La liberté d’expression est considérée comme fondamentale et comme un facteur déterminant de notre société démocratique[1]. A cet égard, cette liberté d’expression devrait renforcer la liberté de croyance des individus en lui assurant un fondement supplémentaire pour son essor.
La Convention européenne des droits de l’Homme[2], source matérielle principale des droits fondamentaux[3] en Europe, affirme les deux libertés dans ses articles 9 et 10.
L’article 9 garantit la liberté intrinsèque et de manifestation extérieure de pensée de conscience et de religion des individus. L’article 10 affirme la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées, c’est-à-dire la liberté d’expression. Ces deux articles présentent un paragraphe second, dit clause d’ordre public, qui correspond aux restrictions possibles à ces libertés respectives.
Ces deux libertés distinctes semblent être complémentaires. La liberté d’expression possède une dimension particulière car elle permet l’épanouissement et l’assise de la liberté de religion. Toutefois, les positions sociétales actuelles amènent à des décisions juridiques créant certaines prévalences controversées de l’une sur l’autre.
La liberté d’expression servant la liberté religieuse
Certains aspects de l’article 9 de la Convention se trouvent protégés par l’article 10 qui comprend « la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées »[4]. Si la liberté religieuse, dans sa configuration de croyance interne, est absolue et élevée au rang de droit substantiel[5], la manifestation de sa croyance et la transmission de la foi dans le dessein de convertir activement autrui[6] sont des composantes conditionnées. En effet la manifestation de sa croyance et l’action de prosélytisme pour convertir autrui font partie de la liberté religieuse mais sont également liées à un autre droit conventionnel, la liberté d’expression.
En effet, pour manifester sa foi ou la diffuser dans le cadre du prosélytisme, il faut pouvoir l’extérioriser or, pour cela, il faut pouvoir être libre d’exprimer ses croyances[7]. Ainsi la liberté d’expression joue un rôle essentiel[8] dans la liberté religieuse et est, pourrait-on dire, le moyen du prosélytisme. Elle l’est pour le diffuseur du message religieux, qui grâce à cette liberté d’expression, peut s’exprimer et rallier de nouveaux adeptes ; mais elle l’est également dans le cas du futur prosélyte qui, dans le cadre de sa liberté de changer de religion[9], bénéficie de la liberté d’expression du détenteur du message.
Des libertés en confrontation
Si la liberté d’expression a pour ambition de servir la liberté religieuse, elle peut également devenir une menace à cette dernière. Au regard de la liberté d’expression, la religion et les convictions sont susceptibles d’être discutées et critiquées. La Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) va dans ce sens en affirmant que les communautés religieuses doivent accepter d’être critiquées[10] et que l’article 9 n’empêche pas la propagation d’idées et de doctrines hostiles à la foi d’autres individus, tant que ces déclarations n’incitent pas à la haine ou à l’intolérance religieuse[11].
La CEDH n’a pas clairement tranché sur une prévalence de l’une des libertés conventionnelles. Elle a pu affirmer, lors d’affaires où les deux libertés allaient dans le même sens, que la liberté d’expression pouvait éventuellement être considérée comme lex specialis par apport à l’article 9, de sorte qu’un examen séparé sous l’angle de l’article 10 ne s’impose pas[12]. Cependant, quid de ces garanties conventionnelles quand elles sont opposées dans une affaire ?
La jurisprudence de la Cour européenne s’attache à trancher ce débat. Ce n’était que par exception, lorsque l’atteinte aux convictions religieuses était constitutive d’une atteinte à l’ordre public ou à la liberté d’autrui qu’il était possible de restreindre la liberté d’expression. Cependant la jurisprudence de la CEDH semble évoluée, devenant fluctuante, parfois contradictoire et subjective ; ce qui est source d’insécurité.
Si le poids de la liberté d’expression semblait jusqu’alors prévaloir, ce dernier semble faiblir sous l’assise grandissante de la liberté de religion. Ainsi, de plus en plus, la Cour européenne semble prendre le parti d’une restriction à la liberté d’expression des uns afin d’éviter des dénigrements de doctrines religieuses[13] ainsi que de heurter les sentiments religieux des autres.
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[1] B. CHELINI-PONT, M. PENA, E. TAWIL, « Liberté d’expression et religion », Annuaire international de justice constitutionnelle, 23-2007, 2008. Constitution et liberté d’expression – Famille et droits fondamentaux. pp. 207-235.
[2] E. PICHON LENG, « La liberté religieuse, une notion encadrée en Europe par la CEDH », Observatoire Pharos, Mai 2019, https://www.observatoirepharos.com/pays/france/la-liberte-religieuse-une-notion-encadree-en-europe-par-la-cedh-fr/
[3] F. Sudre, Droit européen et international des droits de l’homme, PUF, coll. « Droit fondamental », 13e éd., 2016, p. 300
[4] A. GARAY, « Liberté religieuse et prosélytisme, l’expérience européenne », RTDH, Bruxelles, 1994.
[5] Cour européenne des droits de l’homme, « Guide sur l’article 9, liberté de pensée, de conscience et de religion », Edition du Conseil de l’Europe, 2015, p.6.
[6] Autrement appelé prosélytisme religieux : E. PICHON LENG « Le prosélytisme religieux en Europe », Observatoire Pharos, mai 2019, https://www.observatoirepharos.com/pays/france/le-proselytisme-religieux-en-europe-fr/
[7] S. PLANA, « le prosélytisme religieux à l’épreuve du droit privé », l’Harmattan, 2006, p.35.
[8] R. DIJOUX, « La liberté d’expression face aux sentiments religieux : approche européenne », Les Cahiers de droit, décembre 2012, volume 53, numéro 4.
[9] E. PICHON LENG « Changer de religion, une liberté européenne », Observatoire Pharos, Octobre 2019, https://www.observatoirepharos.com/pays/france/changer-de-religion-une-liberte-europeenne-fr/
[10] CEDH, Aydin Tatlav c. Turquie, 2 mai 20016, devenu définitif 2 août 2006, requête 50692/99 et CEDH, Gündüz c. Turquie, 4 décembre 2003, devenu définitif 14 juin 2004, requête 35071/97.
[11] CEDH, E.S. c. Autriche, 25 octobre 2018, requête n°38450/12, § 12.
[12] CEDH, Balsytė-Lideikienė c. Lituanie, 24 novembre 2005, requête 72596/01.
[13] CEDH, E.S. c. Autriche, 25 octobre 2018, requête n°38450/12.
Image : « Freedom of Expression » – by Harald Groven, Flickr, CC-BY-SA 2.0