vous avez été incarcéré à cause de la musique que vous avez produite ? »
En mai 2018, Ezhel est arrêté pour avoir « incité publiquement à la consommation de stupéfiants », il risque alors dix ans de prison. Détenu pour une durée de vingt-huit jours, il sera acquitté faute d’éléments suffisants à charge. Son arrestation a suscité de vives réactions de la part d’ONG de défenses des libertés et sur internet avec l’hashtag #freeEzhel devenu viral. Certains experts ont analysé le cas d’Ezhel comme symbole de la répression des libres penseurs turcs. En utilisant le prétexte de l’incitation à la drogue, le gouvernement a réussi à mettre en sourdine l’élan de contestation du rappeur.
Comme le décrit Mathieu Marquet, du fait de « Sa conception, sa pratique et sa diffusion, le rap turc actualise un espace public de résistance et le rend pérenne. Le discours de certains rappeurs donne une nouvelle dimension à la « pratique oratoire », dans le sens où la parole contestataire se diffuse en permanence, et non plus seulement lors de mouvements sociaux ponctuels ». Le rappeur incarne une dissidence bruyante pour le régime du fait de sa popularité.
*
Après ses incidents avec la justice, Ezhel a décidé de partir vivre en Allemagne. Outre une potentielle volonté d’internationaliser son rap, son départ est aussi à envisager comme une forme de fuite d’un pays où la censure touche l’ensemble de la sphère publique : « Quand tu fais de la musique dans un pays où il y a tellement de controverses, c’est dur, la seule chose que je peux faire c’est écouter mon cœur et faire mes propres choix ». Cette vision étriquée conduit à censurer toute expression d’un pluralisme culturel, sociétal et religieux en Turquie. L’installation du rappeur en Allemagne afin d’éviter la censure peut faire écho à l’impressionnante fuite des cerveaux turcs. Ces derniers, jeunes diplômés, lassés d’un pays où crise économique et politique rythment le quotidien, rejoignent un nouvel eldorado, les Pays-Bas pour une vie meilleure où se taire ne sera pas nécessaire.
AMANDINE BARRA
OBSERVATRICE JUNIOR « TURQUIE »
[1] Un grand nombre de immigrés turcs vivaient dans cette banlieue.
[2] Rappeur et compositeur turc de la première génération.
[3] Ibid
[4] Le concept de “keep it real” qui veut dire “garder les pieds sur terre” fait allusion aux rappeurs qui restent fidèles à leurs origines.
[5] Le festival étudiant d’Orta Dogu Technical Universitesi a invité pour sa deuxième soirée de concert dans le grand stade Devrim l’artiste Aga B.
[6] Constat personnel observé depuis mon appartement à Ankara en Mai.
[7] Olay a été visionné par 10M de personnes, Susamam par 55M.
[8] Le rap arabesque apparaît dans les années 2000, il combine mélodies traditionnelles arabesques et paroles agressives.
[9] Toute personne née entre 1995 et 2010.
[10] Lycées destinés à la formation des personnels religieux musulmans.