Les Tatars de Crimée sont une communauté turcophone et musulmane qui se trouve dans la péninsule de Crimée en Ukraine. Cette population, vestige du temps où l’Empire ottoman incluait le sud de l’Ukraine, a dû s’adapter à vivre comme une minorité dans un pays à majorité slave et orthodoxe. Cette coexistence a été suivie par la prise de pouvoir des bolchéviques en 1917, débutant la période communiste. Lors de la Deuxième Guerre Mondiale, les Tatars de Crimée furent accusés par le régime staliniste de collaboration avec l’Allemagne nazie qui avait occupé la péninsule de Crimée. Les Tatars furent déportés en Asie Centrale au prix de nombreuses vies. Etant autorisés plus tard à revenir en Crimée, ils se retrouvent en 1991, habitants de la République autonome de Crimée au sein de l’Ukraine, nouvellement indépendante. En 2014, suite à l’annexion de la Crimée par la Fédération de Russie, les Tatars vivent désormais dans un pays qui s’est toujours appliqué à mettre en avant la culture et population russe en Crimée pour justifier l’annexion de celle-ci.
Quelques éléments historiques
Les Tatars de Crimée sont issus d’une communauté turque qui s’est installée dans cette péninsule au XIIIème siècle formant la Horde d’Or de Gengis Khan.
En 1441, ces mêmes Tatars établissent la Khanat de Crimée, État qu’ils gouvernent jusqu’en 1783. À cette date, la Crimée est conquise par la Russie du tsar Pierre le Grand qui commence la russification de la péninsule. Les Tatars de Crimée ont compté des intellectuels, comme Ismail Gasprinski (1851-1914) qui a structuré les idées panturques et une vision progressiste de l’Islam, notamment à travers le Djadidisme[1][2][3]. Gasprinski fut également un des précurseurs de la réforme linguistique d’Atatürk.[4]
La révolution d’Octobre, l’ouverture d’une période de répression et d’assimilation
À la fin de l’année 1917, les Bolchéviques dissolvent la Kurultay (l’Assemblée Nationale Tatare), forme d’auto-détermination traditionnelle tatare qui avait été proclamée en novembre 1917 dans l’élan de la Révolution d’Octobre. Ils proclament la République autonome de Crimée, plus tard dénommée la République Autonome Soviétique Socialiste de Crimée. Le régime soviétique procède à une politique d’assimilation remplaçant l’alphabet tatar en caractère arabe par des caractères cyrilliques. À la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, le régime soviétique déporta plusieurs peuples non slaves de la Crimée dont les Tatars, accusés d’avoir collaboré avec l’occupant allemand durant la guerre. Un autre motif pour cette déportation était que les Tatars désiraient proclamer un État indépendant de l’Union Soviétique.[5] La population tatare de Crimée, comptant 190 044 personnes fut déportée majoritairement en Ouzbékistan par train. La déportation en train vers l’Asie Centrale dura de trois à quatre semaines. Les victimes du voyage de déportation et des conditions de vie dans les colonies de déportations se comptent par dizaines de milliers.[6]
L’arrivée de Krouchtchev et le rétablissement progressif des droits
Les Tatars de Crimée vivront dans des colonies spéciales en Asie Centrale jusqu’au début de la déstalinisation lancée par Nikita Krouchtchev. Dans son discours de février 1956, Krouchtchev adoucit le statut des Tatars criméens, en leur permettant de vivre en dehors du système carcéral des colonies spéciales.[7] Il faudra attendre 1964 pour que les Tatars soient reconnus victimes du stalinisme. Malgré tout, il leur sera encore interdit de retourner en Crimée.[8] La communauté tatare en exil en Asie Centrale s’organisera pour faire valoir ses droits. Moustafa Djemilev sera le représentant de ce mouvement. À partir de 1989, les Tatars obtiennent le droit de revenir s’installer en Crimée. À partir de cette période, presque 250 000 personnes d’origine tatare reviennent. À la même période, le renouveau politique tatar prend forme. En 1990, l’Assemblée Nationale des Tatars de Crimée (la Kurultay) est rétablie, et en janvier 1991, un référendum établit l’autonomie des Tatars de Crimée. Des représentants tatars sont élus dans le Parlement fédéral ukrainien.[9]
La crise de Crimée et les conséquences de l’annexion sur la population tatare
En 2014, l’annexion de la Crimée par la Russie a ouvert une nouvelle période difficile pour la communauté tatare de la péninsule. Les autorités russes contrôlent sévèrement la population tatare et la Crimée pour affirmer leur autorité sur le territoire. Cela signifie aussi que la population en Crimée doit se conformer à la loi russe sur les organisations religieuses, notamment en enregistrant les organisations religieuses auprès du Ministère de la Justice russe. En janvier 2019, Renat Suleimanov, imam, a été condamné à quatre ans de prison pour avoir organisé un groupe Tabligh Jamaat en Crimée. Les forces de l’ordre russes arrêtent également des personnes d’origine tatare soupçonnées d’être membres du mouvement missionnaire Hibz-ut-Tahrir. En effet, le mouvement Hizb ut-Tahrir est légal en Ukraine, mais pas dans la Fédération de Russie. En mars 2019, 20 personnes d’origine tatare ont été arrêtées et amenées au bureau du Service Fédéral de Sécurité (FSB) comme membres du Hibz-ut-Tahrir. Des disparitions d’opposants, dont des Tatars, ont lieu en Crimée. Des activistes tatars expriment leurs refus de l’annexion russe dans le reste de la Russie. Le 10 juillet 2019, une manifestation sur la Place rouge à Moscou par des Tatars, opposés à la politique des autorités russes contre les Tatars de Crimée s’est terminée par l’arrestation de sept activistes. Les représentants tatars et la Kurultay sont désormais en exil dans le reste de l’Ukraine.
Les membres de la Communauté tatare de Crimée en exil continuent à être impliqués dans la politique ukrainienne, notamment Moustafa Djemilev et Akhtem Chiygoz. Ils sont sur la liste des candidats aux élections parlementaires de juillet 2019 pour le parti de Poroshenko, « Solidarité Européenne ».[10][11] Cependant, étant candidats sur une liste d’un parti qui a peu d’élus au parlement ukrainien, l’influence des parlementaires d’origine tatare risque d’être modeste. Dans un contexte où l’élection de Volodymir Zelensky symbolise un renouveau de l’élite politique ukrainienne, les représentants tatars sont positionnés comme des représentants de l’ancien gouvernement. La Russie cherche également à obtenir le soutien de la communauté tatare à l’annexion russe. En mars 2014, avant le référendum de rattachement de la Crimée à la Russie, le président Rustam Minnikhanov du Tatarstan, territoire autonome au sein de la Russie peuplé de Tatars, fait plusieurs visites en Crimée en tant qu’intermédiaire de Vladimir Poutine. Il souhaite encourager les représentants tatars de cette région à soutenir l’organisation du référendum.[12][13] Moustafa Djemilev fait également partie des négociations.
Récemment, dans les écoles en Crimée, les manuels scolaires d’histoire ont retiré le chapitre sur la « collaboration » des Tatars de Crimée avec l’Allemagne nazie. Les autorités russes cherchent à faire oublier que l’Union Soviétique a déporté plusieurs milliers de Tatars.
Géopolitique et construction de l’identité tatare
L’avenir des Tatars de Crimée est dépendant de la géopolitique et des rapports de force entre l’Ukraine et la Russie. L’avenir des nouvelles générations de Tatars qui grandissent dans un territoire russe, tout en étant séparées de l‘Ukraine pourrait encourager le développement d’un nouveau sentiment identitaire. Il est possible que la période historique du Khanat de Crimée devienne la source idéologique principale de l’identité tatare. Cette nouvelle identité pourrait pousser les Tatars à revendiquer des idées séparatistes, proposant un rattachement à la Turquie, ou en s’inspirant des mouvements séparatistes dans le Caucase dans les années 1990, comme en Tchétchénie. Dans une région où les frontières sont redessinées, l’émergence d’un troisième acteur militaire représenté par un mouvement armé tatar est possible. En novembre 2015, des Tatars étaient soupçonnés d’avoir participé à la destruction de lignes électriques pour isoler la péninsule de Crimée sous contrôle russe.
Image : Memorial day of deportation of the Crimean tatars in Kyiv, par Visem, Wikicommon, CC-BY-SA-4.0