Le 13 septembre dernier, la Présidence des Affaires Religieuses de Turquie, la Diyanet, publia un document de 104 pages intitulé « Rapport d’activité du Bouclier de l’Euphrate et de la Branche d’olivier en Syrie ». Il reprend ainsi le nom des deux opérations militaires lancées par le pays. Cette institution a joué plusieurs rôles dans la crise syrienne, que ce soit sur le sol syrien ou avec les réfugiés syriens en Turquie. Depuis le début des opérations militaires turques en Syrie, dès août 2016, la Diyanet s’est progressivement transformée en institution centrale sur laquelle se repose Ankara pour la stabilisation post-conflit.
Pinar Tremblay est une journaliste pour Al-monitor, média spécialisé sur le Moyen-Orient basé à Washington. Elle est également « visiting scholar » en sciences politiques à la California State Polytechnic University à Pomona, Californie.
Pour mieux comprendre les enjeux actuels de la présence de la Diyanet en Syrie, il s’agit de développer une rapide contextualisation historique de la création de cette institution pour remettre en perspective ses évolutions plus récentes.
La Diyanet, outil de contrôle de l’islam par l’État turc
La Diyanet est à la fois représentative des ambiguïtés de la laïcité turque et de l’évolution du rapport de l’État turc à l’islam. Créé en 1924, l’institution reflète la volonté des élites républicaines fondatrices d’éliminer la religion de la sphère publique ainsi que réduire le religieux à une question individuelle de foi et de pratique. Ancêtre du cheick-ul islam, aux larges prérogatives (religion, éducation, justice, etc.) et du Ministère de la Charia et des fondations pieuses, uniquement chargé des questions religieuses et des fondations pieuses, cette unité administrative sous la tutelle du Premier ministre voit son rôle cantonné à l’administration des mosquées et à la nomination du personnel religieux.
Il faut comprendre la création de cette institution dans un contexte de volonté étatique de fonder une Turquie moderne et laïque, ainsi que d’accéder à la civilisation (entendu comme le niveau scientifique, technologique, etc.), concepts clés du projet kémaliste. Elle s’accompagne ainsi d’autres mesures radicales, telles que l’abolition du califat en 1924 ou encore l’interdiction des confréries religieuses en 1925. Ce contrôle étroit de l’islam permet ainsi à la nouvelle République turque d’annexer le champ religieux au service public et de conformer l’islam à l’idéologie républicaine et nationaliste.
Mais cette uniformisation d’un islam républicain turc, sunnite hanéfite (la plus ancienne des quatre écoles sunnites), nie cependant les particularismes au sein même de l’islam en Turquie. Cela mène à la discrimination des communautés musulmanes non sunnites (comme les alévis ou les caferis) ou des pratiques hétérodoxes des confréries sunnites. Aussi, les minorités religieuses reconnues selon le Traité de Lausanne de 1923 (grecques, arméniennes et juives) sont victimes de discriminations. Elles sont donc contraintes de se replier sur leurs structures communautaires dominées par des organes gouvernementaux. Ainsi, malgré cette méfiance exprimée pour l’influence de l’islam dans la vie publique, la laïcité turque opère une hiérarchisation qui fait de l’islam sunnite la vraie religion de la nation.
Évolutions et élargissement des fonctions de la Diyanet
La Diyanet évolue cependant au rythme des évolutions nationales et internationales. En effet, le passage en 1946 au multipartisme pousse les partis politiques à mesurer l’importance que peut avoir l’islam en terme de soutien électoral et de popularité. Cela permet notamment à plusieurs confréries musulmanes, qui opéraient dans la clandestinité jusqu’alors, d’établir des liens avec des partis politiques (surtout de droite). Au niveau international, le contexte de Guerre froide fait émerger la religion comme outil de lutte contre le communisme.
La principale évolution de la Diyanet remonte à 1965, avec la loi n°633 portant sur l’organisation et les attributions de la Diyanet (budget augmenté), indiquant une vision différente de l’élite fondatrice. La Diyanet est chargée de « mener à bien les affaires liées aux croyances, aux prières et aux fondations morales de l’Islam, éclairer la société sur la religion et gérer les lieux de culte ». Cette attribution d’un rôle moralisateur montre la volonté de l’État turc d’employer la Diyanet comme un « outil idéologique », d’après l’expression de İştar B. Gözaydın.
Cette pratique est ensuite renforcée avec la Constitution de 1982, qui étend les fonctions de la Diyanet en ajoutant « la promotion et la consolidation de la solidarité nationale et de l’unité » à l’article 136. Il faut comprendre l’évolution de la Diyanet à partir du coup d’État militaire 1980 dans un contexte d’adoption de la synthèse turco-islamique par la junte militaire. L’homogénéité religieuse musulmane sunnite de la nation turque est alors mise en avant pour faire rempart au marxisme et aux particularismes ethniques (kurdes et alévis).
Le nouveau rôle international de la Diyanet
Les principales évolutions récentes de la Diyanet sont également liées à l’émergence du rôle transnational de l’institution. Dès 1978, la Diyanet met en place dix consulats pour les services religieux dans des ambassades turques en Europe. Mais c’est en 1980 qu’a lieu le véritable changement. La Diyanet commence alors à établir des accords bilatéraux avec divers pays européens afin d’y envoyer des imams. L’institution étend ses activités et sa mission dans les Balkans depuis la fin de la Guerre froide. Puis, elle s’engage en Afrique à partir du début des années 2000 où elle s’engage dans le domaine de l’éducation religieuse et dans l’organisation de conférences internationales.
Depuis 1984, la Diyanet fournit des services religieux grâce aux DITIBs (Diyanet İşleri Türk İslam Birliği), qui sont des associations et des fédérations de mosquées liées à la Diyanet. Les DITIBs gèrent les imams envoyés par la Diyanet et organisent le pèlerinage à la Mecque. La Diyanet poursuit à l’étranger le même but qu’en Turquie, à savoir de promouvoir le « bon » islam, à l’aide des sermons dans les moquées, des conférences internationales ou des publications. Cela permet à l’État turc de préserver et de maintenir l’attachement de la diaspora turque à leur culture religieuse et nationale.
La Diyanet sous le règne de l’AKP
L’arrivée au pouvoir de l’AKP, parti issu de la branche modérée du courant de l’islam politique turc Millî Görüş, constitue la dernière phase de l’évolution de la Diyanet.
Le parti prend de nouvelles mesures de manière à élargir ses fonctions en dehors de la mosquée. Des « imams de familles » sont ainsi proposés de manière à instaurer un imam référent de toute famille qui le souhaite. De même avec les « imams mobiles », chargés de donner des services religieux dans les campagnes isolées. Une chaîne télévision, la Diyanet TV est également créée en 2012.
Le budget a également considérablement augmenté depuis le début de la décennie. De 3,8 milliards de lires turques en 2012, il est passé à 6,5 milliards en 2016 et projette un budget de 8,3 milliards (soit 1,47 milliards de dollars) pour cette année. La Diyanet représente ainsi l’un des postes de dépense les plus importants de l’État turc. De 70 000 à l’arrivée de l’AKP au pouvoir en 2002, le nombre d’employés s’est élevé à presque 150 000.
Les activités de la Diyanet ont également continué à croître à l’international, avec notamment la mise en place d’un bureau de lobbying à Bruxelles. Mais elle est surtout devenu un véritable instrument de la politique étrangère turque. Ces dernières années ont vu l’élargissement du nombre d’organisations membres du réseau à l’étranger, de même que l’essor d’activités d’encadrement de la diaspora pour favoriser le vote AKP et les intérêts du pouvoir. En effet, certains imams de la Diyanet auraient prêché des sermons encourageant l’intervention turque à Afrine. De même, des soupçons d’activités d’espionnage en Europe pour récolter des informations sur des opposants politiques pèsent sur l’institution. Mais la Diyanet a également profité des interventions militaires turques en Syrie pour y établir ses activités.
Le nouveau terrain de la Diyanet : activités dans une Syrie en reconstruction
Al-Monitor a contacté des imams syriens engagés et formés par la Diyanet, ainsi que des personnes vivant dans les villes contrôlées par la Turquie d’Al-Bab, Jarablus ou Mare, sous condition de confidentialité. Un imam syrien déclare ainsi : « Nous sommes payés par le gouvernement turc. Nous lui sommes reconnaissants et nous voyons que la population locale (principalement des Kurdes et des Arabes) ici est heureuse d’être gouvernée par la Turquie. (…) Mais notre interprétation de l’islam n’est pas toujours la même. La Turquie garde les Kurdes sous contrôle et cela est bon pour nous. De plus, les Syriens en Turquie pourraient venir ici un jour et s’installer dans les environs. »
Le rapport explique que 11 250 étudiants dans la zone contrôlée par la Turquie reçoivent une éducation grâce à la Diyanet. Aussi, 519 femmes et 291 hommes sont employés en tant que professeurs coraniques. Il rapporte également des informations sur la variété des cours dispensés aux oulémas syriens, allant de cours d’informatique à des leçons sur « les mouvements séparatistes dans le monde islamique tels que Daesh, Al-Qaïda, le mouvement Gülen et le Hezbollah ». Aussi, le rapport souligne que 1 000 Corans furent distribués en langue kurde durant l’opération « Rameau d’olivier ».
Amed Dicle, un journaliste saisonnier ayant récemment voyagé dans ces territoires, considère que cette présence turque n’est pas temporaire. Selon lui, la Diyanet a embauché 5 686 professeurs parmi les rebelles syriens. Il insiste notamment sur le fait que cette éducation est basée sur la pensée de la synthèse turco-islamique, avec une forte composante anti-Kurde.
Si le rapport affirme que les fonds de la Diyanet ont permis la restauration de 108 mosquées, Dicle et les locaux interrogés estiment que plus de 250 mosquées et madrasas ont été restaurées. Le journaliste Dicle explique que la Diyanet repère particulièrement les lieux où les Ottomans avaient construits des mosquées et des écoles pour choisir les édifices à restaurer.
Le rapport conclut que 1,6 millions de lires turques (sur un budget de 7,3 millions) furent dépensés en Syrie l’année dernière par l’institution. Il rapporte également que l’aide turque en Syrie s’élève à 197 millions de lires.
Le journaliste Dicle et les locaux interviewés se mettent d’accord sur deux points. Premièrement, les efforts de la Diyanet indiquent la volonté de la Turquie d’être présente dans ces territoires après la guerre. En effet, en investissant dans la population locale, l’institution souhaite créer des liens émotionnels et d’identification avec le pays. Deuxièmement, la frontière entre la Syrie et la Turquie tend à s’effacer en raison de la grande mobilité des réfugiés syriens entre les deux pays. L’intervention de la Diyanet en Syrie confirme ainsi l’instrumentalisation de l’institution comme un véritable outil de la politique étrangère de l’AKP. L’État turc profite ici clairement du vide politique et juridique dans le nord de la Syrie et de sa présence militaire pour tenter d’exporter sa vision de l’islam. Toutefois, dans l’attente du règlement du conflit et du retour à un fonctionnement normal des institutions syriennes, il est difficile de connaître les réelles marges de manœuvre de la Diyanet en Syrie à long terme.
Image : Mosquée bleue détail inscription – Sultanahmet Camii, By Emmanuel Parent. Flickr CC BY – NC 2.0