Dans l’après-midi du 20 mai, des habitants de la province d’Izmir en Turquie ont été surpris d’entendre, diffusée depuis les haut-parleurs des minarets, la chanson protestataire « Bella Ciao » dans sa version turque, « Çav Bella ». Elle était interprétée par Grup Yorum, connu pour son engagement très à gauche (et récemment endeuillé de deux de ses artistes du fait d’une grève de la faim). Des hackers ont réussi à s’introduire dans le système audio de plusieurs mosquées, alors fermées en raison des mesures pour lutter contre la pandémie du Covid-19, pour diffuser cette chanson habituellement reprise lors de manifestations en Turquie. Largement diffusées par les chaînes d’information et partagées sur les réseaux sociaux, les vidéos ont provoqué l’ire de la presse conservatrice et pro-gouvernementale, à l’instar du quotidien Star qui a qualifié ce hacking de « basse provocation ». Le jour suivant, les hackers ont pénétré les systèmes audio de deux nouvelles mosquées pour diffuser une chanson de Selda Bağcan, icône de la chanson protestataire de gauche.
Une provocation religieuse durant le mois de ramadan…
Deux éléments doivent attirer notre attention. Premièrement, l’événement s’est produit dans un contexte où la sensibilité religieuse est exacerbée, alors que le pays se préparait à vivre les fêtes de l’Aïd Al-Fitr, marquant la rupture du jeûne du mois de Ramadan. Ensuite, ce hacking a eu lieu dans la province d’Izmir, bastion du parti d’opposition social-démocrate CHP (Parti Républicain du Peuple).
En cette période de ferveur religieuse, le gouvernement a intensifié ses manifestations de piété. Le volume sonore des appels à la prière a été augmenté et de nombreuses images de Recep Tayyip Erdoğan en train de faire une récitation coranique ont été diffusées. La vieille polémique d’une potentielle reconversion en mosquée de l’ancienne église byzantine, puis mosquée ottomane de Sainte-Sophie fut également ravivée (malgré son statut de musée acquis en 1935).
… alimentant des réflexes classiques de la vie politique turque
Immédiatement après l’évènement, la branche locale de la Diyanet, la Présidence des affaires religieuses, a annoncé qu’une enquête était ouverte à l’encontre des hackers. Le président de la Diyanet, Ali Erbaş, a également condamné les hackers et ceux qui ont soutenu cet « acte provocateur ». Plusieurs utilisateurs des réseaux sociaux qui ont loué l’acte sur les réseaux sociaux font également l’objet d’une enquête pour insulte à l’encontre des valeurs religieuses, selon la presse locale.
De leur côté, les autorités locales ont suggéré que le hacking était le fait d’un groupe de jeunes sans affiliation politique particulière. Le maire de la ville (et de la province, Izmir étant une municipalité métropolitaine), Tunç Soyer, a rapidement condamné l’incident, alors que des commentateurs pro-gouvernementaux laissaient déjà entendre que les hackers étaient des sympathisants du maire en raison de son utilisation de la chanson « Çav Bella » lors d’évènements publics (tels que sa victoire aux élections locales de mars 2019). Mais le maire a rapidement condamné ceux qui cherchent à utiliser cet incident comme un « outil de propagande politique contre Izmir ».
Le gouvernement a également déploré l’incident, à l’instar de Fahrettin Altun, chef de la communication du président turc. Ce dernier a déploré que « ceux qui ne respectent pas nos valeurs nationales continuent à s’attaquer à ce qui est sacré pour nous ».
Au-delà des condamnations du bloc au pouvoir, le hacking semble avoir été mal perçu par une large frange de la population, au-delà des clivages partisans.
L’incident a également été aggravé par la bulle des réseaux sociaux et l’activisme des trolls de deux bords politiques différents: des conservateurs, qui l’ont perçu comme une attaque virulente contre la religion, alors que certains « laïcs » l’ont tourné en dérision.
Une chanson comme emblème de la gauche turque?
De manière assez ironique, cette chanson n’est pas que l’apanage de la gauche révolutionnaire ou progressiste. En témoigne cette reprise de membres de l’Association de la jeunesse anatolienne (Anadolu Gençlik Derneği), d’inspiration conservatrice et nationaliste. Ils ont adapté les paroles de « Çav Bella » en chanson pieuse, au son de « Oh toi musulman, emporte moi aussi, à la mosquée… ».