En avril, Volodymyr Zelensky affirmait qu’il prêterait serment sur l’Évangile s’il devenait président de l’Ukraine. « Il y a des traditions que nul ne veut briser », déclarait-il, « pour autant, la religion reste une affaire strictement personnelle ». Un nouveau souffle, quand le recours au religieux semblait être devenu ces derniers mois en Ukraine un aspect indissociable de la vie politique. Après une victoire triomphale contre le président sortant Petro Porochenko, le 21 avril, c’est aujourd’hui chose faite. Lundi 20 mai, Volodymyr Zelensky s’est plié au rituel de l’investiture présidentielle, à la Verkhovna Rada – le parlement national. La main droite sur la Constitution et sur l’Évangile de Peresopnytsia, l’un des plus anciens manuscrits en ukrainien du Nouveau Testament (XVIème siècle), il est devenu le sixième président de l’Ukraine indépendante.
L’Église orthodoxe d’Ukraine, une « affaire d’état »
Ukraine, le 31 décembre 2018. Volodymyr Zelensky, novice en politique, annonce sa candidature à l’élection présidentielle. Pour ses compatriotes, il est l’acteur iconique de la série « Serviteur du peuple », dans laquelle il incarne le président de l’Ukraine. Mais dans la réalité, c’est Petro Porochenko qui est à la tête de l’État. Porté au pouvoir par la révolution de Maïdan en 2014, il espère briguer un second mandat. Mais il est encore à mille lieues d’imaginer son homologue de fiction en rival. Dans quelques jours, à Istanbul, le Patriarcat œcuménique de Constantinople, la plus haute juridiction de l’orthodoxie mondiale, lui remettra le tomos d’autocéphalie de l’Église orthodoxe d’Ukraine. Par ce décret canonique, une Église acquiert une totale autonomie. Pour Petro Porochenko, c’est la grande affaire de sa fin de mandat. Pour la première fois depuis 1686, l’Ukraine disposera officiellement d’une Église orthodoxe indépendante. Jusque là, elle était sous la tutelle du Patriarcat de Moscou.
Depuis 2016, Petro Porochenko et le parlement ukrainien sollicitent le Patriarcat œcuménique de Constantinople en faveur de l’octroi du tomos. Après l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, le conflit armé entre Kiev et les séparatistes pro-russes à l’est s’est enlisé. Un interventionnisme que le Patriarcat de Moscou, avec à sa tête le Patriarche Kirill, ne condamne pas, bien au contraire. Depuis dix ans, le Patriarche Kirill est devenu le thuriféraire (servant d’autel chargé du maniement de l’encensoir lors de la messe) du Kremlin. Dans ce maelström, l’Église est un pion important. En Ukraine, dixit Petro Porochenko, une Église souveraine signerait « l’indépendance définitive vis à vis de la Russie ». Cette volonté existait déjà en 1991, à la sortie de l’Union soviétique. Elle s’était d’ailleurs transcrite par la création du Patriarcat de Kiev, puis de l’Église autocéphale, sans reconnaissance canonique. Aujourd’hui, elle reste illégitime pour l’Église orthodoxe russe.
En effet, l’Église orthodoxe russe revendique l’héritage de la Rus’ de Kiev, le berceau de la chrétienté slave depuis 988. Plus généralement, elle aspire à devenir la plus importante Église orthodoxe du monde. Elle l’est numériquement, mais pas dans l’ordre de préséance ecclésiastique. C’est le Patriarcat œcuménique de Constantinople, « premier parmi les pairs », qui est à la tête de l’orthodoxie mondiale. C’est pour cela que le Patriarcat de Moscou rompt la « communion eucharistique » avec le Patriarcat de Constantinople lorsque celui-ci accorde l’autocéphalie à l’Église ukrainienne, en octobre. En considérant illégitime la décision de Constantinople, Moscou entend continuer à exercer une souveraineté spirituelle en Ukraine. Mais il désavoue aussi la prééminence de Constantinople.
L’Église, le cheval de bataille de Petro Porochenko
Le 15 décembre 2018, à la cathédrale Sainte-Sophie de Kiev, un concile extraordinaire acte la création de l’Église orthodoxe d’Ukraine, fondant en une seule l’Église du Patriarcat de Kiev et l’Église autocéphale. Face à la foule massée sur le parvis, le président Petro Porochenko s’exclame : « L’Ukraine ne boira plus de poison moscovite depuis le calice de Moscou. » Toute la journée, le même cri de ralliement résonne : « Slava Ukraini ! Heroyam Slava ! » (Gloire à l’Ukraine ! Gloire aux héros !). Un slogan national historique, devenu aussi la salutation officielle de l’armée ukrainienne, après la révolution de Maïdan en 2014. À la nuit tombée, le métropolite Epifani est élu à la tête de la nouvelle Église.
Dès lors, Petro Porochenko ne cesse de s’afficher en sa compagnie. Le 6 janvier, à Istanbul, il reçoit des mains du Patriarche Bartholomée de Constantinople le tomos d’autocéphalie. Au lieu de déclarer officiellement sa candidature à l’élection présidentielle, dont le premier tour a lieu le 31 mars, Petro Porochenko fait le tour de l’Ukraine avec le métropolite Epifani pour exhiber le tomos. Sur la route qui rallie l’aéroport principal à Kiev, les deux hommes apparaissent désormais avec le décret sur de grands panneaux publicitaires. L’Église, c’est son cheval de bataille pour l’élection présidentielle. Mais lorsqu’il se lance véritablement dans la course, Volodymyr Zelensky caracole déjà en tête des sondages.
Car même s’ils approuvent l’autocéphalie, beaucoup d’Ukrainiens condamnent l’immixtion entre politique et religion. Certes, l’Ukraine est à large dominante chrétienne orthodoxe, mais l’État et l’Église sont séparés par l’article 35 de la Constitution, et la société tend à se « séculariser ». Quant aux fidèles orthodoxes favorables à la nouvelle Église, beaucoup attendaient du président un « triomphe modeste », et non qu’il s’enorgueillisse de son mérite au bras du métropolite Epifani aux quatre coins du pays. « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ! », dit l’Évangile (Marc, XII, 13-17; Matthieu, XXII,21; Luc, XX, 25). Et certains estiment qu’une telle immixtion galvaude l’Église du Christ.
Une divine liturgie pour l’élection présidentielle
La nouvelle Église a-t-elle intercédé en faveur de Petro Porochenko ? Certainement, mais en filigrane. Le 22 mars, le métropolite Epifani émet un sermon « spécial élection » : «[…] Aujourd’hui, nous devons élire le chef d’État de l’Ukraine ; inspirez-nous, Seigneur, à faire un choix responsable, car notre avenir à tous en dépend.[…]» Chaque prêtre est invité à le prononcer lors de la Divine Liturgie des dimanches 31 mars et 21 avril, pour le premier et le second tour de l’élection présidentielle. Car, depuis le 11 mars en Ukraine, c’est le Grand Carême. Il s’achève par le Samedi de Lazare, le 20 avril, la veille du Dimanche des Palmes (le Dimanche des Rameaux), qui inaugure la Grande Semaine (la Semaine sainte). En Ukraine, les orthodoxes sont restés fidèles au calendrier julien. Et cette année, l’élection présidentielle coïncide donc avec le Dimanche des Palmes.
Ce Dimanche des Palmes, le métropolite Epifani célèbre la Divine Liturgie au Monastère Saint-Michel-au-Dôme-d’Or, à Kiev. Le président Petro Porochenko est présent. Pendant l’homélie, le métropolite Epifani relie l’histoire biblique aux réalités contemporaines de l’Ukraine, et appelle à élire « un commandant qui, en état de guerre, sera en mesure de protéger notre liberté contre les incursions russes, et pourra dire au président russe : Non! » Des déclarations semblables – quelques fois mot pour mot – aux discours de campagne de Petro Porochenko, dont le slogan est « Armée, Langue, Foi ».
Certes, sur le papier, l’Église ne soutient aucun candidat. Mais lorsque Volodymyr Zelensky déclare soutenir la nouvelle Église, au début du mois d’avril, le métropolite Epifani proteste : « ce candidat ne m’a pas personnellement dit qu’il soutenait l’Église orthodoxe d’Ukraine ». Les rapports entre les deux hommes sont quasi inexistants, surtout depuis que Volodymyr Zelensky a tourné en dérision l’acquisition du tomos en le qualifiant de « thermos ». Le métropolite Epifani va jusqu’à mettre en garde les électeurs contre la tentation de « promesses irréalistes », « des mensonges qui constituent une violation des commandements de Dieu. » Ironie de l’histoire, le slogan « Pas de promesse, pas de déception » rythme la campagne de Volodymyr Zelensky depuis le début.
Volodymyr Zelensky, président iconoclaste
Finalement, force est de constater que l’Église n’a pas infléchi les votes. Dimanche 21 avril, Volodymyr Zelensky remporte le second tour de l’élection présidentielle avec 73,2 % des voix. Pour Petro Porochenko, le désaveu est difficile à digérer. Il s’agit du meilleur score présidentiel depuis l’indépendance en 1991. Las de l’immobilisme, du népotisme et de la corruption, les Ukrainiens élisent celui qui promet de « casser le système ». Une déclaration, en plein cœur du stade olympique de Kiev, lors du débat de l’entre-deux-tours.
Côté religion, le nouveau président entend calmer le jeu. Lui ne souhaite pas manifester ses convictions religieuses dans l’exercice de ses fonctions, ni assister à la Divine Liturgie. Comme il le déclarait en campagne : « Cela relève du for intérieur, et je détesterais le diffuser dans le monde entier. » Certes, lors de son investiture, il prête serment sur l’Évangile de Peresopnytsia. Mais le decorum s’arrête là. Sans fioriture ni référence à la foi, son premier discours est offensif. Avec un impératif, le cessez-le-feu dans le Donbass. Une guerre de tranchées, à l’est, dont la ligne de front cisaille toujours les oblasts de Louhansk et Donetsk. En clôture, Volodymyr Zelensky annonce en plein hémicycle la dissolution du parlement en vue d’élections législatives anticipées. Et conclut : « Slava Ukraini ! » (Gloire à l’Ukraine !)
Image : Unification council of Orthodoxe Church of Ukraine, by Mykola Lazarenko, Wikimedia Commons CC-BY 4.0