Après cinq années de conflit dans l’Est, l’occupation de la Crimée par la Fédération de Russie et des nouvelles élections présidentielles et parlementaires, l’Ukraine est à un moment de son histoire où elle décide de son avenir dans une situation complexe. Le pays veut alors réaffirmer son identité, notamment par la création de l’Église orthodoxe Ukrainienne. Le conflit à l’Est avec la République Populaire de Donetsk et la République Populaire de Lougansk, entités non-reconnues par la communauté internationale, mais soutenues par la Russie, ainsi que l’occupation de la péninsule de Crimée ont causé le déplacement de nombreuses personnes à l’intérieur de l’Ukraine ou vers la Russie. En Ukraine, 2,4 millions de personnes ont quitté leurs lieux de résidence. 1,4 million de personnes déplacées sont enregistrées auprès du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. L’Ukraine est l’un des dix pays avec la plus grande population de déplacés internes au monde. Il y a également un million d’Ukrainiens qui ont quitté l’est du pays pour se réfugier en Russie.
Les défis auxquels font face les populations sont nombreux. En plus de devoir quitter leurs lieux de résidence, les ukrainiens font face à des difficultés pour voter aux élections et enregistrer leurs enfants nés depuis le début du conflit. Les personnes qui reçoivent des pensions de l’État, notamment les retraités, voient leurs pensions non-payées dans de nombreux cas, et doivent suivre des procédures complexes pour continuer à les recevoir. Le conflit a limité la liberté de mouvement des citoyens à cause des contrôles à la nouvelle « frontière » avec la Crimée. De plus, malgré un cessez-le-feu, des tirs ont encore lieu aux lignes de contact dans l’est de l’Ukraine.
Des contraintes administratives aux répercussions importantes pour la société et dans l’organisation des élections.
Le conflit a eu un impact négatif pour l’enregistrement des enfants nés dans ces régions depuis son commencement. Bien qu’il existe une procédure qui permette aux parents de ces territoires d’enregistrer leurs enfants auprès des institutions ukrainiennes, elles sont compliquées. En effet, les autorités ukrainiennes ne reconnaissent pas les documents émis par les autorités séparatistes de Lougansk et Donetsk, ni par les autorités russes en Crimée. Les archives des bureaux d’enregistrement portant sur les années de 2016 à 2018 révèlent que seulement 43 % des enfants nés dans les territoires occupés des oblasts de Lougansk et Donetsk sont enregistrés, et seulement 10 % des enfants nés en Crimée. Cette situation aura pour impact de rendre difficile la reconnaissance de la nationalité ukrainienne pour ces enfants, les empêchant d’obtenir un passeport et d’accomplir des procédures importantes pour leur vie (inscription à l’université, mariage, etc.). Cependant, le 18 janvier 2018, la Verkhovna Rada (Parlement ukrainien) a voté une loi qui permet la reconnaissance de certains documents produits par les autorités séparatistes, notamment les certificats de naissance et les certificats de décès. Cette loi votée par le Parlement ukrainien a été applaudie par l’ONU. Pourtant, elle ne s’applique pas à la Crimée et une procédure d’enregistrement de ces documents par les autorités ukrainiennes n’a pas encore été créée[1].
Alors que de fortes difficultés demeurent, les années 2019 et 2020 sont importantes du point de vue électoral. En mars 2019 ont eu lieu les élections présidentielles. Elles devraient être suivies en juillet 2019 des élections parlementaires, et en octobre 2020, des élections municipales. Les déplacés ont des difficultés pour pouvoir voter. Avec 1,4 millions de déplacés à l’intérieur de l’Ukraine, c’est 4 % de l’électorat qui ne vit plus dans sa circonscription. Les électeurs ne peuvent voter que dans leurs lieux de résidence permanente, rendant impossible le vote pour les déplacés. Toutefois, s’ils déclarent un nouveau lieu de résidence, ils perdent les aides financières perçues grâce au statut de déplacé. Bien qu’ils puissent s’enregistrer temporairement pour chaque élection, cette procédure doit être faite cinq jours avant la date du vote et doit être répétée pour chaque élection. De plus, les votes des déplacés ne comptent que pour la moitié des députés. Les déplacés ne peuvent pas voter pour les élections municipales[2]. Cela crée un statut de citoyen de seconde classe pour les déplacés en Ukraine.
Une reconfiguration de l’identité pour les déplacés et réfugiés
Vivre en dehors de leurs territoires d’origine suite au conflit pousse ces personnes à reconstruire leurs identités ou à les réaffirmer. Ainsi, 81,5 % des réfugiés de l’est ukrainien en Russie déclarent préférer rester en Russie. Les déplacés internes dans d’autres régions ukrainiennes ont cette même opinion dans une moindre mesure (64,9 %). Si les réfugiés fuient en Russie, cela est dû à la présence de membres de la famille et/ou d’amis installés dans le pays voisin. En effet, 87,4 % des répondants en Russie disent y avoir de la famille ou des amis. Ils peuvent compter sur ces soutiens pour s’installer. Cela ne concerne que 38 % des répondants en Ukraine. De plus, les réfugiés en Russie sont 70 % à déclarer avoir trouvé un travail pour seulement 46 % des déplacés en Ukraine. Il faut toutefois prendre en considération que la population des déplacés en Ukraine compte plus de retraités et de familles. Ils perçoivent des retraites ou pensions de l’Etat ukrainien (66 % en Ukraine contre 14 % en Russie).
La continuation du conflit pérennise l’installation des réfugiés en Russie et le retour dans leurs villes d’origine semble de plus en plus improbable. Ils finissent par se considérer comme russes. L’identité des déplacés qui restent en Ukraine ne change pas de manière significative. Cette intégration plus ou moins importante dans le territoire d’accueil modifie sensiblement les identités notamment chez les réfugiés installés en Russie. Plus de 50 % déclarent se sentir « plus russe », et 30 % déclarent se sentir « plus russe et plus ukrainien de manière égale » dans leurs identités. Pour les déplacés en Ukraine, au contraire, plus de la moitié considèrent que leur identité n’a pas changé. Seulement 30 % déclarent se sentir « plus ukrainien», et 13 % « plus russe et plus ukrainien de manière égale ». Ils sont également 50 % à déclarer se sentir « citoyen ukrainien »[3]. Cela indique que le conflit n’a pas poussé les déplacés en Ukraine à adopter une identité basée sur l’ethnie. Les idées des mouvements d’extrême-droite ukrainiens ne semblent donc pas avoir influencé outre mesure ces déplacés.
Déplacés et l’Église, identités religieuses en temps de conflit
La récente création de l’Église orthodoxe ukrainienne, séparée de l’Église orthodoxe russe du Patriarcat de Moscou pour rejoindre le Patriarcat de Constantinople, participe à l’affirmation de l’identité ukrainienne. Cette création a provoqué un nombre de dissensions entre les partisans de cette nouvelle Église orthodoxe. En effet, ils estiment que l’élection du primat de la nouvelle Église contredit les canons de l’Église et que les statuts n’ont pas été suffisamment débattus [4]. L’ancien Président ukrainien, Petro Porochenko, a apporté son soutien à la création de cette Église indépendante, pendant que le Patriarcat de Moscou a rompu ses liens avec Constantinople [5] .Cependant, dans les territoires comme la Crimée et les zones de Donetsk et Lougansk qui ne sont pas sous le contrôle du gouvernement ukrainien, l’Église orthodoxe russe est toujours présente. Les Ukrainiens réfugiés en Russie ont seulement accès aux paroisses de l’Église orthodoxe russe. Cela risque d’accentuer les différences entre les ukrainiens dans la zone contrôlée par le gouvernement et ceux dans la zone non-contrôlée.
La création de l’Église orthodoxe ukrainienne permet de contrecarrer l’idée du « monde russe » (Русскиймир) promue par le gouvernement russe. Cette idée soutient qu’en dehors de la Russie, il existe des personnes d’ethnie russe sous la protection de la Russie, bien qu’ils n’en aient pas la citoyenneté. Cela justifierait à l’avenir des interventions militaires russes en dehors de ses frontières, notamment dans les pays baltes qui comptent d’importantes communautés russes. Cette politique visant à souligner une identité religieuse ukrainienne a pour effet de créer un sentiment de marginalisation des ukrainiens membres de l’Église orthodoxe russe. Dans les territoires occupés par les séparatistes et en Crimée, une politique de persécution des mouvements religieux qui ne font pas partis de l’Église orthodoxe russe crée également un sentiment de marginalisation.
La répression des groupes religieux dans les territoires occupés
Dans les territoires occupés par la République Populaire de Donetsk et la République Populaire de Lougansk (RPL), certains groupes religieux sont réprimés. Le 10 avril 2019, dans l’oblast de Lougansk, des membres des milices de la RPL ont perquisitionné un lieu de culte de l’Église orthodoxe ukrainienne. Cette perquisition a été justifiée par le non-enregistrement de l’Église auprès des autorités de la République populaire de Lougansk. Des églises protestantes ont également été visées [6]. En novembre 2018, les Témoins de Jéhovah avaient été interdits de pratiquer par les autorités de la République populaire de Donetsk [7]. Cette politique suit celle des autorités russes qui ont également banni les Témoins de Jéhovah de leur territoire. En plus de viser les lieux de culte de l‘Église orthodoxe ukrainienne ainsi que ceux de plusieurs mouvements protestants et évangéliques, une mosquée a également été fermée en juin 2018 et son imam interrogé [8].
Dans la péninsule de Crimée, les pratiques religieuses sont dorénavant contrôlées par les autorités russes. En janvier 2019, un membre de la communauté musulmane de Crimée a été condamné à quatre années de prison pour une réunion de réflexion théologique avec d’autres membres de la communauté [9]. En 2016, des mouvements religieux, d’obédience protestante et évangélique ont été visés [11]. Les séparatistes du Donbass déclarent vouloir aligner la politique religieuse de leurs territoires à la politique religieuse de la Fédération de Russie. Les Églises protestantes sont perçues comme l’avantgarde de l’influence occidentale. Le fait de viser des mosquées est le résultat de l’idéologie nationaliste russe des séparatistes qui voient l’Islam comme une menace contre le « monde russe ». Les séparatistes perçoivent les musulmans comme menaçant démographiquement les populations d’ethnie russe dans la Fédération de Russie. Les séparatistes visent les musulmans pour « russifier » les territoires qu’ils contrôlent, en allant au-delà de ce que la politique religieuse requiert dans la fédération de Russie.
L’influence de la politique sur les déplacés et réfugiés des territoires à l’Est de l’Ukraine et en Crimée
La récente élection de Volodymyr Zelensky à la présidence de l’Ukraine ouvre une nouvelle opportunité dans la consolidation de l’identité ukrainienne. Le président Zelensky propose de privilégier l’identité ukrainienne sur une base citoyenne à l’opposé de l’ethno-nationalisme de l’exprésident Porochenko. Malgré la proposition de Zelensky d’entamer des négociations avec la Russie pour le retour des territoires des oblasts de Lougansk et Donetsk et de la péninsule de Crimée, l’annonce en avril 2019 par le Président russe Vladimir Poutine de faciliter l’obtention de passeports russes pour les habitants des territoires sous le contrôle des séparatistes de Donetsk et Lougansk risque d’accentuer les différences entre les réfugiés en provenance de ces régions [10]. L’exil des déplacés de Donetsk, Lougansk et de la Crimée dans d’autres régions d’Ukraine et en Russie va continuer, leur laissant pour seuls échappatoires de s’installer sur les territoires où ils se trouvent actuellement et de renoncer à toute attache avec leurs régions d’origine, pour pouvoir reconstruire leurs vies. Pour les personnes continuant à vivre dans les oblasts de l’est, leurs situations continueront de dépendre des intérêts géopolitiques de la Russie. Les personnes vivant en Crimée et refusant de reconnaître l’occupation russe continueront de subir le contrôle par les forces de l’ordre russes. Dans ces régions d’Europe, la géopolitique continuera à avoir une influence totale sur la vie des individus.
[1] Briefing Note, Birth registration, United Nation Ukraine, July 2018, https://www.humanitarianresponse.info/sites/www.humanitarianresponse.info/files/documents/files/briefing_note_birth_registration_update_02.08.18.pdf, (consulté le 14/05/2019)
[2] Voting rights of internally displaced persons in Ukraine, Protection Cluster Ukraine, February 2019, https://www.unhcr.org/ua/wp-content/uploads/sites/38/2019/02/Advocacy-Note_- Voting-Rights-of-IDPs_ENG.pdf, (consulté le 19/05/2019)
[3] The Displaced Ukrainians: Who are they, and what do they think?, Gwendolyn Sasse, Centre for East European and International Studies, https://www.zoisberlin.de/publikationen/zois-report/zois-report-12017/, (consulté le 19/05/2019)
[4] The Displaced Ukrainians: Who are they, and what do they think?, Gwendolyn Sasse, Centre for East European and International Studies, https://www.zoisberlin.de/publikationen/zois-report/zois-report-12017/, (consulté le 19/05/2019)
[5] Dissensions au sein de la nouvelle Église autocéphale d’Ukraine, Jacques Berset, Portail catholique suisse, https://www.cath.ch/newsf/dissensions-au-sein-de-la-nouvelle-egliseautocephale-dukraine/, (consulté le 14/05/2019)
[6] Donbas: Luhansk: Orthodox cathedral, more Protestant churches raided, Felix Corley, Forum 18, http://www.forum18.org/archive.php?article_id=2467, (consulté le14/05/2019)
[7] Donbas: Donetsk: Jehovah’s Witnesses banned, Felix Corley, Forum 18, http://www.forum18.org/archive.php?article_id=2428, (consulté le 14/05/2019)
[8] Donbas: Donetsk: Places of worship seized, sealed, Felix Corley, Forum 18, http://www.forum18.org/archive.php?article_id=2422, (consulté le 14/05/2019)
[9] Crimea: Four years’ jail for mosque meetings, Felix Corley, Forum 18, http://www.forum18.org/archive.php?article_id=2444, (consulté le 14/05/2019)
[10] Crimea: Paying fines « would be to admit that they did something wrong », Felix Corley, Forum 18, http://www.forum18.org/archive.php?article_id=2137, (consulté le 14/05/2019)
[11] Russia offers passports to east Ukraine, president-elect decries ‘aggressor state’, Darya Korsunskaya, Pavel Polityuk, Reuters, https://www.reuters.com/article/us-ukraine-crisisrussia-passports/russia-offers-passports-to-east-ukraine-president-elect-decries-aggressorstate-idUSKCN1S01LU, (consulté le 14/05/2019)
Image : Перехід цивільних осіб через лінію фронту (Chevauchement des axes civils de part et d’autre de la ligne de front), par UNICEF Ukraine, 2015, A. Filippov, Flickr, CC BY 2.0.