Fin mai encore, des parents d’élèves ont protesté devant l’école Ismail Tarman, qui accueille des élèves de 10 à 14 ans, épisode de plus dans la bataille actuelle entre les défenseurs d’une éducation religieuse et les avocats de l’éducation laïque. Les protestataires expliquent que cette école renommée dans le district de Beşiktaş à Istanbul, a été transformée d’un jour à l’autre en imam hatip, une école religieuse, sans aucune consultation des parents. Les opposants à ce changement ont récolté 970 signatures de parents d’élèves, manifesté et contesté la décision auprès de responsables du Gouvernement, avant de se référer finalement à un tribunal local pour annuler cette transformation.
Le cas de l’école Ismail Tarman, un cas parmi d’autres
« Je veux enseigner la religion à mon enfant. Je ne veux pas que le Gouvernement le fasse » explique Bengu Bozkurt, un signataire de la pétition. Malgré ces objections, les administrateurs de l’école se sont conformés à ce changement et désormais les élèves de cinquième et sixième, entre 10 et 12 ans, étudient un programme scolaire islamique à Ismail Tarman avec une ségrégation entre les garçons et les filles. La septième et la huitième année restent cependant sous un régime de mixité.
De l’autre côté, les parents soutenant cette inflexion religieuse souhaitent que ces contestations s’arrêtent. « Je ne sais pas pourquoi ces parents tournent le dos à la religion » regrette Hatice, une mère au foyer de trois enfants. « La Turquie est musulmane à 99 %. Ils devraient juste l’accepter ».
Ce cas n’est pas isolé et représente la contestation montante en Turquie de parents opposés à la transformation des écoles publiques, laïques depuis la fondation de la République en 1923, en imam hatip destinées à la formation du personnel religieux musulman. Les parents expliquent que le principe fondateur du kémalisme de séparation entre l’État et la religion est ainsi attaqué. Les écoles imam hatip ont été introduites en 1951 par le Parti démocrate, mais elles ont dû faire face à plusieurs menaces et restrictions après les coups d’État de 1960 et de 1971. C’est à partir des années 1970 et surtout après le coup d’État militaire de 1980 qu’elles se diffusent massivement dans toute la Turquie. Toutefois, les diplômés se sont vus refuser certaines opportunités telles que l’accès à l’armée jusqu’en 2017.
Former une « génération pieuse », un objectif controversé
Le Président Recep Tayyip Erdoğan, lui-même diplômé d’une école imam hatip d’Istanbul, a exprimé son intention de former une « génération pieuse » qui épouse à la fois les valeurs islamiques et le nationalisme turc. Des milliards de dollars ont été déversés dans des écoles et universités religieuses grâce au Parti de la Justice et du Développement, l’AKP. Le nombre d’élèves dans les écoles imam hatip a même été multiplié par 5 depuis 2012. Il y a aujourd’hui 1,3 millions d’élèves, répartis dans quelques 4 000 écoles selon Reuters.
Toutefois, le Gouvernement cherche à apaiser les peurs du camp laïc. Le Ministre de l’Éducation nationale, Ismet Yılmaz, a ainsi expliqué à CNN Türk TV en avril dernier que les parents avaient le choix d’envoyer ou non leur enfant dans des écoles imam hatip, et bien que leur nombre augmente, elles restent une minorité. Le taux envisagé d’élèves dans ces écoles seraient de 23 %. Les défenseurs des écoles imam hatip soutiennent que les écoles laïques soient transformées en écoles religieuses lorsque les parents demandent ce changement dans un quartier en particulier.
Cette reconversion d’écoles se fait dans un contexte de répressions post coup d’État. En effet, depuis le coup d’État manqué du 15 juillet 2016, le gouvernement a saisi les écoles privées Gülen après avoir accusé le leader de la confrérie éponyme, Fetullah Gülen, d’avoir commandité le coup.
Quels impacts sur l’éducation ?
Les programmes scolaires de 35 heures des écoles laïques et religieuses commencent au niveau intermédiaire (à partir de 10 ans) et comportent les mêmes matières, telles que la sciences ou la littérature. Cependant, les six heures de cours au choix dans les écoles laïques, pouvant inclure de l’art, de la musique ou de l’éducation physique, sont remplacées par de l’arabe et des cours religieux. De plus, si le programme des écoles laïques incluent un cours sur l’islam, les élèves non musulmans sunnites peuvent toutefois s’abstenir d’assister au cours. Dans les imam hatip, il n’y a pas le choix.
L’enseignement religieux ne semble pas faire preuve d’un rigorisme sans aucun questionnement. Des religieux, parmi lesquels Erdoğan, déplorent que certaines de ces écoles religieuses aient enseigné le déisme au lieu de l’islam, attisant les peurs d’une influence occidentale dans l’instruction religieuse. Pour Halit Bekiroglu, directeur de Onder, la plus ancienne association d’anciens élèves d’imam hatip, le programme scolaire de ces écoles religieuses encourage la pensée critique. « Je serai très content si les étudiants d’imam hatip discutent de déisme, d’athéisme et des différentes branches de l’islam car un des aspects les plus importants de l’éducation est de tout questionner. » Il explique que le modèle d’éducation occidentale imité en Turquie n’est pas enraciné dans sa culture, et ajoute également que les écoles imam hatip réduisent la radicalisation religieuse.
Cependant, ce désir de créer une « génération pieuse » n’impacte pas seulement les imam hatip. En effet, depuis la rentrée 2017, le programme scolaire des écoles laïques est également touché par les récentes réformes. Par exemple, la théorie de l’évolution n’est plus enseignée dans la plupart des écoles d’États car le gouvernement juge qu’elle est trop complexe pour être comprise par les élèves, alors qu’est étudié la notion de djihad.
Batuhan Aydagül, directeur du think tank Education Reform initiative dans l’Université Sabancı, estime que l’influence des écoles imam hatip est surestimée. Toutefois, s’il n’y a aucune preuve de la réussite du gouvernement de la création d’une génération pieuse, ce discours « a causé plus de dégâts en politisant et polarisant davantage l’éducation ainsi qu’en instrumentalisant ou en retardant les politiques s’attaquant à l’éducation. » Il ajoute que le débat devrait se concentrer sur « l’augmentation des résultats d’apprentissage, l’élargissement de l’éducation à la petite enfance, la réduction des inégalités entre les écoles et sur l’autonomisation des enseignants. »
Image : Gazi Primary School in Balıkesir in 2012, became Gazi Imam-Hatip Secondary School in 2013 by Ollios. Wikicommons BY-SA 3.0.